Nous proposons un extrait du compte rendu de la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée Nationale de France portant sur la souveraineté monétaires des Etats africains de la zone du franc CFA.
M. Bruno Cabrillac, directeur de la Fondation pour les études et la recherche internationale (FERDI)
«Les véritables débats, une fois dissipées les ambiguïtés symboliques, se concentrent sur deux options économiques majeures : le choix d’un taux de change fixe et l’appartenance à une union monétaire. Je laisserai à mes voisins le soin de discuter de la pertinence de ces choix. Il est évident que la question est complexe et qu’il est difficile d’avoir une opinion tranchée. Toutefois, je souhaite formuler trois remarques. Premièrement, le choix d’un taux de change fixe n’est en rien aberrant. En effet, 80 % des pays d’Afrique subsaharienne et une majorité écrasante de pays en développement optent pour des taux de change fixes, qu’ils soient rigides ou plus flexibles, formels ou informels. Deuxièmement, l’ancrage de ces régimes de change fixe à l’euro n’est pas non plus un choix dénué de sens. La plupart des pays adoptant un régime de change fixe le font en se référant à l’une des deux grandes monnaies internationales, le dollar ou l’euro. Enfin, l’appartenance à une union monétaire est, comme vous le savez, beaucoup plus rare, avec seulement quatre unions monétaires existant dans le monde.
Ainsi, le débat économique se focalise sur ces choix stratégiques, dont la complexité ne permet pas de conclusions hâtives. Effectivement, l’Union monétaire d’Afrique de l’Ouest et l’Union monétaire d’Afrique centrale sont des unions monétaires sous-optimales. Cependant, je constate que ces unions monétaires sont la partie la moins contestée politiquement du système. D’une part, elles constituent le creuset d’une intégration régionale répondant aux aspirations panafricanistes, souvent très répandues parmi les opinions contestant le système. Par ailleurs, cette intégration régionale présente des avantages économiques et collatéraux significatifs.
Ce système bénéficie d’une grande cohérence d’ensemble, renforcée par plus de soixante ans de fonctionnement depuis les indépendances, malgré des heurts mais sans ruptures. Cette cohérence repose sur trois éléments. Le taux de change fixe assure la stabilité interne de la monnaie. La garantie de la France permet le maintien de ce taux de change fixe.L’existence d’une règle de change claire contraint la politique monétaire et facilite la renonciation à la souveraineté nationale en matière nationale et le transfert de cette souveraineté au niveau de l’Union. Ainsi, cette cohérence globale complique les réformes visant à remettre en cause l’un de ces trois éléments fondamentaux sans affecter les autres.
J’émets une remarque sur les approximations sémantiques souvent utilisées lorsque l’on évoque la garantie de la France. On parle de « garantie de convertibilité », ce qui peut créer une ambiguïté et une incompréhension. En pratique, il s’agit uniquement d’un engagement à fournir, en cas d’épuisement des réserves, aux trois banques centrales bénéficiant d’accords similaires, des devises de manière illimitée et inconditionnelle. Il ne s’agit en aucun cas, ou plus depuis très longtemps, de garantir la convertibilité de cette monnaie. Si vous vous présentez au Trésor français avec des francs CFA, que ce soit d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale, vous ne pourrez pas les échanger contre des euros. Il y a donc une certaine ambiguïté sur ce terme, héritée du passé.
Enfin, pour ouvrir le débat sur les avantages et les inconvénients de ce système monétaire, je tiens à souligner un avantage majeur, souvent ignoré dans le débat économique et symbolique. Ce système protège la monnaie des troubles politiques et sécuritaires, quelles que soient l’ampleur et la durée de ces troubles. Cela a été observé dans plusieurs pays de la zone CEMAC ou de la zone UEMOA, comme la Centrafrique, le Mali ou la Guinée-Bissau. Indépendamment de l’intensité et de la durée des troubles, la monnaie a toujours été préservée.
Les populations ont toujours eu accès à cette monnaie, qui a conservé son pouvoir d’achat. Cette immunisation, malheureusement due à la montée des conflits dans les pays de ces deux zones, constitue un avantage majeur du système. Cet avantage est incontestable car il est difficile de trouver un contrefactuel pour les autres avantages ou inconvénients économiques.
