avril 19, 2025
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SITUATION DES ENFANTS TALIBES AU SENEGAL : L’alerte de Amnesty international

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« Il faut une véritable stratégie de protection de l’enfance. Il ne suffit pas d’interdire la mendicité forcée, ou de faire des politiques de retrait des enfants de la rue, pour cacher le problème. Il faut protéger les droits de l’enfant. » Cette déclaration d’une actrice du secteur de la protection de l’enfanceest mise en évidence dans une enquête de Amnesty International sur la situation des enfants talibés du Sénégal. Intitulé « Le temps de l’action c’est maintenant pour une plus grande protection des enfants talibés au Sénégal », le rapport qui vient d’être publié, met le focus sur de nombreux enfants talibés – élèves des écoles coraniques (daaras) confiés par leur famille à un marabout chargé de leur apprentissage, continuent d’être contraints à la mendicité forcée dans les artères des principales villes sénégalaises. Ces enfants sénégalais, mais également ressortissants de pays voisins – et dont le nombre est estimé à plusieurs dizaines de milliers bien qu’il n’existe pas de statistiques fiables et exhaustives, continuent d’être victimes de nombreux abus, en violation de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant ratifiée par le Sénégal. En plus d’être forcés à mendier pour leur entretien et celui de leur maître coranique, ils vivent pour nombre d’entre eux dans des conditions d’hygiène, de précarité et d’alimentation déplorables, préjudiciables à leur santé. Certains subissent par ailleurs des violences de toute forme, coups et mauvais traitements, pouvant parfois entraîner la mort. Malgré les initiatives locales pour leur protection menées par les mairies, ONG et communautés environnant les daaras, l’absence de l’État se fait sentir. Condamnées par le Comité Africain d’Experts sur les Droits et le Bien-Être de l’Enfant et pointées du doigt par les instances internationales et régionales de protection des droits humains pour défaut de protection des droits des enfants talibés, les autorités sénégalaises se sont engagées dans des programmes de création de daaras modernes, de modernisation de daarastraditionnels et des programmes de retrait des enfants des rues. Mais insuffisamment conceptualisés et financés, ces projets ne répondent que partiellement aux besoins de protection des enfants talibés. Les autorités sénégalaises ont également adopté en 2005 une loi contre la traite interdisant l’exploitation économique et la mendicité forcée des enfants et le code pénal sanctionne les atteintes à l’intégrité physique des enfants. Mais ces dispositions sont peu appliquées en raison du peu de contrôle des daaras, de moyens insuffisants pour les services de protection de l’enfance et du statut des maîtres coraniques au sein de la société. Un Code de l’enfant soutenu par les acteurs de la protection de l’enfance est en gestation depuis de nombreuses années. Il permettrait de rassembler les dispositions existantes en matière de protection de l’enfance et de renforcer les dispositifs de prévention et de lutte contre les violations des droits des enfants, en conformité avec les normes internationales en la matière. Mais son adoption est freinée par des milieux religieux et conservateurs quis’opposent à certaines de ses dispositions comme le relèvement de l’âge légal du mariage pour les filles à 18 ans. Le projet de loi portant statut des daaras, essentiel à la protection des droits des talibés, est également bloqué. Cette loi permettrait pourtant de réglementer la création et le fonctionnement des daaras et ainsi d’améliorer les conditions de vie et d’apprentissage des talibés et de standardiser le cursus éducatif pour permettre des passerelles avec le système éducatif classique. En novembre 2022, lors d’une rencontre avec la « communauté nationale des daara », les autorités sénégalaises ont souligné les perspectives de modernisation des daaras pour les années à venir et la finalisation du cadre juridique et règlementaire des daaras. Face au drame vécu par de nombreux enfants talibés, Amnesty International appelle à un engagement politique plus fort des autorités et des moyens financiers supplémentaires pour mettre en œuvre les lois en vigueur et des programmes plus ambitieux pour la protection de l’enfance. Amnesty appelle également les autorités à braver les réticences conservatrices contraires aux normes internationales de protection des droits de l’enfance pour adopter la loi portant statut du daara et le projet de Code de l’enfant pour montrer à toutes et tous que la protection de la génération future est une priorité du gouvernement.

