« Le gouvernement a dit : ‘Vous resterez [à Khar Yalla] un certain temps, puis nous trouverons une solution pour vous permettre d’aller ailleurs’… Aujourd’hui, près de dix ans plus tard, la population est toujours là, sans rien. ».
Inondations de 2015 et 2016 et déplacements qui en ont résulté
Les personnes habitant à Khar Yalla aujourd’hui y ont été déplacées après avoir perdu leurs maisons sur la Langue de Barbarie lors des inondations côtières qui ont frappé la péninsule début 2015 et fin 2016. Les données gouvernementales sur les dégâts causés par ces inondations sont rares. Mais selon Iba Diagne, enseignant retraité de 50 ans et président élu localement de Goxu Mbacc, le quartier de pêcheurs le plus au nord de la Langue de Barbarie, les inondations de 2015 ont détruit 33 maisons dans son quartier, et celles de 2016 ont démoli une cinquantaine de maisons à Guet Ndar, le quartier le plus au sud. Diagne a expliqué à Human Rights Watch que 80 % des personnes déplacées à Khar Yalla en 2016 étaient originaires de Goxu Mbacc et comprenaient certains de ses anciens élèves.
Lors des deux inondations, les familles touchées n’ont été que peu prévenues de la catastrophe et ont perdu la plupart de leurs biens. « La mer a détruit notre maison tout entière et tout ce que nous avions », a déclaré Cheikh Sere, un maître d’école de 32 ans vivant aujourd’hui à Khar Yalla. « Ma mère refusait de quitter la maison car elle était âgée. Nous avons juste eu le temps de la faire sortir avant que l’inondation n’arrive et ne détruise tout ce que nous avions », a raconté une habitante de Khar Yalla, originaire de Guet Ndar. Thiare Fall, une habitante de Khar Yalla âgée de 69 ans, se souvient : « Après les inondations, nous n’avions plus rien. Nous n’avions même pas de chaussures quand nous avons quitté la maison. ».
Les familles déplacées par les inondations de 2015 et 2016 étaient hébergées dans des tentes fournies par les autorités sur un terrain de sport de la Langue de Barbarie jusqu’à fin 2016. Durant cette période, elles ne disposaient ni d’installations sanitaires adéquates ni d’eau potable, et leurs tentes ont été inondées à plusieurs reprises, détruisant une grande partie des biens qu’elles avaient sauvés lors des inondations côtières. « Nous devions tout faire dans les tentes — cuisiner, nous laver, faire nos besoins — et nous dormions aux côtés de nos animaux », se souvient Khady Gueye. En octobre 2015, plusieurs familles déplacées ont manifesté devant la mairie de Saint-Louis pour réclamer de l’aide. Fin 2016, le maire de Saint-Louis, Mansour Faye, et le préfet de Saint-Louis de l’époque ont transféré les familles déplacées à Khar Yalla.

Origines du site de Khar Yalla
Le site de Khar Yalla, où les familles déplacées ont été relogées, avait été construit dans le cadre d’un projet de réinstallation planifiée, qui avait échoué et visait à montrer comment protéger les populations urbaines des aléas climatiques. En 2009, la municipalité de Saint-Louis a sollicité une aide étrangère pour « réinstaller les populations vulnérables vivant dans des zones inondables dans des sites plus sûrs ». Le gouvernement japonais a fourni 2 millions de USD et a demandé à ONU-Habitat d’exécuter le projet avec la municipalité. L’objectif initial était de reloger 150 ménages de Guet Ndar, sur la Langue de Barbarie, et de Diaminar—un quartier informel inondable sur le continent—dans des maisons modulaires préfabriquées dont la municipalité de Saint-Louis serait le propriétaire et qu’ONU-Habitat construirait sur un site protégé des inondations et suffisamment proche de la mer pour que les habitants puissent continuer à vivre de la pêche.
Mais le projet n’a pas abouti. Les responsables de la mise en œuvre ont choisi Khar Yalla comme site de relogement, même s’ils savaient à l’époque que le site était inondable. Finalement, la moitié des fonds du projet a servi à rehausser le niveau des fondations des logements, laissant à ONU-Habitat suffisamment de ressources pour construire un peu moins de la moitié du nombre de maisons initialement prévu. Même alors, le projet n’a jamais été achevé. Les bénéficiaires prévus de Guet Ndar et Diaminar n’ont jamais emménagé, car si ONU-Habitat a respecté sa part du contrat et a achevé la construction de 68 maisons en 2013, la municipalité n’a pas assumé les responsabilités auxquelles elle s’était engagée : fournir un certain nombre de services publics et sociaux à Khar Yalla. UN-Habitat a mis fin à sa participation au projet après avoir aidé à construire les maisons et à préparer le site. Les autorités n’ont pas réaffecté les maisons ni autorisé quiconque à y vivre avant 2016.
