Ce rapport fait partie d’une série de recherches commandées par le projet Criminalité organisée : Réponse ouest-africaine à la traite (OCWAR-T). Il donne un aperçu empirique des flux illicites d’armes légères et de petit calibre (ALPC) dans la région du Sahel, en mettant l’accent sur la dynamique des marchés, les acteurs clés et les facteurs sous-jacents de demande. L’étude s’appuie sur des études de cas descriptives du Nigéria, du Niger et du Burkina Faso, trois pays qui font partie de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et du Sahel d’Afrique de l’Ouest (ou Sahel occidental), et dont les deux derniers appartiennent également au G5 Sahel. En tant que zone de transition, les quelque trois millions de kilomètres carrés du Sahel servent de zone tampon climatique et écologique entre le désert du Sahara au nord et les savanes et les forêts plus humides au sud (Graphique 1). La région dispose de richesses considérables en ressources minérales ; cependant, sa principale importance stratégique réside dans le fait qu’elle risque de perturber la sécurité mondiale5 . En raison de la crise sécuritaire persistante qui s’aggrave actuellement, la région est devenue l’un des points chauds les plus critiques des conflits mondiaux, accueillant certains des groupes intégristes islamistes à la croissance la plus rapide au monde.
Le Sahel occidental est un vaste théâtre de conflits très divers aux conséquences humanitaires effroyables qui en découlent. Traiter du rôle de la prolifération illicite des ALPC dans le déclenchement et l’aggravation des conflits est essentiel aux stratégies de prévention et de gestion des conflits dans la région. Selon le rapport de 1997 du Groupe d’experts gouvernementaux de l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur les armes légères, les armes de petit calibre sont des « armes individuelles » qui comprennent les revolvers et les pistolets à chargement automatique, les fusils et les carabines, les mitraillettes, les fusils d’assaut et les mitrailleuses légères.
Les armes légères sont définies par le Groupe d’experts comme « celles qui sont collectives ». La liste de ces armes comprend « les mitrailleuses lourdes, les lance-grenades portatifs, amovibles ou montés, les canons antiaériens portatifs, les canons antichars portatifs, les fusils sans recul, les lance-missiles et les lanceroquettes antichars portatifs, les lance-missiles antiaériens portatifs et les mortiers de calibre inférieur à 100 millimètres ». Le rapport adopte la définition des ALPC énoncée à l’article 1 de la Convention de la CEDEAO sur les armes légères et de petit calibre, leurs munitions et autres matériels connexes qui est in pari materia (de même nature) que la définition de l’ONU. Le centre d’excellence Small Arms Survey (Enquête sur les armes légères) estime que le nombre d’armes à feu dans le monde dépasse le milliard, dont une proportion importante est détenue par des civils. Néanmoins, l’étendue exacte de la circulation des armes à feu en Afrique de l’Ouest reste un sujet de discorde, car des données contradictoires contribuent à l’incertitude entourant cette question. Selon le directeur du Centre régional des Nations Unies pour la paix et le désarmement en Afrique, il y a environ 500 millions d’armes illicites en circulation en Afrique de l’Ouest et le Nigéria représente plus de 70 % d’entre elles10. Une autre étude nigériane estime à environ 6 145 000 le nombre d’armes légères entre les mains d’acteurs civils non étatiques.
Conflits entre agriculteurs et éleveurs
Le Sahel est le théâtre de conflits historiques entre éleveurs et agriculteurs au sujet des droits de pâturage, ce qui a conduit les deux parties à recourir aux armes pour protéger leurs intérêts. Selon des parties prenantes informées dans les pays étudiés, les pasteurs de toute la région prennent les armes dans le but principal de se protéger et de protéger leur bétail des menaces posées par les bandits et autres criminels opportunistes. Une personne interrogée a déclaré : « Aujourd’hui, plus de 80 % de la population peule possède des armes»
Faiblesse des capacités de l’État
La faiblesse des capacités de l’État et l’inefficacité des structures de gouvernance dans les communautés frontalières alimentent le commerce illicite des armes dans la région. Les réseaux criminels prospèrent en l’absence d’une gouvernance significative aux six pôles. En ces lieux, il leur faut des armes pour soutenir leurs activités illégales. L’étude a révélé que les trafiquants profitent de la faiblesse ou de l’inefficacité des contrôles gouvernementaux dans les villes frontalières. Ces villes sont également stratégiquement et commodément situées pour les marchands d’armes qui utilisent leurs frontières poreuses pour s’échapper sans être détectés et arrêtés en se déplaçant vers des cachettes dans les pays voisins. Cette situation devient encore plus complexe pour les agents d’application de la loi aux points trifrontaliers où trois pays convergent, car la coopération entre les autorités (agences/administrations) répressives est limitée, voire inexistante. Ces défaillances en matière de gouvernance, aggravées par les pressions démographiques et environnementales, constituent le point de départ contextuel de l’analyse de toutes les composantes du spectre des armes à feu illicites, du financement à la contrebande, au commerce, à l’utilisation, au recyclage des fonds illicites et aux réponses des politiques.