Cette enquête, selon Amnesty International, a pour objectif de rappeler les abus largement documentés subis par les enfants talibés au Sénégal, de présenter les réponses apportées par l’État pour leur protection et les défaillances à cet égard et d’analyser les projets de loi en cours pour montrer leur pertinence et appeler à leur adoption en vue de mieux garantir les droits des enfants talibés. Il se base sur plusieurs entretiens menés par Amnesty International avec des représentants de la Direction de la Promotion des Droits et de la Protection de l’Enfance (DPDPE), de la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes, de l’Inspection des Daaras et de la Direction des Droits Humains du ministère de la Justice. Des entretiens ont également été menés avec des acteurs municipaux et des organisations non-gouvernementales. Tous ces acteurs sont impliqués dans la protection de l’enfance, que ce soit en matière de développement et de mise en œuvre des politiques de protection ou en tant qu’acteurs intervenant dans la protection de l’enfance ou faisant du plaidoyer auprès du gouvernement et des associations de maîtres coraniques. Amnesty International a également rencontré quatre représentants d’associations de maîtres coraniques au Sénégal. En tout, l’organisation a mené 21 entretiens entre les mois de mai et octobre 2022. Pour cette recherche, Amnesty International a rencontré des enfants talibés mais a fait le choix de ne pas les interviewer sur les violations qu’ils subissent pour éviter tout traumatisme. En revanche, des témoignages d’adultes, anciennement enfants talibés, ont été recueillis. La partie sur les abus à l’encontre des enfants talibés a également été étayée par de nombreuses sources secondaires. La recherche a été complétée par l’analyse de textes juridiques et de documents gouvernementaux portant sur la protection de l’enfance, du cadre législatif en développement au Sénégal et des rapports d’ONG nationales et internationales ayant documenté la situation des enfants talibés. Les observations d’Amnesty International sur la situation des enfants talibés et la protection de l’enfance ont été partagées avec les autorités gouvernementales lors d’une audience le 18octobre 2022 incluant le Premier Ministre, le ministre de la Justice et des Droits Humains, le ministre de l’Intérieur et le ministre chargé de la Promotion des Droits humains et de la Bonne gouvernance. Le 24 novembre 2022, un droit de réponse a été envoyé par Amnesty International aux autorités sénégalaises présentant les conclusions de ce briefing et leur soumettant des questions relatives à la problématique de la protection des droits des enfants talibés. Au 09 décembre 2022, Amnesty International n’avait pas reçu de réponse.

LES DAARAS ET ENFANTS TALIBÉS AU SÉNÉGAL 

A ce titre, Amnesty International fait savoir qu’au Sénégal, le système d’enseignement moderne, apporté par la colonisation, coexiste avec le système islamique traditionnel se focalisant sur l’enseignement coranique et des sciences religieuses. Les daarassont les écoles coraniques au sein desquelles étudient les enfants talibés, majoritairement des garçons, confiés par leur famille à un marabout chargé de leur apprentissage. Traditionnellement, l’enseignement coranique était essentiellement destiné aux garçons même si aujourd’hui des filles étudient notamment dans les daaras modernes. Les daaras existent depuis plusieurs siècles au Sénégal. Ils ont constitué les principaux foyers intellectuels précoloniaux et sont parmi les plus anciens systèmes de socialisation et d’éducation. Les daaras telles qu’ils étaient conçus et perçus avaient une vision holistique de la formation avec une vocation première de faire mémoriser le Coran aux talibés, de leur apprendre la langue arabe et les sciences islamiques, de leur inculquer des valeurs liées à leur croyance et la vie dans la société. Pour de nombreuses familles, le passage à l’école coranique était donc une étape presque obligatoire pour le jeune musulman sénégalais. 