Dans les cas des pays mentionnés ou des troubles en Côte d’Ivoire, le contrefactuel est clair, illustré par de nombreux exemples comme le Zimbabwe ou la République démocratique du Congo. Dans ces exemples, la dépréciation ou la disparition de la monnaie, entraînant une dollarisation complète de l’économie, aggrave encore les souffrances des populations soumises à ces troubles sécuritaires.
On affirme qu’il est nécessaire de réformer le système en raison d’une forte demande de souveraineté monétaire, que ce soit au niveau régional ou national. Cependant, certaines propositions, comme celle de mon voisin, suggèrent que la France renonce unilatéralement à sa garantie. Cela me semble totalement contradictoire. Il faut attendre une demande explicite et je crois que le ministre des finances français a été très clair à ce sujet : si les Africains demandent le retrait de la garantie, la France le fera. Mais il n’y a rien de plus préjudiciable à la souveraineté monétaire que de prendre des mesures unilatérales et de retirer cette garantie.
La même confusion règne dans le débat sur les unions monétaires. Il existe des tendances centrifuges évidentes. Pourquoi le Sénégal et pourquoi maintenant ? Ce n’est pas seulement en raison d’un changement de régime démocratique. Le Sénégal va devenir un producteur de pétrole et disposera de ses propres réserves, qu’il ne souhaite pas partager, contrairement à la situation antérieure. Cela représente un degré de mutualisation très élevé.
Comme l’a souligné Mme Laffiteau précédemment, la Côte d’Ivoire a emprunté sur les marchés internationaux à des taux très élevés afin de contribuer aux réserves globales. Elle en supporte le poids et en fait bénéficier d’autres pays, notamment les pays sahéliens et le Sénégal. Aujourd’hui, les réactions de ces pays, en particulier du Sénégal, montrent que dès qu’ils cessent d’être bénéficiaires pour devenir pourvoyeurs de devises, des tendances centrifuges apparaissent. Il y a ici une confusion entre le débat politique et le débat économique. Ces tendances centrifuges, qui ont une réalité économique indéniable, sont contredites par le discours politique prônant toujours la création d’une monnaie.
Mme Émilie Laffiteau, docteure en économie internationale et chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
En ce qui concerne le rejet du franc CFA, il est indéniable que cette monnaie est actuellement très contestée, notamment en Afrique de l’Ouest et particulièrement au Sahel,principalement dans les pays ayant connu un coup d’État. Cette contestation se manifeste à plusieurs niveaux. Au niveau des citoyens, de nombreux slogans anti-franc CFA ont été observés lors des manifestations au Sahel, et ce rejet est également présent dans les discours des représentants politiques et de nombreux intellectuels. Deux arguments principaux sont généralement avancés : d’une part, l’héritage de domination coloniale que représente le franc CFA et, d’autre part, certains inconvénients liés à la parité fixe.
Je tiens à souligner que la contestation n’a jamais été aussi forte alors que, paradoxalement, l’influence de la France au sein du dispositif monétaire n’a jamais été aussi restreinte. Dans la pratique, on n’observe pas de rejet du franc CFA. En effet, son utilisation demeure courante à tous les niveaux, parmi tous les acteurs économiques. Cette confiance persistante se manifeste, par exemple, par la levée de fonds effectuée par la Côte d’Ivoire et le Bénin en début d’année sur les marchés obligataires, démontrant une forte confiance des investisseurs internationaux. Le franc CFA est utilisé tant dans les échanges courants que par les épargnants. Par ailleurs, au Zimbabwe, où l’on observe actuellement une hyperinflation massive et un effondrement de la monnaie, le franc CFA peut être perçu comme une valeur refuge. Cette situation est également observable dans d’autres pays de la zone ouest-africaine, tels que le Ghana.
Second élément sur ce premier point, nous n’observons pas de dépréciation réelle de la valeur du franc CFA. En effet, la valeur de cette monnaie par rapport aux devises étrangères n’a pas diminué ces dernières années, contrairement à ce qui est observé dans des pays voisins comme le Nigeria et le Ghana.