Échecs non résolus, absence de consultations
Après avoir transféré les familles déplacées de la Langue de Barbarie en 2015 et 2016 à Khar Yalla, les autorités municipales leur ont apporté une aide à leur arrivée. Elles ont réparti les familles dans les maisons construites pour le précédent projet de réinstallation planifié mais inachevé, et ont accordé à chaque ménage un permis d’occupation temporaire, ainsi que « une enveloppe de 100 000 francs CFA [environ 175 USD], deux sacs de riz de 50 kg, un bidon d’huile de 5L, 2 chaises, 1 matelas et 1 natte. »
Mais, comme nous le verrons plus en détail dans les sections suivantes, les autorités municipales n’ont pas corrigé les échecs du projet de réinstallation initialement prévu. En effet, la municipalité n’a toujours pas fourni l’eau, l’électricité ni d’autres services publics et sociaux à Khar Yalla lorsqu’elle a transféré les familles déplacées lors des inondations de 2015 et 2016.[77] Les autorités n’ont pas non plus fourni de protection contre les inondations. De plus, au moment de la rédaction du présent rapport, les autorités n’avaient pas consulté les personnes déplacées sur leur situation. Un grand nombre de personnes vivant à Khar Yalla ont rappelé à Human Rights Watch que les autorités leur avaient assuré qu’elles ne resteraient à Khar Yalla que temporairement, jusqu’à ce qu’une solution plus permanente soit trouvée pour elles. Elles ont déclaré que les autorités ne leur ont jamais demandé quels étaient leurs besoins et que leurs principales interactions avec les responsables se produisent avant les élections, lorsque les politiciens font des promesses non tenues concernant l’amélioration des conditions de vie à Khar Yalla.
Logements inadéquats à Khar Yalla
« Notre mode de vie à Khar Yalla est inhumain. Nous avons besoin de solutions. »
La négligence des autorités sénégalaises à l’égard des personnes déplacées de Khar Yalla depuis près d’une décennie constitue une violation de leurs droits économiques, sociaux et culturels essentiels à un niveau de vie suffisant, en particulier leur droit à un logement convenable. Plusieurs des critères qui définissent un logement convenable au regard du droit international des droits humains ne sont pas respectés à Khar Yalla : l’habitabilité ; la disponibilité des services, des matériaux, des installations et des infrastructures ; la sécurité d’occupation ; et, comme indiqué dans la section III, l’emplacement avec accès à des opportunités d’emploi, à des écoles et à des services de santé. Les autorités municipales ont entravé les tentatives des familles de Khar Yalla d’améliorer les conditions de vie sur le site.

Logements inhabitables
La promiscuité extrême rend les logements de Khar Yalla inhabitables. Environ 1 000 personnes sont réparties dans seulement 68 maisons. Les ménages peuvent comprendre plusieurs familles et compter de 10 à 35 personnes, partageant une cuisine, un WC, trois pièces et une cour. Les maisons n’ont pas été conçues pour accueillir des ménages de cette taille. De nombreuses familles ont déclaré être contraintes d’utiliser leur cuisine comme chambre supplémentaire, faute de place, et de cuisiner dehors, dans la cour, où beaucoup gardent du bétail pour se protéger des vols. Cela entraîne des problèmes d’hygiène. Dans une maison visitée par Human Rights Watch, 18 personnes qui occupent l’espace doivent utiliser la cour comme cuisine, où leurs trois chèvres et leurs cinq poules se nourrissent et défèquent également.

La promiscuité s’est progressivement aggravée au cours des neuf années où les familles de Khar Yalla ont vécu sur le site, et leur nombre a augmenté. Mbaye F. fait partie des nombreuses personnes de Khar Yalla dont la maison est trop surpeuplée pour accueillir sa famille. Elle partage une maison avec 28 personnes issues de trois familles différentes mais apparentées et doit louer un logement séparé à l’extérieur de Khar Yalla où elle dort avec ses huit enfants.
Les images satellite des trois dernières années montrent comment, à la fin de la saison des pluies en octobre ou novembre, l’eau venant du sud autour de l’île de Diouk crée un passage au sud du quartier de Khar Yalla et s’écoule dans la plaine inondable autour du site de Khar Yalla. Image © 2025 Planet Labs PBC.