Selon le document, ce système d’enseignement traditionnel a été mis en minorité avec le développement de l’éducation moderne par l’administration coloniale et l’État postcolonial. Les daarasrestent cependant nombreux, beaucoup se développant à Dakar et dans les centres des grandes villes. La plupart des daaras sont “résidentiels” ou “internats” permettant de loger les enfants talibés. Ils sont “traditionnels” pour la quasi-totalité, par opposition à ceux dits modernes agréés par l’État. Du fait du manque de statut et de règlementation globale des daaras, il n’existe pas de statistiques exhaustives et fiables concernant le nombre de ces écoles coraniques et des enfants talibés au Sénégal. Certains acteurs gouvernementaux font la distinction entre les « enfants talibés » appelés aussi « ndongo daara », qui vivent dans des daaras, apprennent les sciences coraniques et mendient dans la rue une partie de la journée pour leur entretien et les « enfants de la rue » qui sont souvent en rupture familiale, mendient parfois et font du travail manuel pour leurs propres besoins. Cependant, au vu du droit international, les « enfants talibés » forcés à mendier sont considérés comme des « enfants de la rue » appelant le même type d’obligations de la part de l’État en termes de protection.

En 2014, une cartographie commanditée par la Cellule nationale de lutte contre la traite des personnes (CNLTP) dénombrait dans la seule région de Dakar plus de 54,000 enfants talibés dont 38,079 garçons et 16,758 filles. Selon cette étude, 53% des enfants trouvés dans ces écoles pratiquaient la mendicité forcée, soit 30,160 (tous des garçons). En 2018, l’ONG Global Solidarity Initiative (GSI) a présenté les résultats d’une cartographie des écoles et apprenants coraniques à Dakar et à Touba. Elle recensait 2,042 daaras à Dakar, avec un effectif de presque 200,000 talibés, dont 25% pratiqueraient la mendicité forcée. Pour Touba, elle répertoriait 1,524 daaras avec un effectif de 127,822 enfants dont 85,000 (66,05%) enfants provenant de 1,016 daaras qui seraient concernés par la mendicité forcée. L’ONG Human Rights Watch estime quant à elle à au moins 100,000 le nombre d’enfants talibés au Sénégal. L’absence de statistiques fiables ne permet pas d’appréhender l’ampleur de la problématique des enfants talibés et donc d’établir des stratégies adéquates pour répondre aux besoins de leur protection. Parlant plus globalement de la question des enfants des rues, un acteur du secteur de la protection de l’enfance rend compte du besoin de données exhaustives : « on parle de 100,000 enfants dans la rue mais peut-être que le chiffre réel va bien au-delà de ça. Ce qu’on a, ce ne sont que des estimations et on ne peut pas bâtir une politique efficace de protection de l’enfance sur la base d’estimations et de données parcellaires. Il faudrait au préalable, une étude nationale sur cette problématique, afin de mieux comprendre la complexité de ce problème et les différences des déficits de protection selon les régions du Sénégal.»

LES ENFANTS TALIBÉS EXPOSÉS À TOUS LES DANGERS

Amnesty international a d’abord évoqué la mendicité forcée et traite des enfants talibés. La structure de défense des droits de l’Homme rappelle que, traditionnellement, les parents qui emmenaient leurs enfants dans les daaras au Sénégal, remettaient des contributions pour la prise en charge de leurs enfants sous forme de vivres, de semences et de matériels destinés à leur apprentissage. Les enfants pouvaient également être appelés à aider leurs maîtres coraniques à cultiver les champs durant la saison des pluies. La pratique a évolué avec les changements démographiques et la migration des populations en quête de travail vers les zones urbaines pour fuir la précarité dans les zones rurales. 

Plusieurs maîtres coraniques ont ainsi installé leur daara dans les grandes villes. Dans ce nouveau milieu, la plupart des maîtres coraniques des daaras résidentiels traditionnels ne font pas payer les parents, qui n’en ont souvent pas les moyens, pour les cours, la nourriture et le logement des élèves, et se sont mis en contrepartie à forcer les enfants à mendier dans la rue, souvent plusieurs heures par jour, pour s’entretenir et entretenir leurs enseignants. Selon le dirigeant du conseil supérieur des maîtres coraniques : « La mendicité a lieu car le « Serigne daara » a besoin de subvenir aux besoins de ses ouailles et les parents des enfants ne contribuent en rien au fonctionnement et à l’entretien de leurs enfants, confiés aux maîtres coraniques. Les maîtres coraniques ne peuvent pas refuser de recueillir des enfants envoyés par leurs parents, et ne sauraient facturer l’enseignement religieux. La contrepartie est la mendicité de l’enfant et c’est comme cela que la mendicité est devenue un fonds de commerce pour certains d’entre eux peu scrupuleux, et un moyen d’exploitation économique. » 

