Une revue bancale
Le 28 juin 2017, le Président de la République décidait une Revue stratégique de défense. Dans la lettre de mission, il précisait qu’elle devait « veiller à la bonne articulation des différents volets de la politique nationale de défense et de sécurité avec la stratégie de dissuasion nucléaire dont j’ai décidé le maintien ». Le texte final de la Revue proposait quelques paragraphes convenus sur la dissuasion (§ 240 à 248) mais le mal était fait, l’aberration évidente : cette « stratégie » mettait de côté le nucléaire, clef de voûte du modèle stratégique qui justifiait notamment le format de la Marine nationale mais aussi celui de l’armée de l’Air et de l’Espace, avec des moyens construits pour la dissuasion (avions de patrouille maritime, chasseurs de mines, satellites, MRTT, Rafale biplaces, etc.). Tous ces moyens peuvent aussi avoir des utilisations conventionnelles mais ces missions sont secondes et n’ont pas présidé à leur conception ni à leur acquisition. Pour rappel, le Livre blanc de 1972 sanctionnait dix ans de débat nucléaire (le fameux « Grand débat » de Raymond Aron). La Revue stratégique de 2017 était bien loin de la stratégie intégrale.
Cela étant, ce partage des lignes satisfaisait tout le monde. Le « club nucléaire » voyait dans cette division tout le confort attendu d’un club : la cooptation, la connaissance partagée, la discrétion, l’aisance financière, la séparation d’avec le vulgum pecus. Et l’armée de Terre était satisfaite de son « système d’hommes », de sa professionnalisation, de ses Opex et de ses « généraux littéraires ». Chacun était donc dans son coin et ne discutait plus avec l’autre, veillant surtout à conserver ses chasses gardées, pérennisant les calculs (classiques en sociologie des organisations) de préservation des acquis, surtout en période de décroissance des crédits. À ce petit jeu, le club gagnait souvent.
Comme conséquence logique de cette division du travail, les débats restaient cloisonnés entre initiés. Ce n’étaient d’ailleurs pas des débats mais une scholastique serrée qui devait interpréter les textes sacrés et dont seuls les théologiens les plus longuement éduqués pouvaient saisir les nuances infinitésimales.
Les terriens se voyaient accorder la foi du charbonnier, celle des simples fidèles : cela leur suffisait. Autrement dit, ce qui aurait dû constituer la centralité de la stratégie avait viré à un partage capacitaire, surtout en période longue (très longue) baisse des crédits.
L’oubli de la dissuasion par l’armée de Terre
Il faut ici reprendre la chronologie de cette longue déprise. Elle date finalement d’assez loin. Ainsi, le Livre blanc de 1972 précisait bien que la France refusait la bataille nucléaire suggérée par la riposte graduée américaine. Dans ce cadre, les armes nucléaires ne pouvaient être « tactiques », donc employées dans le cadre d’un combat conventionnel. Aussi les armes de courte portée détenues par la France dans le cadre de la « triade stratégique » devinrent-elles des armes « préstratégiques », en 1984 : la France refusait la bataille nucléaire. Le Pluton (missile nucléaire de 10 à 25 kt monté sur un châssis d’AMX30) avait une portée allant jusqu’à 120 km. Il équipa cinq régiments à partir de 1974 (quarante lanceurs) qui furent retirés du service en 1993. Ses faibles capacités en faisaient de facto une arme tactique. La France étudia à partir de 1984 son successeur, le missile Hadès de 80 kt qui pouvait frapper jusqu’à 400 km et qui équipa un régiment à partir de 1992 avant d’être retiré du service en 1996. Sa puissance et sa portée changeaient les conditions d’emploi : déjà la frappe d’avertissement était présente. Le retrait du Hadès, provoqué par la fin de la Guerre froide, entraîna la fin de la composante terrestre de la dissuasion nucléaire. Désormais, l’ultime avertissement était réservé aux moyens aéroportés des FAS et de la FANu.
Pourtant, la doctrine traditionnelle élaborée en 1972 prévoyait un rôle aux forces conventionnelles, à l’armée de Terre au premier titre. Elle devait ainsi tester l’adversaire pour lever l’ambiguïté sur ses actions et ses intentions, mais avec une efficacité qui devait être « mesurée avec soin. Trop faible, elle ne pourrait remplir son rôle et la crédibilité de la dissuasion serait réduite ; trop forte, elle pourrait laisser croire que nous sommes prêts à subir les aléas d’une guerre de grande ampleur, sans recourir aux moyens nucléaires extrêmes »
Or la fin de la Guerre froide éloignait durablement la probabilité d’une guerre majeure qui impliquerait la France. D’autres sujets requirent toute l’attention de l’armée de Terre, qui ne regretta pas vraiment (euphémisme) la fin de l’artillerie nucléaire. Ainsi, l’irruption de l’expéditionnaire (Guerre du Golfe, opérations dans les Balkans), la fin du service national et donc de l’association directe du citoyen à la défense du pays (un autre symbole de la crédibilité de la dissuasion.