Le premier avantage est la stabilité monétaire. Le système actuel permet une stabilité monétaire, ce qui signifie, d’une part, une inflation maîtrisée sur le long terme et, d’autre part, une faible variation du taux de change sur le long terme. Cette stabilité entraîne des conséquences positives, notamment sur le pouvoir d’achat des populations. C’est un enjeu majeur dans des pays en développement où près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. De plus, cette stabilité favorise les investissements directs étrangers enlimitant le risque de change.
Le deuxième avantage du système monétaire actuel est la mutualisation des réserves de change. Les réserves de change sont cruciales car elles permettent aux pays de détenir des devises pour échanger et s’approvisionner avec l’étranger. Le système monétaire actuel représente un instrument de répartition du risque au niveau régional, permettant à des pays d’avoir accès à des réserves de change, notamment ceux qui en accumulent très peu, voire quasiment pas. Le troisième avantage est que le système actuel favorise l’intégration régionale en ouvrant les pays à un marché régional et en facilitant les échanges entre eux. Cependant, cet avantage reste relatif, compte tenu des échanges limités au sein de la zone UEMOA et de la zone CEMAC.
Tout système monétaire comporte des avantages et des inconvénients. Parmi les inconvénients majeurs, le premier est la perte de l’instrument discrétionnaire de politique monétaire au niveau national. Cette souveraineté monétaire a été transférée à une échelle régionale, ce qui prive les pays d’un outil essentiel pour la politique économique contracyclique.
Dans des pays où la politique budgétaire est déjà très contrainte, cette perte d’outils contra-cycliques rend les économies plus vulnérables aux chocs, qui sont moins amortis. Le deuxième inconvénient concerne l’arrimage du change fixe avec l’euro. Les pays de la zone franc commercent de plus en plus avec des zones autres que la zone euro, ce qui soulève la question de la pertinence de cet arrimage. Le niveau de la parité est également un sujet de débat. Actuellement, un euro vaut 656 francs CFA. Les critiques du franc CFA estiment que ce taux est surévalué, ce qui favorise les importations etdécourage les exportations. En revanche, les défenseurs du système soutiennent que ce taux reflète bien le niveau de compétitivité-prix de la zone. Selon les dernières études réalisées par le FMI et la FERDI, le taux de change actuel reflète effectivement le niveau de compétitivité-prix.
La dernière partie de mon intervention portera sur lesavantages et les inconvénients du système monétaire actuel pour la France. Le principal avantage pour la France réside dans la stabilité qu’il procure. En effet, la France n’a aucun intérêt à assister à une crise monétaire ou à une dévaluation de la monnaie dans ces pays, en raison de ses collaborations économiques, ce qui implique des risques de change. L’inconvénient majeur pour la France réside dans la garantie de convertibilité exercée par le Trésor français. Si les réserves de change de la BCEAO, de la BEAC ou de la Banque des Comores s’épuisent, la France s’est engagée à fournir ces banques centrales en devises. Deux cas de figure se présentent alors : si la France honore cet engagement, cela sera difficilement tenable politiquement pour le contribuable français ; si elle ne le fait pas, elle sera tenue responsable par les citoyens africains d’une crise systémique potentielle. Dans les deux cas, la situation est politiquement complexe pour la France.
La confiance est une question essentielle lorsqu’il s’agit de monnaie. Bien que le franc CFA soit souvent critiqué dans les discours, la confiance dans cette monnaie semble se maintenir en pratique. Si la confiance faisait défaut, les opérateurs économiques, qu’il s’agisse de ménages, d’entreprises ou d’investisseurs, auraient déjà opté pour une autre monnaie, comme cela se produit dans les pays voisins. Or, nous constatons le contraire. Actuellement, les pays africains subissent de nombreux chocs, notamment en raison de l’inflation, de la crise en Ukraine et des tensions au Moyen-Orient. Dans ce contexte de vulnérabilité mondiale, certaines monnaies s’effondrent tandis que d’autres restent stables, avec un taux de change réel bien maintenu. Je ne conteste pas le problème de confiance dans les discours et dans l’opinion publique. Pour renforcer cette confiance, deux éléments sont essentiels en cas de réforme : des institutions solides et un niveau de réserve de change suffisant. L’histoire montre quedans tous les pays ayant changé de monnaie ou entrepris desréformes monétaires, l’absence d’institutions solides conduit les opérateurs à se tourner vers d’autres monnaies, quel que soit le régime de change adopté. Le Sénégal, par exemple, remplit ce critère, comme l’ont démontré les dernières élections et le rôle du Conseil constitutionnel. Un niveau de réserve de change suffisant est également crucial pour maintenir la liquidité monétaire dans le pays. Monsieur ZeBelinga l’a mentionné précédemment. Ces deux critères sont indispensables pour asseoir la confiance, quelles que soient les réformes mises en place.