Selon une intervenante de la protection de l’enfance, le processus est tellement bien établi qu’il peut exister une répartition convenue de la collecte journalière des enfants talibés entre le maître d’école, le parent et l’enfant. Ainsi sur une collecte journalière de 1,000 FCFA, le maître d’école coranique en reçoit 500 FCFA ; l’autre moitié étant partagée entre l’enfant et son parent/tuteur (250 FCFA chacun).12 La mendicité forcée des enfants talibés prend ainsi une forme de traite et elle est qualifiée comme telle par le droit international et la législation sénégalaise. 13 Dans son article 3 (a), le Protocole de Palerme (2000) définit en effet la traite des personnes comme le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes aux fins d’exploitation.14 L’article 3 de la loi de 2005 sur la traite des personnes s’inspirant du Protocole de Palerme, stipule que : « Quiconque organise la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit embauche, entraîne ou détourne une personne en vue de la livrer à la mendicité ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle mendie ou continue de le faire est puni d’un emprisonnement de 2 à 5 ans et d’une amende de 500,000 francs à 2,000,000 francs. Il ne sera pas sursis à l’exécution de la peine lorsque le délit est commis à l’égard d’un mineur, d’une personne particulièrement vulnérable en raison de son âge ou de son état de santé ayant entraîné une déficience physique ou psychique, de plusieurs personnes, de recours ou d’emploi de contrainte, de violences ou de manœuvres dolosives sur la personne qui se livre à la mendicité. » 

L’identification des familles vivant hors du Sénégal étant plus complexe, il arrive que des enfants étrangers retirés des rues restent plus d’un an dans les centres d’accueil et d’orientation gouvernementaux. Ces centres se retrouvent ainsi complets du fait de leur faible capacité d’accueil, ne permettant pas de sortir d’autres enfants des rues. Selon l’article 35 de la Convention relative aux droits de l’enfant18, « les États parties prennent toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants à quelque fin que ce soit et sous quelque forme que ce soit. » Par ailleurs, l’article 36 stipule que « les États parties protègent l’enfant contre toutes autres formes d’exploitation préjudiciables à tout aspect de son bien-être. »

DÉFAUT D’ALIMENTATION ET DE SANTÉ 

De nombreux daaras sont dans un état insalubre et cet état de précarité est non seulement reconnu par les acteurs de la protection de l’enfance mais aussi par les maîtres coraniques. Certains maîtres coraniques ne s’occupent pas du bien-être des enfants sous leur tutelle. La santé et l’alimentation des talibés sont donc souvent négligées. Amnesty International rappelle que selon l’article 24 de la Convention relative aux droits de l’enfant « les États parties reconnaissent le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux et de rééducation. Ils s’efforcent de garantir qu’aucun enfant ne soit privé du droit d’avoir accès à ces services. L’article 27 ajoute que « les États parties reconnaissent le droit de tout enfant à un niveau de vie suffisant. (…) Les États parties adoptent les mesures appropriées, compte tenu des conditions nationales et dans la mesure de leurs moyens, pour aider les parents et autres personnes ayant la charge de l’enfant à mettre en œuvre ce droit et offrent, en cas de besoin, une assistance matérielle et des programmes d’appui, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement et le logement. » 20 En 2015, en rendant sa décision sur la plainte déposée au nom des enfants talibés par la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (RADDHO) et le Centre pour les droits de l’Homme de l’université de Pretoria, le Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant a reconnu que « le défaut de fournir des quantités sûres d’eau potable, les mauvaises conditions d’études dans les daaras, associées à un manque de vêtements et de chaussures pour de longues journées passées dans la rue équivaut à une violation du droit à la meilleure santé possible en vertu de la Charte. » 