Mauvaises conditions socio-économiques
Les mauvaises conditions socio-économiques dans le Sahel occidental, y compris la pauvreté, le chômage et le manque d’opportunités, ainsi que l’énorme population jeune de la région, sont les principaux moteurs du commerce des ALPC. Toutes les parties prenantes ont souligné que la pauvreté et le manque d’opportunités pour les jeunes, en particulier dans les communautés frontalières et rurales de la région, sont à l’origine du commerce des armes. Un chef traditionnel du nord du Nigéria a déclaré :
La pauvreté est devenue une maladie mortelle et a hautement contribué à la possession d’armes illégales ; le résultat de la pauvreté absolue est l’agitation sociale, l’instabilité politique, le terrorisme, l’augmentation des enlèvements, les vols à main armée, etc. La pauvreté est le plus important facteur d’augmentation de la possession d’armes illicites, qui a forcé les gens à s’impliquer dans des activités illégales comme source de moyens de subsistance. De nombreux jeunes ont rejoint Boko Haram en raison de la pauvreté, certains ont rejoint des bandits, des voleurs à main armée et divers groupes terroristes juste pour gagner leur vie.
Les marchés ouverts pour l’achat et la vente d’armes à feu au Sahel sont souvent situés dans de petites villes et villages le long de corridors stratégiques. De nombreuses zones, connues sous le nom de plaques tournantes du trafic d’armes, sont simplement des zones à faible présence de l’État le long des frontières ou des voies de transport où de multiples activités criminelles sévissent.
Trafic d’armes dans les trois pays examinés, l’étude a confirmé la prédominance du trafic illicite d’armes, les pistolets, les kalachnikovs (fusils automatiques) et les fusils de chasse étant les types les plus courants d’armes à feu faisant l’objet d’un trafic. Les personnes interrogées ont systématiquement choisi les pistolets comme l’arme faisant l’objet du trafic le plus important dans les trois pays. Selon un formateur et spécialiste des armes et des munitions du Burkina Faso, « les armes utilisées par les réseaux criminels sont principalement des AK-47 [Kalachnikovs], des mitrailleuses PKM (ou mitrailleuse Kalachnikov modernisée) et des pistolets automatiques utilisés par les trafiquants». Un autre répondant au Burkina Faso a déclaré que « les armes faisant l’objet du trafic le plus courant sont essentiellement des pistolets automatiques sous diverses formes, ainsi que des fusils calibre 12, des mitrailleuses et des kalachnikovs qui sont utilisés par le grand banditisme50 ». Au Nigéria, un répondant de la région du nord-ouest a déclaré que « les AK-47, les fusils à pompe, les pistolets sont les plus prisés dans le trafic d’armes». Au Niger, une personne interrogée a identifié « la Kalachnikov, le lance-roquettes [et] le pistolet » comme les armes qui font l’objet du trafic le plus fréquent. Les répondants ont attribué la prédominance de ces types d’armes à la facilité de dissimulation pendant le trafic52. Il n’existe aucune donnée probante dans la documentation consacrée à ce sujet qui valide l’affirmation selon laquelle les pistolets sont l’arme qui fait l’objet du plus vaste trafic dans la région ; toutefois, les fusils d’assaut sont les armes illicites les plus saisies dans les trois pays53. L’étude a également révélé que la production locale d’armes est une source majeure d’armes illicites circulant dans la région (question qui sera traitée plus loin). Malgré les preuves indiquant un trafic d’armes à feu à longue distance vers le Sahel, qui implique des routes aériennes à partir de la France et de la Turquie via le Nigéria, il semble que la source prédominante d’armes à feu dans la région provient de l’approvisionnement intracontinental en Afrique54. D’après des personnes interviewées dans le cadre de l’étude, les prix des fusils d’assaut illicites au Burkina Faso varient de 254 à 1 357 dollars des États-Unis (USD), selon leur sophistication et leur source d’approvisionnement55. Les prix des fusils d’assaut illicites au Niger se situent entre 85 et 1 357 USD56. Le rapport 2017 du groupe de réflexion Global Financial Integrity estime le prix moyen d’un fusil AK-47 au Nigéria entre 1 292 et 2 067 USD57.
