Dans une étude publiée par le Centre Français de Recherche sur le Renseignement (Cf2R), le chercheur Olivier Dujardin a abordé le renseignement. L’auteur fait savoir que l’OSINT (Open Source Intelligence) désigne un travail d’analyse de renseignement basé sur des sources ouvertes. Selon lui, pour pratiquer l’OSINT, il faut avant tout être analyste. La recherche de sources, bien que nécessaire, n’est pas la compétence première requise et peut même être sous-traitée. L’essentiel réside dans le traitement rigoureux des informations et la vigilance face aux biais induits par leur diffusion2. Cependant, l’OSINT présente des limites intrinsèques. L’une des plus importantes est qu’elle exclut par définition les informations « fermées », c’est-à-dire celles qui ne sont pas accessibles au grand public. Bien que ces dernières ne représentent souvent que 10 à 20% des données, elles sont fréquemment suffisamment critiques pour modifier ou nuancer l’interprétation des événements. Si ce n’était pas le cas, les États n’investiraient pas massivement dans les services de renseignement traditionnels, et ces derniers se contenteraient de l’OSINT.
Pour Olivier Dujardin, l’OSINT est un outil puissant, mais il doit être utilisé avec discernement, en tenant compte de ses limites et en complément d’autres sources de renseignement.
Peut-on prétendre avoir une analyse fiable à partir de l’OSINT ?
Contrairement à une croyance beaucoup trop répandue, tout n’est pas accessible en source ouverte. Une part significative, et souvent sensible, de l’information échappe à l’OSINT. Prenons l’exemple des sites comme Flightradar24 ou ADS-B Exchange, qui fournissent les positions en temps réel des avions, ou encore Vessel Finder et Marine Traffic, qui font de même pour les navires. Bien que l’analyse du trafic aérien et maritime puisse fournir des renseignements très utiles, il serait naïf de croire que ces outils offrent une visibilité totale. En effet, les aéronefs et navires gouvernementaux, souvent militaires, n’ont aucune obligation légale de se signaler de manière coopérative. Cette règle ne s’applique qu’aux unités civiles. De plus, il ne faut pas négliger les cas où des aéronefs ou navires civils choisissent délibérément de désactiver leurs transpondeurs, que ce soit pour des activités illégales ou pour des raisons de sécurité (comme en mer Rouge pour échapper aux attaques des Houthis). Ainsi, un aéronef militaire russe survolant l’espace aérien international au-dessus de la Baltique sans transpondeur n’est pas en infraction – et la France, comme beaucoup d’autres pays, agit parfois de même, même si cela est rarement précisé. Cette réalité permet de prendre du recul face à certains événements récents, comme l’accrochage d’un avion Atlantique-2 français par un système de défense aérienne russe S-400 en mer Baltique.
La communication autour de cet incident a été largement exagérée et une meilleure compréhension des limites de l’OSINT aide à relativiser les récits médiatiques. Cela dit, cet exemple n’est qu’une illustration d’un phénomène plus large : une grande partie de l’information nous échappe en source ouverte. Même les services de renseignement, qui ont accès à des informations « fermées », ne disposent jamais d’une vision complète. Il reste toujours une part d’inconnu, dont l’ampleur réelle est difficile à évaluer. Cette illusion que tout est accessible en source ouverte se retrouve également chez certains « fact-checkers ». Ces derniers ont tendance à conclure trop rapidement que l’absence de preuves en source ouverte équivaut à une preuve de l’absence. Or, ce raisonnement est erroné. Ce n’est pas parce qu’on ne trouve pas de traces publiques d’un fait que ce fait n’a pas existé. Tout ce que l’on peut dire, c’est que l’on ne peut pas le confirmer. En conclusion, il est essentiel de reconnaître que l’OSINT a ses limites. On ne peut prétendre avoir une vision globale d’une situation en se basant uniquement sur des sources ouvertes. Il faut accepter le fait que notre analyse sera toujours partielle et que certaines zones d’ombre et de doutes subsisteront.
Les biais des informations accessibles
Un autre biais de l’OSINT réside dans le fait que les informations accessibles sont parfois fortement filtrées. Un exemple souvent cité est la censure des médias russes. Certes, ces médias font de la propagande et parfois de la désinformation, mais tout n’est pas mensonge. Dans ce cas, il faudrait également interdire les médias ukrainiens (entre autres) qui ne sont pas en reste. Après tout, c’est le rôle de l’analyste de faire la distinction entre information et désinformation, sachant que la désinformation elle-même peut être une source d’information très utile. Prenons l’exemple de l’imagerie satellitaire civile. Les sociétés privées occidentales publient volontiers des images de la Russie, mais, par souci de ne pas fournir d’informations à cette dernière, elles ne diffusent pratiquement aucune image de l’Ukraine – sauf si cela peut incriminer la Russie, notamment dans les zones qu’elle occupe ou a occupées. Et lorsque, très rarement, elles publient quand même des images de l’Ukraine, elles se plient aux injonctions du gouvernement de Kiev pour flouter les zones sensibles1, ce qui n’est pas forcément le plus pertinent puisque cela les désigne de fait.
Ainsi, si tout le monde peut observer les succès ukrainiens contre les infrastructures russes grâce à ces images – en plus de celles diffusées par les Russes eux-mêmes qui sont bien moins restrictifs en matière d’information que les autorités ukrainiennes –, il est en revanche pratiquement impossible d’évaluer l’étendue, la nature des cibles ou les résultats des frappes russes en Ukraine. De même, il est difficile d’analyser l’évolution des pertes ukrainiennes en examinant les cimetières, alors que cette analyse est réalisable côté russe. Par exemple, le 26 septembre 2024, des missiles russes Kh-47M2 Kinzhal auraient touché la base aérienne de Starokonstantinov, dans la région de Khmelnitsky, endommageant quatre chasseurs F-16 AM des forces armées ukrainiennes.