En plus de noter qu’étant contraints de mendier de la nourriture et de vivre dans des conditions insalubres, beaucoup de talibés sont malnutris.21 Les ONG qui travaillent à la protection des enfants talibés, rendent compte des carences en matière de santé et d’alimentation. Selon la coordonnatrice de l’ONG Janghi qui a pour objectif de réduire les inégalités en protégeant le droit à l’éducation : « Le problème ce n’est pas seulement la mendicité. Le réel problème qui se pose est celui du non-respect des droits de l’enfant de manière générale. La mendicité est juste la partie visible de l’iceberg. Il faut s’attaquer à tous les autres problèmes avant de sortir les enfants de la rue. »


« Il y a de la maltraitance dans les 
daaras modernes : de la simple bastonnade, aux sévices corporels les plus sévères »

Cette réalité est illustrée par le témoignage d’un ancien enfant-talibé : « Je suis un ancien enfant talibé moi-même. Je suis venu à Dakar quand j’avais 5 ans pour être talibé. Mais à 11 ans, j’ai fugué et j’ai vécu dans la rue pendant des années. Les daaras de Dakar sont différents de ceux de Touba [région de Diourbel] et de Coki [région de Louga]. Là-bas on ne mendie pas mais les enfants vont aux champs et s’occupent de tâches agricoles. Il y a de la maltraitance dans les daaras modernes : de la simple bastonnade, aux sévices corporels les plus sévères. Et le plus ordinaire comme le savon et l’eau y manquent parfois. » 

Le défaut d’alimentation et de santé des enfants talibés persiste dans de nombreux daaras en dépit des programmes nationaux de modernisation des daaras (cf. ci-après) et des appuis duministèrede la Santé et de l’Action sociale pour la délivrance de kits sanitaires et alimentaires. Les carences en termes d’alimentation et de soins médicaux ajoutées parfois à la maltraitance au sein des daaras (cf. ci-après) entraînent souvent des conséquences graves, voire mortelles, pour les enfants talibés.

MAUVAIS TRAITEMENTS 

« Quand j’étais talibé, il y avait un de mes condisciples Amadou* 27 qui était dans le même daara que moi. Il bégayait et n’avait pas une bonne élocution. Un jour, quand il peinait à réciter, le maître d’école l’a frappé sur la tête avec sa tablette en bois. Amadou est mort deux jours après ; maintenant que je suis plus grand et que j’apporte des soins infirmiers aux enfants, je pense qu’il est décédé d’une hémorragie cérébrale après ces coups. » 

Les mauvais traitements sont une réalité dans de nombreux daaras. Les coups et les autres châtiments corporels et mauvais traitements à l’encontre des talibés sont parfois vus comme une nécessité par les maîtres coraniques, qui considèrent cela comme faisant partie de l’éducation, en dépit du fait qu’ils sont interdits par le droit international des droits de l’enfant. Un comportement qui peut refléter certaines attitudes sociétales vis-à-vis de la condition de l’enfant et qui est également renforcé par un sentiment d’impunité lié à l’absence d’inspection par les services de l’État dans la plupart des daaras. En effet, ce sont les comités départementaux pour la protection de l’enfant (CDPE) qui sont déployés au niveau local pour veiller sur la protection de l’enfance qui peuvent alerter la justice et l’administration territoriale sur des cas de maltraitance. Mais leur faible capacité opérationnelle en termes de ressources humaines et de couverture géographique, ne permettent pas de répondre efficacement aux besoins. Dans ce contexte, des cas de décès d’enfants talibés, de torture et de mauvais traitements à leur encontre sont rapportés par la presse sénégalaise et se retrouvent de temps en temps devant les tribunaux. 

En janvier 2022, un talibé âgé de 10 ans est mort de blessures au quartier Lansar de Touba, après avoir été bastonné par son maître coranique qui lui reprochait de ne pas avoir su sa leçon du jour. L’autopsie a montré que l’enfant est mort à la suite de coups reçus entre autres à la tête. En février 2020, un talibé de 13 ans a été battu à mort dans la ville de Louga par son maître coranique. Un mois plus tard, la Chambre criminelle de Dakar condamnait ce maître à une peine de 10 ans de prison pour coups et blessures et violences sur une personne de moins de 13 ans suivis de mort. Un autre individu a été condamné à une peine de cinq ans de prison ferme et à une amende de 500,000 FCFA (762 euros) pour non-assistance à personne en danger, dans le cadre de la même affaire. En 2019, un cas de mauvais traitement de talibé à Ndiagne (région de Louga) avait fortement ému l’opinion nationale. Des talibés enchaînés aux pieds avaient été signalés à la gendarmerie par des bergers entraînant l’arrestation du maître d’école coranique et sa condamnation àdeux ans de prison avec sursis par le tribunal de grande instance de Louga.