Acteurs impliqués dans le commerce illicite des armes
Les acteurs impliqués dans le commerce illicite des armes sur la base des données primaires issues des recherches réalisées sur le terrain dans les trois pays considérés, les acteurs suivants ont été identifiés dans le commerce illicite des armes dans la région. Armuriers et autres producteurs d’armes artisanales Les producteurs artisanaux d’armes légères sont des acteurs importants de la prolifération des armes illicites au Sahel. Tous les répondants ont identifié ces acteurs comme essentiels au flux continu d’armes dans la région58. Les armuriers au Ghana et au Nigéria sont les principales sources d’armes artisanales et modernisent également la production locale d’armes pour améliorer la létalité et l’automatisation de ces armes. Les personnes interrogées dans les trois pays ont noté la sophistication progressive de la production artisanale d’armes, au point qu’elle est devenue une importante filière de production d’armes illicites dans la région.
Acteurs de la sécurité de l’État
Des données probantes citent le rôle des acteurs de la sécurité de l’État dans le commerce illicite des armes dans la région du Sahel. Les fuites des arsenaux d’État sont l’une des principales sources qui permettent l’entrée des armes illicites sur le marché, en grande partie par le biais de la saisie pendant les conflits, des pertes et du vol dans les arsenaux à des fins lucratives64. Par exemple, selon un reportage de 2022, la police nigériane n’a pas pu comptabiliser un total de 178 459 armes à feu, dont 88 078 fusils AK-47 et 3 907 fusils et pistolets de toutes sortes65. Un autre rapport en provenance du Nigéria affirme que les factions de Boko Haram « se sont longtemps largement appuyées » sur les armes confisquées à l’armée après avoir expulsé les troupes de leur camp.
Chasseurs, milices ethniques
L’étude a révélé que les chasseurs, les groupes d’autodéfenses, les milices ethniques ainsi que d’autres acteurs non étatiques et non idéologiques jouent un rôle actif dans la circulation illicite d’armes, en particulier d’armes fabriquées localement. Au Burkina Faso, les chasseurs traditionnels appelés Dozzos ont une longue tradition d’utilisation des armes à feu et ont créé un système culturel autour de la possession et du transfert des armes à feu.
Groupes intégristes
Les groupes intégristes islamistes de la région sont un facteur critique dans le commerce illicite des armes à feu. En outre, le Sahel abrite les groupes terroristes les plus meurtriers et à la croissance la plus rapide au monde. La contrebande d’armes, d’actifs et de devises par des passeurs de fonds est l’un des principaux moyens pour les groupes terroristes en Afrique de l’Ouest, y compris Boko Haram, de financer leurs activités. Les ALPC sont les armes préférées des groupes terroristes de la région. Selon le Centre africain d’études et de recherche sur le terrorisme (CAERT), des ALPC ont été utilisées dans 538 des 699 attaques perpétrées par des groupes terroristes dans la région en 2022.
Organisations criminelles transnationales
Les réseaux criminels organisés jouent un rôle important dans le commerce illicite des armes dans la région. Ils se livrent à diverses activités criminelles, y compris le trafic d’armes, et profitent de l’instabilité et des conflits dans la région. Ces groupes transnationaux organisés sont actifs dans les tripoints frontaliers examinés dans cette étude. Les villages et les centres de commerce dans ces zones offrent un environnement propice au trafic transfrontalier d’armes et de munitions fondé sur la parenté et les affinités culturelles par-delà les frontières. En outre, l’étude a révélé que les réseaux criminels transnationaux organisés dans la région du Sahel sont contigus à ceux du BLT en raison du mouvement d’extrémistes violents et de combattants d’une zone de guerre à l’autre à la recherche de marchés illicites d’armes.
Armes à feu héritées
Un rapport de l’ONUDC montre que certains des rebelles impliqués dans les rébellions touaregs de 1990 au Mali et au Niger, parallèlement aux soulèvements précédents, ont réussi à conserver une cache importante de leurs armes. Ces armes sont soit stockées dans des caches clandestines, soit en possession de particuliers75. Cette pratique s’applique également aux armes en Sierra Leone, au Libéria et en Côte d’Ivoire, de 1990 à 2010, ainsi qu’aux armes provenant de conflits récemment réglés tels que la crise du delta du Niger.