), la décroissance budgétaire et les réductions de format (les dividendes de la paix), la primauté des opérations contre le djihadisme, qui apparut comme un moyen de contournement asymétrique des supériorités conventionnelles et nucléaires, enfin les récents débats sur la guerre hybride ou les opérations M2MC comme nouveau contournement d’une supposée supériorité militaire : tous ces questionnement successifs ont mobilisé les esprits terriens.
Au fond, depuis trente-cinq ans, tout incite l’armée de Terre à mettre de côté toute réflexion sérieuse sur sa participation à la dissuasion. Seul le retour dans l’Otan et la fréquentation d’alliés ne comprenant pas vraiment la singularité de la doctrine française ont pu susciter quelques discussions. En effet, la conception alliée de la dissuasion ne fait pas une si grande distinction entre le nucléaire et le conventionnel. La pratique nucléaire est fort éloignée de la nôtre (les B61 américaines que les forces de certains Alliés sont censées mettre en œuvre sont conçues avant tout pour entraîner théoriquement le couplage transatlantique, sans même parler de leur supposée efficacité) tandis que les Alliés utilisent régulièrement le thème de la « dissuasion conventionnelle », ce qui blesse les oreilles françaises, y compris de terriens. Faut-il alors parler d’intimidation ? De découragement conventionnel ? Ces petites subtilités sémantiques pèsent peu et la dissuasion a perdu son qualificatif de nucléaire. Désormais, pour un Français, la dissuasion est forcément nucléaire.
Et vint Poutine, puis Trump
En 2022 éclata la guerre d’Ukraine. L’affreusement mal nommée « guerre contre le terrorisme » était subitement oubliée et remplacée par l’expression en vogue de « haute intensité », tout aussi maladroite et fallacieuse (mais c’est un autre débat). La guerre n’était donc plus caractérisée par la simple expérience psychologique et émotionnelle du soldat au feu, une vision couramment partagée par les terriens, jusqu’au plus haut niveau. On redécouvrait avec la guerre d’Ukraine que « le feu tue », que la guerre était d’abord affaire politique et établissement par la violence des armes d’un nouvel ordre des choses, qu’elle pouvait être existentielle pour les deux parties et qu’elle posait rapidement la question des intérêts vitaux. Qu’enfin l’ombre nucléaire portait sur le conflit et empêchait une escalade trop vive puisque les soutiens de l’Ukraine prenaient bien garde de ne pas aller trop loin. Si les armes russes dissuadaient l’Occident, la Russie faisait tout aussi attention à ne pas tester la frontière extérieure de l’Alliance atlantique. La dissuasion fonctionnait dans les deux sens. Si l’on avait franchi le plancher de la violence de masse, on restait soigneusement sous le plafond nucléaire. La vraie guerre s’épanouissait entre ces deux seuils.
Dans ce cadre classique qui rappelait la Guerre froide, l’armée de Terre commençait à s’interroger. Bien sûr au sujet de la masse, perdue malgré le maintien d’un « modèle complet » ; mais aussi à cause de cette ombre nucléaire, à laquelle elle n’avait pas de part et qui devenait un cadre d’emploi qu’elle avait oublié. Toutefois, peu de choses ont été produites. Signalons le long article de deux auditeurs du CHEM (un aviateur et un terrien) sur l’épaulement, qui repose la question de l’utilité des forces conventionnelles : rien de spécifiquement terrien.
La réélection de Donald Trump et les menaces contre l’ordre transatlantique ont accéléré pourtant la réflexion sur le nucléaire. Ainsi, beaucoup d’Européens s’intéressent de plus près à la dissuasion française. Le chef de l’État a fait savoir que les intérêts vitaux ne se cantonnaient pas aux limites exactes du territoire national, ce que le général de Gaulle avait lui-même suggéré. Pour autant, il convient d’être lampedusien.
Quel épaulement aujourd’hui ?