À chaque saison des pluies (de juin à septembre environ), les maisons de Khar Yalla sont régulièrement inondées, ce qui entraîne des risques sanitaires. Les images satellite analysées par Human Rights Watch montrent que, presque chaque année, vers la fin de la saison des pluies, le même scénario d’inondation se répète : l’eau provenant du sud, autour du quartier de Diouk, crée un passage vers le sud du quartier de Khar Yalla et s’écoule dans la plaine inondable autour du site de Khar Yalla. Plusieurs femmes ont expliqué que pendant les tempêtes, les familles de Khar Yalla tentent de se protéger avec des sacs de sable et en creusant des tranchées pour faciliter le drainage. Mais ces efforts n’empêchent pas l’eau d’inonder les espaces entre les maisons ou de pénétrer dans les habitations. Les tôles d’aluminium des toits sont endommagées lors des tempêtes et fuient ; les eaux de crue se mélangent fréquemment aux eaux usées des fosses septiques, ce qui présente de graves risques pour la santé des habitants. Les habitants ont signalé une augmentation des éruptions cutanées, du paludisme et d’autres maladies pendant la saison des pluies. Comme l’a souligné une femme, lors des inondations, les enfants de Khar Yalla « veulent s’amuser et jouer dans l’eau, mais après, ils ont des problèmes de santé, comme des éruptions cutanées et des affections cutanées. » Khady Gueye a expliqué qu’après les orages, « l’eau devient verte au bout d’un certain temps et transporte des microbes qui provoquent de petites éruptions cutanées chez les enfants. Mon plus jeune enfant a de nombreuses plaies à la tête pendant la saison des pluies. » Elle a ajouté que les personnes âgées sont particulièrement exposées aux problèmes de santé pendant la saison des pluies à Khar Yalla. « Nous avons ramené beaucoup de personnes âgées à Guet Ndar [chez des proches], car il n’est pas sain de vivre ici. » Khady était l’une des nombreuses résidentes à avoir exprimé à Human Rights Watch leur frustration de devoir encore faire face aux conséquences des inondations après avoir été déplacées de la Langue de Barbarie par des inondations. « Nous venions d’une région inondée et ici, nous sommes inondés », a-t-elle déclaré.
Manque de services et d’infrastructures : Eau, élimination des déchets et assainissement
Jusqu’en 2022, les maisons de Khar Yalla n’étaient pas raccordées au réseau d’eau courante et toute la population du site devait partager un seul robinet. Comme indiqué précédemment, les familles de Khar Yalla signalent des fuites d’eaux usées dans leur réseau d’approvisionnement en eau lors de fortes inondations. Alors que d’autres quartiers de Saint-Louis disposent de systèmes de collecte des déchets gérés par l’État, Khar Yalla ne dispose d’aucun système d’évacuation des ordures ménagères ni des eaux usées. Les familles jettent leurs ordures ménagères dans un terrain vague situé près de leurs maisons et de leur mosquée. Pendant la saison des pluies, les inondations ramènent les déchets à l’intérieur des maisons ; le vent fait de même pendant la saison sèche. Cela présente des risques sanitaires : comme l’explique l’ONG sénégalaise Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme (RADDHO) dans un récent rapport sur Khar Yalla, la population « vit ou cohabite avec des ordures ménagères qui ne sont ni collectées ni enfouies. Cela demeure un danger permanent pour la santé de la population. »
Manque d’électricité abordable
Au moment de la publication de ce rapport, la plupart des maisons à Khar Yalla étaient privées d’électricité, ce qui implique de nombreuses conséquences négatives sur la sécurité physique, l’éducation, les revenus et la sécurité alimentaire des habitants. Plusieurs d’entre eux ont déclaré craindre de quitter leur domicile la nuit tombée. Plusieurs ont indiqué avoir été victimes de vols nocturnes, et une mère a raconté que sa fille avait été agressée alors qu’elle sortait le soir. De plus, « la nuit, nous n’avons pas de lumière pour que les enfants puissent étudier », explique Inda Diaw, 65 ans, mère de huit enfants. La plupart des habitants ont estimé qu’ils n’avaient d’autre choix que d’acheter des panneaux solaires pour alimenter leur maison en énergie, ce qui coûte entre 500 000 et 700 000 francs CFA (860 à 1 200 USD), un lourd fardeau financier, en particulier pour les familles dont le bail est précaire. Une unité ne peut alimenter que quelques appareils — comme un petit téléviseur et quelques lampes — mais ne peut alimenter un réfrigérateur ou un congélateur, obligeant les familles à acheter de la glace pour conserver leurs aliments. En juillet 2025, une compagnie d’électricité a commencé à fournir de l’électricité aux ménages de Khar Yalla, mais la plupart des familles n’ont pas les moyens de payer les frais d’installation. Le manque d’électricité abordable complique considérablement le stockage et la conservation des aliments, notamment les légumes achetés sur les marchés de la Langue de Barbarie et le poisson frais pêché, qui a toujours constitué un aliment de base gratuit pour leur alimentation. Par conséquent, les dépenses alimentaires et l’insécurité alimentaire des familles ont augmenté depuis leur installation à Khar Yalla.