L’affaire de Ndiagne avait suscité un débat national sur ce qui était « tolérable » concernant la relation entre le maître d’école et ses élèves. Des maîtres coraniques ont confirmé à Amnesty International que la mise de chaînes aux pieds est une pratique courante, appliquée en particulier aux enfants fugueurs pour limiter leurs déplacements. Certains admettant avoir subi eux-mêmes cette pratique lorsqu’ils étaient talibés.

Human Rights Watch a documenté en 2017 et 2018, 61 cas de coups ou de violences physiques contre des talibés, 15 cas de faits ou tentatives de viol ou d’abus sexuel et 14 cas de talibés enchaînés. Les auteurs de ces faits étant des maîtres coraniques ou leurs assistants. Des membres d’une ONG ont également relaté le cas d’enfants cloîtrés dans leurs chambres exiguës à Scat-Urbam, la tête sur les genoux, toute la journée lors de leur « jour de repos ». Une pratique pouvant générer des incidences graves sur la santé physique et mentale des enfants. Amnesty International rappelle que l’article 19 de la Convention relative aux droits de l’enfant appelle les États parties à prendre « toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié ».

DÉFAILLANCE DE L’ÉTAT DANS LA PROTECTION DES ENFANTS TALIBÉS

Selon Amnesty International, une actrice du secteur de la protection de l’enfance parlant du programme « Zéro enfants dans la rue » a témoigné : « On a sorti des enfants de la rue sans savoir où les mettre. En 2020, il y avait près de 300 enfants bissau-guinéens dans les centres d’accueil et pas possible de les renvoyer à leurs familles. Parfois, on renvoie des enfants dans des milieux qu’ils ne comprennent plus. Ils ne parlent plus la langue locale et sont complètement dépaysés car ils sont arrivés très jeunes comme talibés. » 

Amnesty, évoquant, des projets sectoriels insuffisants, souligne que le Sénégal a adopté en 2013 une stratégie nationale de protection de l’enfance (SNPE)38 qui inclut la problématique de la protection des enfants talibés, notamment via ses piliers sur la prévention de la violence, l’exploitation et les mauvais traitements envers les enfants et ses mesures de promotion des droits de l’enfant qui obéissent à des impératifs d’équité sociale et d’inclusion, en particulier contre les « groupes socialement vulnérables ». Dans ce cadre et face aux différentes interpellations de la société civile et des organes internationaux et régionaux de protection des droits humains sur la question, l’État a mis en œuvre ou contribué à plusieurs projets voués à la modernisation des daaras et au renforcement de la protection des enfants talibés. Leur efficacité s’est heurtée à l’insuffisance de moyens alloués et la réticence des certains maitres coraniques. 

Abordant une stratégie nationale de protection de l’enfance sous-financée, la structure dira : Malgré l’adoption de la stratégie nationale de protection de l’enfant en 2013 et l’existence d’une multitude d’institutions et de services qui contribuent à la protection de l’enfance, il est noté une insuffisance des financements alloués au secteur. Selon un rapport sur le mécanisme de financement de la SNPE datant de septembre 2021 : « au regard des données tirées directement des systèmes informatiques du trésor et du budget sur la protection de l’enfant, il ressort que de 2013 à 2018, le financement consacré à la protection de l’enfant n’a jamais atteint 1% du budget total de l’État et est en constante baisse depuis 2015 (de 0.08% en 2015 à 0.05% en 2018). » 39 Sur la période 2013-2015, les dépenses de fonctionnement constituaient 38% des dépenses de protection de l’enfant, suivies par les transferts en capital (28%) et les investissements exécutés par l’état (20%). Le financement des activités de protection est fortement dépendant des contributions de bailleurs externes. 40 Cette insuffisance de moyens explique notamment la faible capaciteopérationnelle et en ressources humaines des comités départementaux pour la protection de l’enfance (CDPE) alors que leur rôle possible d’inspection des daaras et d’alerte sur les abus contre les enfants talibés est primordiale à la garantie des droits de ces enfants. 