En ce sens, l’armée de Terre a un rôle évident à jouer, en complément d’autres actions, dans le cadre d’une manœuvre d’épaulement dont trois grands scénarios ont été décrits dans l’article précédemment cité. Ainsi, dans le cadre d’un scénario du fort au fort, il pourrait être utile de refaire en France des exercices de Défense opérationnelle du territoire, en liaison avec la Gendarmerie. Cela pourrait s’effectuer sur le territoire national ou, surtout, dans les outre-mer. Le cadre du scénario de la défense collective a été activé de facto avec la guerre d’Ukraine et le déploiement d’unités terrestres sur le flanc Est (Roumanie, Estonie). Ce qui participait d’une posture de réassurance prend évidemment une autre dimension après les récentes déclarations du Président de la République sur le caractère européen de notre dissuasion.
Le troisième scénario évoque les guerres limitées ou les engagements de gestion de crise avec la possibilité qu’une puissance dotée appuie directement ou indirectement un adversaire dans la crise. Sauf rétroaction sur le territoire national par des actions asymétriques, l’ombre portée nucléaire devrait empêcher la montée aux extrêmes. Cependant, le cas de l’accord de défense noué avec les Émirats arabes unis comporte le risque d’un engagement avec l’Iran, puissance du seuil. Alors, la présence de forces conventionnelles et notamment du 5ème régiment de Cuirassiers à Abou Dhabi recèle le risque potentiel d’entraîner la France dans une escalade non maîtrisée.
Il paraît enfin urgent de faire participer, d’une façon ou d’une autre, l’armée de Terre aux exercices Poker de façon à la réhabituer aux mécanismes opérationnels de la dissuasion.
Ceci reste cependant très classique et orthodoxe, pas forcément adapté au nouvel environnement stratégique, qui nécessite de considérer le sujet à frais nouveaux. Dès lors, quels pourraient être les champs de réflexion terrestres sur la dissuasion ? Il faudrait tout d’abord tenir compte du brouillard croissant entourant la distinction entre nucléaire et conventionnel. La fin du traité FNI a ouvert la possibilité d’employer des armes balistiques de faible portée (de 500 à 5000 km). Ainsi voit-on des armes nucléaires « de faible puissance » être développées, notamment par la Russie. Ces armes sont à la limite de la dissuasion offensive actuellement pratiquée par Moscou et laissent entrevoir la possibilité d’armes du champ de bataille.
Notre conception de l’épaulement repose sur une séparation nette du conventionnel et du nucléaire. Le risque existe de voir cette séparation remise en cause par des adversaires qui pourraient, loin de nos frontières, engager une manœuvre tactique d’escalade pour inhiber la réaction. Cependant, la nouvelle doctrine nucléaire russe à l’automne 2024 ne prévoit pas explicitement d’utilisation d’armes nucléaires à l’extérieur, sauf « attaque ‘massive’ par des moyens aérospatiaux de tous types contre le territoire de la Russie [ajoutée] à la liste des ‘conditions déterminant la possibilité d’emploi de l’arme nucléaire’ ». Néanmoins, « une attaque par un État non doté de l’arme nucléaire bénéficiant de la participation ou du soutien d’une puissance dotée sera considérée à Moscou comme une ‘attaque conjointe’ (point 11) ». Ces amendements témoignent d’une évolution nette des perceptions russes et d’un abaissement du seuil d’emploi. Le « N » du NRBC redevient possible et doit être intégré à nouveau dans les entraînements réguliers de l’armée de Terre. Chez l’autre, le nucléaire redevient peut-être une possibilité opérationnelle : une force conventionnelle ne peut négliger cette hypothèse.
Armes conventionnelles à effet stratégique
Au-delà, la guerre d’Ukraine nous enseigne une mutation radicale du champ de bataille, qui brouille encore plus des limites couramment admises et qui doit inciter l’armée de Terre (mais aussi l’armée de l’Air et de l’Espace) à réviser sa vision du champ de bataille aéroterrestre. En effet, l’observateur constate la mise en place d’une sphère aérobalistique résultant de la prolifération de drones de toutes portées mais aussi de missiles de tous types : mini-missiles de croisière, « missiles classiques Grad, mais aussi des missiles hypersoniques Kinjal (Mach 5, manœuvrant), de croisière Kalibr (équivalent du Tomahawk), semi-balistiques Iskander (500 km de portée), de croisière aéroportés (Kh 55 et Kh 101), antiaériens (les vieux S300 utilisés pour des frappes de longue portée) ou même des missiles antinavire (Onyx, Uran). Le dernier exemple est évidemment le missile balistique hypervéloce Orechnik qui frapperait à Mach 11 ou 12 sans être manœuvrant ». Ce « milieu » aérobalistique, déjà plus dense, sera rendu encore plus incertain par les développements futurs de l’IA et de l’hypervélocité. Surtout, cette densification s’accompagne d’un allongement des portées et d’une augmentation de la capacité des armes (pouvoir détonant, précision de frappe, épaisseur de pénétration).