Occupation précaire des logements
Permis d’occupation temporaire d’une personne résidant à Khar Yalla (nom et autres informations d’identification supprimés pour des raisons de confidentialité). Le permis stipule, en français, que la mairie se réserve le droit, si nécessaire, de révoquer l’autorisation d’occupation du logement désigné à Khar Yalla.
ONU-Habitat souhaitait que les maisons de Khar Yalla soient des logements permanents que les familles pourraient « agrandir selon leurs besoins », mais les habitants de Khar Yalla ne sont pas autorisés à procéder à de telles améliorations. Leur seul titre de propriété est le permis d’occupation temporaire délivré par la mairie de Saint-Louis en 2016, révocable par le maire. Selon les dirigeants de la communauté, les permis interdisent également aux habitants de Khar Yalla d’ajouter des pièces ou d’autres éléments à leurs maisons qui pourraient atténuer la promiscuité extrême ou d’autres problèmes auxquels ils sont confrontés.
Les familles de Khar Yalla signalent que les autorités locales ont entravé leurs efforts visant à améliorer leurs conditions de vie. Par exemple, des familles vivant à Khar Yalla ont demandé aux autorités municipales l’autorisation d’augmenter la hauteur de leurs murs afin d’améliorer leur sécurité et leur intimité, et de planter des arbres pour fournir de l’ombre, car les températures peuvent avoisiner les 38 °C à Saint-Louis, et Khar Yalla ne bénéficie pas de la brise marine dont elles jouissaient sur la Langue de Barbarie pour rafraîchir l’atmosphère. Mais ces familles se sont vu refuser l’autorisation de prendre ces mesures. Leur situation précaire les laisse dans l’incertitude. « Nous ne pouvons pas rester temporairement sur plus de dix ans » , a déclaré Khady Gueye. « Je ne veux pas vivre ici », a ajouté Mbaye F., « mais nous devrions avoir le droit de construire des chambres supplémentaires pour nos enfants. Mais nous craignons d’être expulsés si nous le faisions. ». Un participant à un groupe de discussion a déclaré : « Nous avons tout perdu [dans les inondations] et maintenant, nous ne pouvons pas vivre de manière permanente à Khar Yalla. »
En revanche, de nombreux habitants de Khar Yalla étaient propriétaires de leurs maisons dans la Langue de Barbarie qui ont été détruites par les inondations, et, comme le rappelle Khady Gueye, sa maison et toutes les maisons de son quartier avaient l’électricité et l’eau courante.
« Au départ, quand on nous a parlé de Khar Yalla, nous espérions une vie meilleure. Mais je n’ai plus accès à la vie que j’avais avant, ni à l’école ni à l’hôpital. Maintenant, je pense que la vie n’est pas meilleure ici. »
Lorsque les habitants de Khar Yalla vivaient dans la Langue de Barbarie, ils pouvaient se rendre à pied à leur travail dans le secteur de la pêche, à l’école et à l’hôpital. En revanche, Khar Yalla ne dispose d’aucun service essentiel ni d’opportunités d’emploi. Elle se trouve à cinq kilomètres de la Langue de Barbarie, où la plupart des adultes se rendent encore quotidiennement pour subvenir à leurs besoins dans le secteur de la pêche. Les écoles primaires et secondaires ainsi que le dispensaire les plus proches, accessibles aux habitants de Khar Yalla, se trouvent à 2,5 kilomètres, dans le quartier de Ngallèle ; l’hôpital le plus proche est à environ cinq kilomètres, près de la Langue de Barbarie.