Les jeunes et les femmes
L’étude a révélé que les jeunes sont actifs dans le commerce illicite des armes et sont principalement utilisés comme passeurs d’ALPC dans la région. Les jeunes importent des armes et des munitions du Tchad et du Niger, les vendent par l’intermédiaire de leurs agents locaux, puis passent à la prochaine destination, en fonction de la demande76. Cette migration intrarégionale de personnes est en train de se transformer en une forme de « tourisme des armes », les trafiquants d’armes au Sahel approvisionnant les terroristes qui se déplacent entre les pays, en profitant de la porosité des frontières. D’après les parties prenantes bien informées dans les trois pays étudiés77 l’implication des jeunes dans le trafic d’ALPC est influencée par un certain nombre de facteurs : des antécédents d’abus commis par les agences de sécurité de l’État, qui poussent à la nécessité d’acquérir des armes pour se protéger, la toxicomanie, qui pousse à l’agression, l’attrait de la réalisation de profits faciles, la pauvreté et le manque d’éducation.
La prolifération des armes et l’économie
L’étude a trouvé peu de données probantes concernant l’impact des fonds d’armement illicites sur les économies locales au Nigéria et au Niger. Les résultats obtenus au Burkina Faso démontrent un impact perceptible sur les communautés dans l’ensemble du pays. Tous les experts interviewés au Burkina Faso estiment unanimement que les fonds générés par le trafic d’ALPC sont principalement réinvestis dans l’immobilier. Selon le coordinateur d’un réseau régional de surveillance des armements, « la forme la plus en vogue actuellement est l’immobilier et le foncier. Mais il faut également compter les fausses boutiques ou les commerces déguisés que l’on trouve de plus en plus au Burkina Faso82 ». Un autre dirigeant d’une organisation de la société civile (OSC) a déclaré : « Les sommes générées par le trafic d’armes sont investies dans le foncier et l’immobilier. En général, les trafiquants n’achètent pas d’actions avec leur argent. L’immobilier reste leur domaine par excellence en matière de blanchiment d’argent83 ». L’argent provenant du trafic illicite d’armes est également investi dans l’élevage ainsi que dans l’orpaillage ou l’exploitation de mines d’or à petite échelle. Des associations de jeunes à Djibo achèteraient des bœufs qu’elles transportent en Côte d’Ivoire et au Nigéria sous le couvert d’une association commerciale financée par l’argent de la vente d’armes. Les modes de vie somptueux et le mythe des profits faciles associés à ceux qui sont au sommet des réseaux de trafic d’armes peuvent dissuader les jeunes de s’engager dans des entreprises légales. D’après une personne interviewée au Burkina Faso, « les marchands d’armes de ce pays vivent dans l’opulence et le luxe total dans des habitats qui leur appartiennent, ce qui suppose l’existence d’une réelle rentabilité financière84 ». La marge bénéficiaire anormalement élevée qui revient aux trafiquants d’armes incite les jeunes des communautés frontalières à abandonner l’agriculture et d’autres emplois pour le monde criminel organisé de la contrebande d’armes.
Impact de la prolifération des armes sur la sécurité
L’expansion régionale du marché illicite des armes a entraîné une intensification des attaques terroristes meurtrières dans la région. Au cours du premier semestre 2022, le CAERT a enregistré 699 attaques terroristes qui ont fait 5 412 morts en Afrique, soit en moyenne 902 décès par mois. Comme nous l’avons déjà mentionné, des ALPC ont été utilisées dans 538 des 699 attaques et des engins explosifs improvisées (EEI) ont été utilisés dans 105 attaques88. À l’échelle mondiale, le Sahel est la région la plus touchée par le terrorisme, représentant 43 % des décès liés au terrorisme dans le monde en 2022. Les pays de la région figurent parmi les plus touchés au monde – le Burkina Faso occupant la 2e place, le Nigéria la 8e place et le Niger la 10e place – ce qui souligne l’impact important du commerce illicite des armes sur la sécurité régionale89. La canalisation efficace de la flambée de violence djihadiste dans la région dépend explicitement de la capacité à fermer la filière d’armes illicites qui alimente les réseaux criminels de la région.
SOURCE : CEDEAO