Quant au Projet d’appui à la modernisation des daaras(PAMOD), Amnesty souligne que parmi les projets mis en œuvre dans le cadre de la SNPE, les autorités ont mis en place en 2011 avec un appui de 32 milliards de FCFA de la Banque islamique de développement (BID), le Projet d’appui à la modernisation des daaras (PAMOD). Ce projet avait pour objectif de moderniser les daaras en créant 32 daaras modernes publics et modernisant 32 daaras non publics existants, en particulier dans des régions où le taux brut de scolarisation est faible (Diourbel, Fatick, Louga, Matam, Kaolack, Kaffrine et Kolda). Le « daara moderne » envisagé par le PAMOD est un « un établissement qui scolarise des élèves âgés de 5 à 16 ans en vue de les préparer à la mémorisation du Coran, une éducation religieuse de qualité et l’acquisition de l’essentiel des compétences de base visées dans le cycle fondamental ». Dans cette volonté de modernisation, une passerelle est ainsi créée entre l’apprentissage coranique et le système éducatif national, permettant aux élèves des daaras d’accéder au cycle secondaire classique. 

Le PAMOD inaugure le concept de « daara public » où c’est l’État sénégalais qui finance leur fonctionnement (y compris la prise en charge médicale et nutritionnelle des talibés), la formation et le paiement des enseignants et définit le cursus des élèves, dans un but d’intégration au système d’éducation nationale. Dans ces « daaras », la mendicité forcée n’a pas cours dans la mesure où les besoins de fonctionnement de l’institut sont pris en charge par l’État. C’est la même réalité dans les « daaras privés modernes » qui sont également appuyés par l’État, mais où le personnel enseignant est sous la tutelle d’une structure privée, qu’elle soit un daara internat préexistant ou une association islamique. Selon les autorités, ce programme – dont la première phase a été clôturée en juin 2022, aurait permis la construction et l’équipement de 64 daaras modernes, dont 8 en cours d’achèvement, et la réhabilitation de 99 daarastraditionnels. Cette initiative importante apparaît néanmoins en décalage au vu des estimations du nombre de daaras au Sénégal (plusieurs milliers) et de leur besoin de modernisation. Une deuxième phase du projet est prévue pour la consolidation des acquis et l’élargissement à d’autres régions non touchées initialement. 

Quelque 10,000 enfants auraient été retirés de la rue lors de multiples opérations organisées par les autorités

Amnesty a aussi évoqué les projets de « retrait des enfants des rues ». Et c’est pour dire que les autorités sénégalaises ont également mis en œuvre, à plusieurs reprises, des projets dits de « retrait des enfants de la rue », y compris des enfants talibés. La première opération lancée en 2016 aurait permis de retirer quelque 1,585 enfants des rues dont plus de 600 sénégalais. Une deuxième opération, conduite en février 2018, aurait permis de retirer 339 enfants des rues. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, les autorités ont annoncé avoir retiré 2,015 enfants de la rue ; elles en ont remis 1,424 à leurs familles et ont placé les autres dans des centres d’accueil publics. Au total quelque 10,000 enfants auraient été retirés de la rue lors de multiples opérations organisées par les autorités. 48 Cependant, du fait du nombre insuffisant de places dans les centres d’accueil, du manque de volonté de certaines familles de reprendre les enfants, et de la fugue de certains enfants, un grand nombre d’entre eux sont retournés dans la rue. Les acteurs de la protection de l’enfance sont unanimes sur l’insuffisance des mesures d’accompagnement pour les opérations de retrait et leur manque de préparation adéquate. Ces opérations sont vues en partie comme un échec caractérisé par le retour des enfants dans la rue. La DPDE a en partie suspendu les opérations à cause de ces différents paramètres et envisage la création d’un nouveau centre d’hébergement et de formation professionnelle pour assurer à la fois le retrait des enfants des rues et leur réinsertion. Ainsi selon les acteurs de la DPDE : « Il faut changer de stratégie et ne pas juste se limiter à retirer les enfants et les retourner en famille. En revanche, il faudra aussi améliorer les conditions de vie de ces enfants et des maîtres coraniques pour qu’ils n’aient plus besoin de les faire mendier. » 