Ces distances posent des défis plus importants qu’il n’y paraît. Les personnes déplacées vivant à Khar Yalla n’ont pas les moyens de se payer une voiture et se sentent en insécurité lorsqu’elles marchent la nuit entre Khar Yalla et la ville de Saint-Louis ou de Ngallèle. Il n’existe pas de transports publics dans la région de Saint-Louis ; les bus et taxis privés auxquels les habitants doivent faire appel sont coûteux et « aléatoires ». En raison des difficultés d’accès aux services essentiels et à leurs moyens de subsistance, de nombreuses personnes ont déclaré ne pas avoir accès aux soins de santé d’urgence ou préventifs ; de nombreux soutiens de famille à Khar Yalla ne parviennent plus à subvenir aux besoins de leur famille grâce à leur activité traditionnelle de pêche ; de nombreux enfants en âge d’être scolarisés à Khar Yalla ne le sont pas ; et toutes les familles de Khar Yalla ont été coupées de leurs proches ainsi que des communautés centenaires de la Langue de Barbarie.
Human Rights Watch n’a connaissance d’aucune mesure prise par le gouvernement afin de faciliter l’accès des habitants de Khar Yalla aux écoles, aux dispensaires ou à la Langue de Barbarie, ni pour leur fournir des services d’éducation et de santé sur place, ni pour les reconvertir à des emplois hors du secteur de la pêche. De fait, à Khar Yalla, les autorités municipales ont entravé les initiatives de reconversion de la communauté. Ces actions et omissions du gouvernement ont contribué aux violations de leurs droits à un niveau de vie suffisant, à l’éducation, à la santé et de prendre part librement à la vie culturelle.
Manque d’accès à l’éducation, aux soins de santé et à la culture
« Quand les gens tombent malades, ils doivent aller à l’école, acheter à manger… ils doivent aller à Saint-Louis. Ici, il n’y a rien de tout ça. »
Éducation
La communauté gère sa propre école religieuse pour les jeunes enfants, mais il n’existe pas d’école publique à Khar Yalla. Les dirigeants communautaires estiment qu’aujourd’hui, un tiers des enfants en âge d’aller à l’école primaire et secondaire ne fréquentent pas l’école laïque. Les familles n’ont pas les moyens de payer les frais de transport vers les écoles publiques ni les frais de scolarité des écoles privées voisines, ou elles ont besoin de l’aide de leurs enfants pour compléter leurs revenus ou s’occuper de leurs jeunes frères et sœurs, tandis que leurs parents travaillent toute la journée à la Langue de Barbarie. Mbaye F. ne peut payer les frais de transport que pour trois de ses huit enfants pour qu’ils aillent à l’école, et elle dépend des revenus de ses cinq autres enfants. « Trois de mes enfants ont arrêté l’école », a déclaré Thiare Fall à Human Rights Watch, ajoutant : « Deux de mes filles ont du mal à poursuivre leurs études ici, car les transports sont trop chers et l’école est très éloignée. » « Dans une famille pauvre, au lieu de financer la scolarité d’une personne, les parents préfèrent consacrer cet argent aux besoins du ménage », explique Khady Gueye. Fatimata D. était sur le point de terminer ses études secondaires lorsque les inondations ont détruit sa maison et, comme Khady, elle n’a jamais terminé sa scolarité. Aujourd’hui âgée de 26 ans, Fatimata confie : « Je le regrette toujours, car je pense que l’éducation est une bonne chose pour les femmes. Elle offre des opportunités que je n’ai pas à Khar Yalla. » Ndaga Gueye, 27 ans, a réussi à intégrer une université locale, mais il a dû la quitter au bout d’un an : « Avec la baisse des revenus de ma famille », a-t-il déclaré, « je n’ai eu d’autre choix que d’abandonner l’école et d’aider ma famille à gagner de l’argent… Les jeunes ont l’impression que le gouvernement nous a amenés ici, puis nous a abandonnés.
Les jeunes adultes qui ont réussi à rester scolarisés peinent à suivre leurs cours en raison des longs trajets. Ousmane T., un étudiant de 19 ans, peut mettre des heures pour aller et revenir de l’école, et s’il est trop en retard, ses professeurs refusent de le laisser entrer. Comme ses trajets lui laissent si peu de temps pour ses devoirs, il a confié : « J’ai toujours rêvé de devenir médecin, mais j’ai dû abandonner ce rêve. »

Soins de santé
Le dispensaire le plus proche de Khar Yalla propose uniquement des vaccinations et des soins non urgents. Pour les soins maternels, le traitement des maladies chroniques comme le diabète et les urgences, il faut parcourir cinq kilomètres pour se rendre à l’hôpital de Saint-Louis. Le coût d’une ambulance peut atteindre 25 000 francs CFA.