Malgré plusieurs témoignages concordant sur la réalité de cette frappe, cette information n’a pas pu être vérifiée de manière indépendante, faute de sources disponibles. Si une base russe avait été touchée par les Ukrainiens, des images satellites auraient probablement été publiées dans les 72 heures. Mais, comme il s’agit d’une base ukrainienne, aucune image n’a été diffusée. Les seules informations disponibles sont celles que les autorités ukrainiennes veulent bien partager, avec tous les biais que cela implique. Il existe une énorme asymétrie dans les informations accessibles sur la Russie et sur l’Ukraine, ce qui influence considérablement les analyses qui en découlent. Un autre exemple porte sur le fait, assez généralement admis dans la presse occidentale, que la Russie frapperait volontairement et de façon aléatoire des bâtiments civils. C’est en tout cas ce que dit Kiev et cela représente une bonne part de ce que les autorités montrent des frappes russes. Seulement, au hasard d’un reportage de TF1/LCI3 à Pokrovsk, on apprend que les Ukrainiens ont installé des « bureaux militaires » dans les sous-sols d’un hôtel pour se cacher des Russes. De fait, subitement, ce qui était un bâtiment civil devient une cible militaire légitime, ce qui oblige à prendre une certaine distance par rapport aux affirmations ukrainiennes.
Tout cela explique pourquoi il peut y avoir des divergences importantes entre les analyses des services de renseignement et celles des analystes travaillant uniquement sur des sources ouvertes. C’est un point essentiel à garder à l’esprit avant de s’étonner que de nombreux anciens officiers issus des services de renseignement adoptent des positions souvent plus mesurées : ils connaissent l’envers du décor. Il est également important de souligner que les services de renseignement ne communiquent jamais les informations dont ils disposent de leur propre chef. C’est le pouvoir politique qui décide de diffuser certains éléments, en affirmant qu’ils proviennent de ses services. Cependant, rien ne garantit que ces informations n’aient pas été retouchées ou manipulées à des fins politiques.
En réalité, ce n’est jamais une analyse brute qui est rendue publique, mais bien un message politique. Même les notes présentées comme « provenant des services », lorsqu’elles sont publiées, peuvent avoir été modifiées et ne reflètent pas toujours fidèlement l’analyse originale. Le conflit ukrainien n’est pas le seul à être affecté par ces biais. La guerre à Gaza en est un autre exemple frappant. Un biais pro-israélien évident se manifeste par un boycott des informations provenant du côté palestinien, souvent accusées de n’être que des mensonges du Hamas sans autre forme de vérification. Peu remettent en question les déclarations officielles israéliennes, partant du principe que l’État hébreu, en tant que démocratie, dit nécessairement la vérité. C’est le même phénomène que celui observé en Ukraine, où la démocratie est associée à la vérité, alors que ces deux notions sont indépendantes et n’ont jamais montré de lien particulier.
En pratique, la pertinence des analyses OSINT varie considérablement selon les contextes – sans même parler de la qualité des analystes – et surtout selon l’implication politique que le sujet engendre. Il est évident que faire de l’OSINT dans le cadre d’une catastrophe naturelle donnera un résultat bien plus fiable que dans le cas d’un conflit où la dimension politique est prépondérante. Plus l’implication politique des États est importante, moins l’OSINT sera pertinente car le ou les États impliqués exerceront naturellement une influence sur les informations disponibles ou autorisées ainsi que sur leur récurrence. A force de le répéter dans les médias, ce qui n’était qu’une hypothèse ou une information non vérifiée devient vite une vérité. Les États chercheront également à influencer leur propre population pour servir leurs objectifs politiques. Par ce biais, l’OSINT devient alors involontairement un vecteur de la propagande et, potentiellement, de la désinformation. Cette situation devient encore plus complexe lorsqu’une alliance de plusieurs États est impliquée, comme dans le cas de la guerre en Ukraine. Même si les informations provenant du camp adverse restent accessibles, leur disponibilité est souvent limitée et elles sont d’emblée étiquetées comme « propagande » ou « désinformation ». Cette étiquette influence inévitablement quiconque souhaite les utiliser. La simple provenance de l’information suffit à la disqualifier, ainsi que la personne qui la reprend, quelle que soit la valeur réelle du renseignement. Le gouvernement ukrainien, par exemple, n’hésite pas à critiquer ouvertement ceux qui, en Occident, ne soutiennent pas sa position de manière unilatérale.
Cela contribue à renforcer un prisme informationnel qui influence la perception des événements. On en arrive à une situation où peu importe l’information ou l’analyse, ce qui compte, c’est d’être moralement validé par le camp dans lequel on se trouve. Cela dit, l’OSINT reste un outil précieux. S’il ne permet pas d’obtenir une vue d’ensemble exhaustive, il donne accès aux grandes dimensions physiques d’un conflit ou d’une crise. Il permet d’éliminer certaines hypothèses irréalistes, hors de portée des moyens physiques ou humains des acteurs concernés. Il offre également une lecture tactique, voire micro tactique et technologique des événements, à condition que cette lecture soit analysée de manière professionnelle et sans parti pris.
L’auteur dira, enfin, qu’il est essentiel de rappeler que, si l’OSINT était une solution miracle, les services de renseignement auraient depuis longtemps abandonné leurs autres méthodes de recherche de renseignement. L’OSINT est un outil parmi d’autres, utile mais limité, et doit être utilisé avec discernement dans un contexte plus large de collecte et d’analyse d’informations.
Synthèse de Awa BA