Amnesty international a déploré l’existence d’un cadre légal incomplet. Evoquant les obligations internationales de l’Etat, l’organisme souligne que le Sénégal est partie à de nombreuses conventions internationales et régionales qui protègent les droits des individus comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Protocole des Nations unies sur la traite des personnes et la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples. Le Sénégal a également ratifié des instruments internationaux et régionaux spécifiques sur la protection des droits des enfants : la Convention relative aux droits de l’enfant; la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant58 ; la Convention 182 de l’Organisation internationale du travail (OIT) pour interdire et éliminer les pires formes de travail des enfants.

LE PROJET DE LOI PORTANT STATUT DU DAARA 

Après analysé le projet de Code de l’enfant, Amnesty a abordé celui de la loi portant statut du daara. « [Une partie de la société] assimile la mendicité à la baraka, aux bénédictions », selon le Président du Collectif pour la Modernisation des Daaras. Face aux défis liés à la protection des enfants talibés, l’État du Sénégal s’est engagé depuis plusieurs années à règlementer le statut des daaras pour inclure de manière plus formelle le système d’enseignement traditionnel coranique dans sa politique éducative et mieux protéger les droits des enfants talibés. C’est pour aller dans ce sens que l’État s’est engagé dans la création de daaras modernes et la modernisation de daaras traditionnels censés respecter les normes d’hygiène et de santé et permettre aux talibés d’acquérir des compétences de base de l’enseignement élémentaire. C’est l’inspection des daaras créée en 2008 qui a pour mission de concevoir et de mettre en œuvre cette politique via la mise en place de programmes comme le PAMOD (cf. ci-avant). Mais en l’absence de statut et de réglementation globale des daaras, la très grande majorité des écoles coraniques continue d’échapper à cette volonté affichée de mieux inclure les daaras dans le système éducatif global et de protéger les droits des enfants talibés. 

Le Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de la transparence dans le secteur de l’éducation et de la formation (PAQUET 2012-2025 puis 2018-2030), recommande ainsi la finalisation et l’adoption du cadre juridique des daaras, la poursuite de la création de daaras modernes publiques et la réhabilitation des daaras traditionnels. Un projet de loi portant statut du daara a été adopté le 6 juin 2018 en Conseil des ministres après de longues années de discussions avec les diverses parties prenantes notamment les acteurs religieux pour obtenir un consensus. Dans son exposé des motifs cette loi est légitimée par : un environnement précaire marqué par l’insécurité physique et sanitaire des enfants dans beaucoup de daaras, la prolifération incontrôlée de daaras, l’insuffisance de la prise en charge des daaras et l’augmentation de la mendicité et des situations de maltraitance des enfants. Ce projet de loi précise que l’ouverture d’un daara doit être précédée du dépôt auprès de l’administration compétente d’un dossier de déclaration préalable dont la composition est fixée par décret (article 3). 

Enfin, Amnesty International a émis une série de recommandations aux autorités sénégalaises pour remédier à cette situation difficile que vivent les enfants. La structure a proposé, entre autres : d’Établir une cartographie des daaras et des statistiques sur le nombre d’enfants talibés au niveau national dans le cadre du plan d’action pour la stratégie nationale de protection de l’enfance ; de Renforcer les capacités humains et opérationnelles des services en charge de la protection de l’enfance, en garantissant au minimum l’objectif de 3% du budget national consacré à la protection de l’enfance, établi dans le cadre de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ; d’Accroître notamment les ressources humaines, financières et la formation des services de protection de l’enfance au niveau de chaque département en mettant l’emphase sur la lutte contre la mendicité forcée des enfants et la protection des droits des enfants talibés. 

Synthèse de Abdou Karim MBAYE

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