Human Rights Watch a recueilli les témoignages de plusieurs personnes à Khar Yalla concernant des situations où elles ou d’autres personnes n’avaient pas accès aux soins de santé, que ce soit en cas d’urgence ou de soins courants. Une femme souffrant de problèmes respiratoires et n’ayant pas les moyens de se rendre à l’hôpital est récemment décédée à Khar Yalla. La famille de Khady Gueye n’avait pas les moyens d’emmener sa sœur ou son père, aujourd’hui décédés, à l’hôpital pour y être soignés. À propos de sa sœur, elle a déclaré : « Le temps que nous puissions l’emmener à l’hôpital, il était trop tard. » Human Rights Watch s’est entretenu avec une femme de 33 ans qui a dû accoucher dans la maison de trois pièces qu’elle partage avec 28 personnes, sans intimité ni assistance médicale. Le travail a commencé la nuit, au moment où les transports sont les plus difficiles d’accès, alors que son mari et ses proches étaient absents pour travailler. La mère et le bébé ont survécu, mais son expérience a été pénible. Une femme diabétique de 68 ans a expliqué que lorsqu’ils vivaient à Goxu Mbacc, elle consultait régulièrement un médecin pour surveiller sa glycémie et recevoir des médicaments. Or, elle n’a pas accès aux soins de santé à Khar Yalla et ne peut désormais plus payer les frais de transport pour se faire soigner ailleurs. RADDHO a constaté que les autorités ne prennent aucune mesure proactive pour combler ce manque en fournissant des soins de santé de base, tels que la vaccination des enfants ou les soins prénatals à Khar Yalla.
Séparés de leurs communautés et de leur culture
Les communautés de la Langue de Barbarie, dont sont originaires les habitants de Khar Yalla, possèdent une culture historique et unique, fondée sur la pêche, leur situation géographique, leur structure familiale et communautaire, la solidarité, et d’autres éléments. Guet Ndar, Goxu Mbacc, Santhiaba et Ndar Toute sont habitées par des pêcheurs depuis des siècles. Leurs communautés sont très soudées et ressentent un lien profond avec la mer et la péninsule. Les habitants vivent généralement avec leur famille élargie ou à quelques pas de chez eux, dans des maisons transmises de génération en génération. Un homme âgé de Guet Ndar a confié à Human Rights Watch que le quartier « est notre patrimoine. Nos parents vivaient face à la mer, et nous souhaitons la même chose pour nos enfants. »
« Nous ne faisons pas que vivre ici », a déclaré un imam local, dont la mosquée est située près de l’océan sur la Langue de Barbarie, et qui a expliqué que les communautés de la péninsule ont des croyances et des pratiques spirituelles liées à la vie si proche de la mer. Les communautés disposent également de solides structures de gouvernance et de systèmes d’entraide liés au lieu et à la pêche. Les conseils de quartier de Goxu Mbacc, Santhiaba, Ndar Toute et Guet Ndar, ainsi que les associations professionnelles des différentes spécialités de la pêche artisanale assurent la liaison entre les autorités sénégalaises et les communautés. Les membres de la communauté s’entraident en cas de besoin. Comme le décrit Faly Dioup Sarr, cinquantenaire gérant d’une flotte de bateaux de pêche : « Si vous n’avez pas d’argent pour acheter du poisson, vous pouvez simplement aller en chercher chez un autre pêcheur », en étant entendu qu’il pourrait faire de même avec vous s’il avait besoin d’aide.
Le déplacement prolongé des familles de Khar Yalla et les difficultés pratiques pour retourner régulièrement en mer les ont éloignées de leurs communautés et de leur culture de la Langue de Barbarie. Un rapport de la Fondation Croix-Rouge soulignait qu’outre le traumatisme de la perte de leurs maisons, les déplacés internes souffrent de l’« éloignement de leur… communauté ». Dans un entretien avec Human Rights Watch, Thiare Fall a expliqué : « Nous nous sentons très mal [à Khar Yalla], car nous n’avons pas tous les membres de notre famille ici. » Elle a décrit comment leurs familles ont été « dispersées », d’abord par les inondations de 2015 et 2016, puis par leur déplacement vers Khar Yalla. De nombreuses personnes à Khar Yalla ont confié à Human Rights Watch qu’elles se sentaient toujours enracinées dans la Langue de Barbarie, mais qu’elles avaient du mal à maintenir leurs relations avec leurs proches sur place, compte tenu des difficultés pratiques pour des visites régulières. Plusieurs personnes interrogées ont également exprimé leur profond regret pour certains aspects intangibles de la vie à proximité de la mer, comme leurs liens avec les esprits associés à la mer. « Nous sommes [à Khar Yalla] dans nos corps. Mais nos esprits, nos vies, sont toujours à Guet Ndar », a confié Fatimata D.