Pourquoi le Nigeria est-il réticent ? Parce qu’il est exportateur de pétrole. En conséquence, il est totalement contra-cyclique et n’a aucun intérêt à former un groupe sans complémentarités. Le Nigeria, en tant qu’exportateur de pétrole, a des intérêts opposés à ceux des importateurs de pétrole. Concernant la dette, il convient de rester vigilants. Si demain, les pays se trouvent en situation de vulnérabilité vis-à-vis de leur dette, cela représenterait un problème majeur en Afrique subsaharienne. Le franc CFA permet de maintenir une monnaie arrimée de manière assez forte à l’euro, et donc au dollar. Si ces pays sortent de cette zone, ils risquent de subir une dépréciation ou une dévaluation. Cela entraînerait une augmentation significative de leur endettement. Il est donc crucial d’anticiper ces risques liés à l’endettement.
J’ai proposé trois scénarios dans un de mes papiers. Le premier scénario consiste à poursuivre l’expérience régionale avec des modifications, comme l’a fait l’UEMOA en 2019, en ajustant certains arrangements et réformes liés à la parité. Il s’agit de décider si l’on souhaite maintenir la parité uniquement avec l’euro ou opter pour un panier de devises. On pourrait envisager un ajustement à la baisse de la parité actuelle. Le deuxième scénario concerne l’adoption de l’eco au sein de la CEDEAO. Enfin, le troisième scénario envisage une expérience nationale ou sous-régionale. Plusieurs zones montrent des velléités en ce sens. Le Sénégal a évoqué une sortie du franc CFA pour adopter une monnaie nationale. De même, les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES), à savoir le Mali, le Burkina Faso et le Niger, envisagent une monnaie commune. Ces trois scénarios sont les plus probables.
M. Martial Ze Belinga, économiste et sociologue
Si nous sommes aujourd’hui devant la commission des affaires étrangères, c’est bien parce que la perception française actuelle est que cette monnaie n’est pas uniquement africaine. Sinon, le Parlement français n’aurait pas à en décider. Une perception encore plus profonde est que les externalités négatives de cette monnaie génèrent en Afrique des tensions significatives, que je qualifierais même d’explosives, car elles sont portées par la jeunesse. La démographie du rejet va bien au-delà de ce que l’on peut imaginer. Ce rejet n’est pas limité à l’Afrique francophone. Aujourd’hui, des conférences sur le franc CFA se tiennent partout en Afrique, y compris en Afrique du Sud et au Malawi. Je pense que c’est une très bonne chose que vous vous préoccupiez de cette question.
Je souhaite souligner que la monnaie dépasse la simple question économique, celle de la tenue d’un taux de change, qu’il soit à l’équilibre ou non. La monnaie va bien au-delà de cela, tout comme l’économie. Actuellement, une des monnaies qui maintient son niveau par rapport au dollar est le kwachazambien. Pourtant, l’économie zambienne est en difficulté mais la monnaie parvient à se maintenir à un niveau élevé grâce à des réserves suffisantes. Cela ne signifie pas pour autant que l’économie est en bonne santé. C’est pourquoi je préconise une approche plus institutionnaliste et multifactorielle de la monnaie.