La prolifération missilière s’accompagne de la dualité d’explosif. Alors que la grammaire nucléaire se fondait sur une panoplie missilière assez simple, voici que tous les nouveaux missiles présentent une incertitude fondamentale : on ne sait ce qu’ils transportent, si ce sont des armes nucléaires ou conventionnelles. Ainsi, les Russes ont masqué depuis vingt ans la charge montée sur des Iskander déployés à Kaliningrad. Pire, avec le missile Orechnik, les Russes ont démontré leur volonté de brouiller les seuils. Au fond, les Russes eux aussi manœuvrent l’incertitude, fonction essentielle d’une stratégie de dissuasion. Or l’incertitude ne porte plus sur l’emploi, comme en doctrine traditionnelle, mais sur le caractère nucléaire de la frappe.
Ces possibilités renouvelées de frappe devraient alerter l’armée de Terre. Elle commence à s’y intéresser en étendant son espace d’intérêt jusqu’à 500 kilomètres. Sans aller forcément jusqu’au développement d’une doctrine de frappes préventives, la capacité de frappe dans la profondeur semble indispensable. Des armes comme le GLSDB (120 km de portée) possèdent déjà des possibilités manœuvrantes et l’armée de Terre réfléchit à un programme de Frappe longue portée terrestre (FLPT)
Zone militaire. Opex 360, 12 janvier 2025.. En janvier 2025, le général Pierre Schill, CEMAT, déclarait : « L’avenir de la frappe dans la profondeur réside probablement dans des capacités de salves mixtes, combinant effet de saturation par des effecteurs peu chers et rustiques et effet de pénétration par des vecteurs haut de gamme précis et puissants ». Il répondait à l’étude de l’IIFRI sur ce sujet , signe évident qu’un travail doctrinal est amorcé. Cependant, ces bombes dans la profondeur restent des armes du champ de bataille.
Faut-il aller plus loin ? Peut-on penser acquérir des armes de longue portée (jusque 1 000 km, voire au-delà), conventionnelles mais à effet stratégique (ciblage très précis permettant de porter des coups incapacitants, y compris contre des centres nucléaires ou de décision, jusqu’à présent réservés au ciblage nucléaire) ? Le décloisonnement du champ de bataille n’est-il pas un horizon probable ? Comment articuler ces armes avec notre arsenal nucléaire traditionnel ? Comment éviter de tomber dans le piège d’une défense antimissile qui par construction contrebat la logique française de la dissuasion nucléaire ? Il faudrait enfin, quelles que soient les solutions techniques choisies, « adopter une politique claire de répartition entre les vecteurs nucléaires – qui doivent le rester, pour réduire les risques d’ambiguïté et d’escalade involontaire » et ceux qui ne le sont pas. Un énorme travail conceptuel reste à défricher.
Constatons que ce travail ne concerne pas seulement l’armée de Terre mais aussi la Marine avec ses capacités de projection. Doit-elle développer des plateformes dédiées, capables d’emporter des tubes multiples et de délivrer des frappes incapacitantes de longue portée mais conventionnelles ? Faut-il d’ailleurs prévoir des actions conjointes ? Ou au contraire spécialiser chaque armée dans une action, les frappes conventionnelles de longue portée à l’armée de Terre, la dissuasion nucléaire à l’armée de l’Air et à la Marine ? Ces questions restent ouvertes.
Ouvrir le club ?
Ainsi, le confort stratégique de l’après-Guerre froide a pris fin. Le désintérêt terrien pour la dissuasion nucléaire ne peut plus durer. La séparation opérée depuis trente ans entre nucléaire et conventionnel doit être revue en profondeur. Cela passe bien sûr par la réintroduction du fait nucléaire dans les exercices de l’armée de Terre mais aussi la participation de cette dernière à certains exercices de la dissuasion. Au-delà, il faut reprendre la réflexion sur le fait nucléaire contemporain. Sans même parler de prolifération, constatons que le brouillage des seuils et l’incertitude missilière constituent des éléments nouveaux qui affectent aussi l’armée de Terre.
Note de la FRS n°10/2025
Olivier Kempf