Perturbation des moyens de subsistance
Pour la plupart des habitants de la Langue de Barbarie, la pêche est le seul métier qu’ils connaissent, et elle revêt une importance économique et culturelle vitale pour toute la péninsule. La plupart des personnes avec qui nous nous sommes entretenus à Khar Yalla ont déclaré que lorsqu’elles vivaient encore dans la Langue de Barbarie, elles gagnaient suffisamment d’argent grâce à leur travail dans le secteur de la pêche pour subvenir aux besoins de leurs familles. De plus, la pêche est un mode de vie pour leurs communautés : les membres « s’identifient à leur… occupation (« mol » ou pêcheurs) » plutôt qu’à leur religion (Islam) ou d’autres attributs. Dans les communautés de la Langue de Barbarie, « tout est basé sur la pêche — les mariages, les vacances, la famille, les fêtes », a déclaré à Human Rights Watch Aly Tandian, professeur à l’Université Gaston Berger et expert des migrations et des communautés de pêcheurs locales. « [La pêche] est toute notre vie », a affirmé un homme âgé de Khar Yalla. « Notre activité de pêche est notre héritage – tous nos ancêtres et nos parents l’ont pratiquée, et c’est l’héritage que je laisse à mes fils », a déclaré Faly Dioup Sarr. La plupart des hommes et des femmes de la Langue de Barbarie rejoignent le secteur de la pêche à l’adolescence : les hommes travaillent comme pêcheurs ; les rôles des femmes dans le secteur de la pêche comprennent le nettoyage, la vente et le fumage du poisson. Les pêcheurs, jeunes et moins jeunes, qui ont du mal à maintenir leurs moyens de subsistance après avoir été déplacés de la Langue de Barbarie, ont dit qu’ils ne pouvaient pas envisager d’avenir en dehors du secteur de la pêche. « Le seul travail que nous pouvons faire, c’est la pêche », a affirmé un pêcheur âgé de Khar Yalla. Un pêcheur de 22 ans a déclaré à Human Rights Watch : « Il est trop tard pour faire quoi que ce soit d’autre. »
Un grand nombre de personnes avec qui nous nous sommes entretenus à Khar Yalla nous ont expliqué que le manque de transports abordables et fiables entre Khar Yalla et la Langue de Barbarie rendait beaucoup plus difficile, voire impossible, le maintien de leurs moyens de subsistance liés à la pêche, pour plusieurs raisons. Premièrement, les habitants de Khar Yalla passent à côté d’opportunités de travail qui deviennent déjà moins lucratives en raison des impacts climatiques et anthropiques sur le secteur de la pêche, décrits précédemment. Les bateaux de pêche ont tendance à quitter la Langue de Barbarie au milieu de la nuit ou très tôt le matin, lorsqu’il est le plus difficile de trouver un moyen de transport entre Khar Yalla et la mer. Ainsi, les hommes vivant à Khar Yalla ratent souvent littéralement le bateau, et les femmes de Khar Yalla peuvent arriver trop tard pour récupérer le poisson qu’elles peuvent acheter ou transformer. Inda Diaw gagne au maximum 10 000 francs CFA (17 USD) par jour en tant que transformatrice de poisson, dont elle doit consacrer au moins 4 000 francs CFA (7 USD) au transport. Mbaye F., seule soutien de famille de huit enfants depuis que son mari a émigré en Europe il y a quelques années et a perdu contact avec elle, a les mêmes frais de transport quotidiens et ne gagne que 5 000 à 6 000 francs CFA (8,50 à 10,50 USD) par jour en préparant et en vendant du couscous pour les repas des pêcheurs. Troisièmement, les pêcheurs de Khar Yalla qui continuent de faire la navette doivent également s’inquiéter du vol de leurs bateaux et de leur équipement, car ils doivent désormais les laisser près de la mer sans pouvoir monter la garde la nuit.
La communauté de Khar Yalla a tenté d’aider ses membres à continuer de travailler dans le secteur de la pêche, en l’absence de soutien gouvernemental. Les dirigeants communautaires se sont associés à un groupe d’étudiants étrangers qui étudient au Sénégal pour financer collectivement les frais de transport en bus et avec chauffeur jusqu’à la Langue de Barbarie pendant un an. Mais cette initiative s’est heurtée à des difficultés.