En réalité, les quatre principes cardinaux, à savoir la centralisation des réserves, l’arrimage fixe à un taux de change, la libre transférabilité des fonds et des capitaux, sont des principes naturels à un empire et à une colonie. Ces principes demeurent aujourd’hui fonctionnels, ce qui, pour les Africains, alimente l’idée d‘une « colonialité monétaire ». Autrement dit, bien que les pays africains soient passés d‘une situation de colonie à une situation d’indépendance, ils continuent de fonctionner selon les mêmes principes que ceux de la colonie.
Il convient de noter que les taux de change et les règles cardinales régissant ces unions n’ont pas été choisis par les Africains. Bien que plusieurs innovations et ajustements aient eu lieu au fil du temps, les principales règles datent de cette époque. Il est également essentiel de comprendre la perspective africaine sur le franc CFA, qui est perçu à travers les outils et instruments de la colonisation. Par exemple, ceux qui protestent vigoureusement associent souvent le franc CFA à la présence militaire française et à l’imposition du français comme langue officielle. Ces accords, signés lors de la transition de la colonisation aux indépendances, sont perçus comme un bloc intégrant l’économie, la monnaie, les aspects culturels et militaires, limitant les marges de liberté des pays africains.
La situation actuelle ne se résume pas à un simple rejet. La contestation du franc CFA est ancienne, remontant à sa création. Certains experts français, dès les années 1950- 1960, ont critiqué cette monnaie. Il existait un débat entre le ministère des colonies et le ministère des finances, certains craignant que la coexistence de deux monnaies au sein du même empire pose des problèmes. Ainsi, la contestation du franc CFA n’est pas seulement le fait de protestations populaires mais aussi de chercheurs et d’économistes depuis plusieurs décennies. Il serait donc réducteur de présenter cette opposition comme une simple protestation.
L’analyse coût-bénéfice et les externalités réalisées par les Africains ne permettent pas de valider l’institution du franc CFA comme étant une institution de développement. En effet, tous les avantages associés au franc CFA, tels que la stabilité monétaire ou des prix, ne se traduisent pas par une augmentation des investissements directs étrangers (IDE) dans les pays africains de cette zone. Ces pays n’en reçoivent pas plus que les autres. La stabilité monétaire n’entraîne pas une réduction de la pauvreté. Les travaux, y compris ceux de M. Cabrillac ou de la FERDI, reconnaissent qu’on ne peut pas associer le franc CFA à une augmentation de la croissance ou du développement économique. Il semble donc nécessaire de reconnaître que les Africains sont aujourd’hui engagés vers d’autres schémas. Leur paradigme est désormais l’intégration africaine, avec des outils tels que la zone de libre échange, l’intégration régionale, la multilatéralisation et la bipolarisation du monde. De nombreux pays souhaitent aujourd’hui adhérer au BRICS+ – Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran –, par exemple. Ces nouveaux chemins ne sont pas nécessairement compatibles avec le franc CFA.
Il convient également de rappeler que les trois pays du Maghreb, à savoir l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, ont quitté le franc CFA lors de leur indépendance et ont opté pour leurpropre monnaie. Aujourd’hui, ces pays sont les premiers partenaires économiques de la France et se comportent très bien d’un point de vue économique. La monnaie tunisienne, par exemple, est une monnaie flexible qui résiste très bien à la situation actuelle et maintient une cotation stable vis-à-vis du dollar. Le fait de sortir de la zone franc n’implique pas que les pays n’auront plus de relations avec la France. Au contraire, la France entretient d’excellentes relations économiques avec des pays qui ne font pas partie de la zone franc, comme l’Afrique du Sud ou le Nigéria. En matière de monnaie et de confiance, je souhaite commencer par la confiance. Comme l’affirment les économistes et institutionnalistes français, la monnaie est caractérisée par la confiance. Le problème actuel, qu’il ne faut pas dissimuler, est que le franc CFA a perdu presque toute sa légitimité. Quand je dis presque, c’est parce que les officiels ne l’admettront pas ; mais les populations n’en veulent plus. Si les officiels ou les cadres ne le reconnaissent pas, il faut aussi admettre que, par le passé, ceux qui l’ont fait en ont payé le prix, politiquement ou autrement. Il sera donc extrêmement difficile de restaurer la confiance avec un outil qui a perdu sa légitimité et dont l’illégitimité risque de croître, compte tenu de la démographie sous-jacente à cette critique.