Les obstacles à l’accès au secteur de la pêche ont contraint de nombreux habitants de Khar Yalla à abandonner leurs moyens de subsistance traditionnels. Par exemple, Fatou Fall Teuw, une femme de 64 ans de Khar Yalla, a affirmé avoir dû cesser de travailler comme transformatrice de poisson lors de leur transfert à Khar Yalla. « Le chemin est trop long et trop cher », a-t-elle expliqué. Plusieurs hommes et femmes âgés ont également signalé qu’ils avaient arrêté de travailler comme pêcheurs après avoir été transférés à Khar Yalla, car il leur était trop difficile de se rendre à la Langue de Barbarie. « En tant que personne âgée, je ne peux pas continuer à travailler tous les jours en allant à la mer pour vendre du poisson », a déclaré Thiare Fall.
Les autorités ont contrecarré les tentatives de la communauté de se reconvertir dans de nouveaux moyens de subsistance
Les habitants de Khar Yalla ont également tenté de trouver des emplois alternatifs à la pêche. Or, à Khar Yalla même, aucune solution de ce type n’est disponible. Un certain nombre de jeunes ont accepté des petits boulots agricoles à l’extérieur de Khar Yalla, rémunérés seulement 5 USD par jour, car ils ne voient pas d’autres opportunités pour eux-mêmes. L’association des femmes de Khar Yalla, dirigée par Khady Gueye, aide les jeunes femmes qui ont quitté l’école pour subvenir aux besoins financiers de leur famille à se former à des métiers qui ne dépendent pas du secteur de la pêche. Deux ONG, la Fondation Rosa Luxemburg et WIN Sénégal, ont fait don de 12 machines à coudre à l’association afin que les femmes puissent apprendre la couture. La fondation a également collecté des fonds pour la construction d’un centre en béton à Khar Yalla afin d’offrir aux femmes un lieu plus stable et plus hygiénique pour apprendre des métiers tels que la transformation du couscous, la couture et la coiffure.
Cependant, les autorités ont contrecarré ces initiatives et n’ont rien fait pour aider les habitants de Khar Yalla à se reconvertir dans des professions autres que la pêche. La municipalité n’ayant toujours pas installé l’électricité dans les maisons de Khar Yalla, les habitants n’ont pas pu utiliser les machines à coudre. De plus, Khady et le personnel de la Fondation Rosa Luxemburg rapportent que la mairie a refusé de les rencontrer lorsqu’elles ont essayé d’obtenir l’autorisation de construire le centre de formation. La communauté a alors commencé les travaux, jusqu’à ce que les agents municipaux des travaux publics — dont un qui avait auparavant refusé de les rencontrer — arrivent et leur ordonnent d’arrêter la construction, prétextant l’absence d’autorisation. Il se dresse aujourd’hui, partiellement construit, au centre du site.

Par leur inaction et leur ingérence, les autorités ont empêché les habitants de Khar Yalla de subvenir à leurs besoins grâce à la pêche ou à une reconversion professionnelle, et n’ont donc pas garanti leur droit à un niveau de vie suffisant. Les familles de Khar Yalla ont vu leurs revenus diminuer depuis leur installation sur le site. RADDHO a constaté que peu de ménages à Khar Yalla gagnent plus de 90 USD par mois environ. Ce chiffre est bien inférieur au seuil de pauvreté international pour un pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure comme le Sénégal. Les familles n’ont pas les moyens de louer un logement plus proche de la Langue de Barbarie ou dans d’autres zones environnantes offrant de meilleures conditions de vie. De plus, un grand nombre de personnes interrogées ont indiqué être confrontées à une insécurité alimentaire à Khar Yalla qu’elles n’ont jamais connue dans la Langue de Barbarie, non seulement en raison de la baisse de leurs revenus, mais également parce qu’elles ne bénéficient pas autant du système d’entraide en Langue de Barbarie. Par exemple, Cheikh Sere, un maître d’école religieuse à Khar Yalla, a déclaré : « Quand nous vivions face à la mer et que nous avions du mal à nous nourrir, nous pouvions acheter du poisson ou l’échanger contre du riz ou d’autres aliments auprès de nos voisins. Ce n’est pas possible ici. Parfois, nous avons du mal à trouver à manger. » Human Rights Watch n’a connaissance d’aucune mesure prise par les autorités pour aider les habitants de Khar Yalla à accéder à d’autres sources de revenus ou à la fourniture directe de produits de première nécessité, comme la nourriture, afin de garantir leur droit à un niveau de vie suffisant. Extrait rapport Human Right Watch (A suivre)