Par ailleurs, nous faisons face à des problèmes de fossés numériques. Les questions numériques progressent et l’on pense qu’elles contribuent de plus en plus à l’inclusion monétaire de ceux qui n’ont pas accès à un compte bancaire. Cependant, de mon point de vue, cette inclusion reste précaire en raison des problèmes persistants d’accès au numérique, malgré les progrès réalisés. Je suppose qu’il existe des réponses plus techniques ou spécialisées à ces enjeux. Si vous vous concentrez uniquement sur les partisans et les opposants de la France, vous risquez de passer à côté de la question essentielle. Les Africains, tout comme la France, évoluent dans un contexte mondial. Le destin de la France ne se limite pas à celui de ses anciennes colonies. Elle s’est tournée vers d’autres horizons, parfois insuffisamment, et n’a pas toujours su se positionner avantageusement dans le commerceinternational avec des pays émergents plus dynamiques. Cettedynamique a été influencée par les anciennes rentes coloniales. En restant dans cette dichotomie simpliste, vous pourriez biaiser votre analyse.
La France a toujours défendu sa souveraineté monétaire, un concept développé par Jean Bodin et d’autres auteurs français de renom. Le général de Gaulle s’est battu pour cette souveraineté face au dollar, et le président Giscard d’Estaing aévoqué le privilège exorbitant du dollar. La France a dévalué le franc français près de vingt fois au XXe siècle, avant et après 1945, sans jamais choisir de dollariser son économie, afin de préserver sa souveraineté nationale. Si les pays africains avaient suivi l’exemple français, ils auraient abandonné le franc CFA dès l’indépendance, comme l’ont fait le Maroc, la Tunisie et les pays du Mékong, qui entretiennent toujours de bonnes relations avec la France. Les critiques actuelles envers la France découlent d’une perception de continuité coloniale que les peuples rejettent. Le franc CFA, en tant que monnaie d’échange quotidienne, n’est pas contesté. Ce qui est remis en question, c’est son caractère externe et les institutions qui gèrent le franc CFA. La contestation réside dans le fait de ramener chaque fois les débats à quelque chose d’irrationnel et d’instrumentalisé, ce qui ne peut qu’aggraver les grandes difficultés que la France risque de rencontrer à long terme. Je ne vois vraiment pas ce que la France aurait à gagner en ayant deux milliards d’Africains convaincus que ce pays est « le pire des pays à l’exception d’aucun autre ». En effet, plus ce type d’institution perdure, plus cette image se développe. Il ne faut pas oublier que lors du passage des troupes françaises, des populations se sont mises en travers des routes. On peut penser que c’est instrumentalisé mais cela s’est également produit à Madagascar dans les années 1970.
Pour votre information, la Mauritanie est sortie de la zone franc et ne s’en porte pas plus mal. Il n’y a donc pas de fatalité à ce que quitter une zone monétaire se passe mal. Aucontraire, les pays en développement ont besoin de politiques discrétionnaires et adaptées à leur développement. Ce n’est pas le cas pour le franc CFA car il est arrimé à une zone composée de pays déjà industrialisés. Par exemple, il manque des éléments de gouvernance au niveau de la production et de la transformation productive. Ces aspects ne sont même pas abordés dans les rapports sur le franc CFA, y compris malheureusement dans ceux de la Banque de France. Lorsque l’on évoque la garantie française, souvent fantasmée, il est essentiel de clarifier le fait que, sur la longue durée, ce sont les réserves africaines qui soutiennent le franc CFA. La garantie française a pu jouer un rôle transitoire mais prétendre que sans elle le franc CFA n’existerait pas serait aller à l’encontre des faits empiriques. La crise de confiance actuelle découle du fait que, la seule fois où la France a eu l’occasion de faire jouer sa garantie de manière durable, elle ne l’a pas fait. En 1994, au lieu de se substituer aux États africains, la France a laissé unedévaluation brutale de 50 % se produire. Il est donc nécessaire de nuancer le concept de garantie car celle-ci est en réalité hypothétique et conditionnelle.
Le système repose principalement sur les réserves africaines. D’un point de vue économique, si ce sont ces réserves qui garantissent la monnaie, il serait logique que la France se retire de cette garantie. Ce scénario, à mon sens, devrait être le premier envisagé car il poserait moins de questions spéculatives à la France. Les États africains pourraient alors gérer leur monnaie avec leurs propres réserves et contracter directement avec l’Union européenne pour un ancrage fixe, si souhaité, sans la garantie française.
Lorsque l’on affirme que la France s’est retirée de la gouvernance, il convient de préciser qu’en Afrique centrale, par exemple, elle reste impliquée dans la gouvernance de laCEMAC. De plus, se retirer de l’administration ne signifie pas être absent dans la gestion de la zone. Les règles cardinales, établies par la France depuis 1945, montrent que celle-ci demeure présente par le biais de ces règles. La France a administré la dévaluation, prouvant ainsi sa présence continue dans la gestion de la zone. Sortir éventuellement du franc CFA ne constitue pas nécessairement une menace. En examinant l’histoire, on constate que le fait de conserver la même monnaie pendant un siècle n’est pas forcément synonyme d’efficacité ou de développement. En réalité, pour les pays en développement, il est crucial de noter que quatorze pays africains utilisent le franc CFA sur un total de cinquante-cinq pays. Cela démontre que les autres pays ne subissent pas de catastrophes quotidiennes. Les imaginaires autour du franc CFA ont généré une peur injustifiée concernant une éventuelle sortie de cette monnaie.
Un deuxième point fondamental, surtout pour les pays en développement, concerne les effets d’apprentissage. Certes, des secousses peuvent survenir mais c’est précisément à travers ces secousses que les pays apprennent à gérer leur économie, à soutenir leur taux de change et à diversifier leurs économies pour ne pas trop dépendre d’une seule matière première.
Il ne s’agit pas de se focaliser uniquement sur le franc CFA. Le thème du devenir est particulièrement pertinent car il ne se limite pas à l’avenir ; il inclut une dynamique et un changement d’état. On peut tout à fait envisager l’avenir monétaire de ces pays en dehors du franc CFA sans que cela n’engendre de craintes particulières. Il est important de rappeler que même le franc français a connu des secousses, des dévaluations, des appréciations et des périodes de franc fort. Ces fluctuations sont tout à fait normales. Il est illusoire de souhaiter une fixité du taux de change ou un immobilisme que l’on qualifierait de stabilité. Comment justifier que des pays conservent le même taux de change pendant plus de cinquante ans alors que leurs caractéristiques évoluent ? Par exemple, certains pays d’Afrique de l’Ouest sont en train de devenir des pays pétroliers, alors qu’ils étaient auparavant des pays agricoles. Maintenir la même architecture monétaire dans ces conditions pose indéniablement problème.
Mme Mireille Clapot (RE)
L’Afrique est constamment au coeur de notre actualité, notamment en raison des récents bouleversements politiques. Je pense bien sûr aux coups d’État au Soudan, en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, au Niger et au Gabon, ainsi qu’aux changements démocratiques au Sénégal. Nous avons également en tête les campagnes antifrançaises, la montée en puissance de la Russie et de la Chine dans plusieurs États africains, ainsi que les grands enjeux économiques, écologiques et numériques, sans oublier les vulnérabilités liées à l’endettement. Le sujet monétaire est d’autant plus d’actualité que, ces jours-ci, les États africains se réunissent dans le cadre des assemblées annuelles du groupe de la Banque africaine de développement. Je considère que l’Afrique est un continent innovant, riche de sa jeunesse, qui a besoin de stabilité et de leviers de financement pour transformer ses ressources naturelles en valeur ajoutée. La monnaie, comme l’a souligné M. Cabrillac, contribue à cette stabilité et constitue, en quelque sorte, une protection contre les troubles.
La France a joué un rôle important dans le passé, mais comme l’a déclaré le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, lors de sa tournée en avril dans différents pays africains, la France restera désormais à distance des décisions monétaires qui ne relèvent que des pays concernés. « Nous avons accompli notre part en sortant de la gouvernance du franc CFA », a-t-il affirmé. « Maintenant, c’est aux États africains de décider ». Le nom même du franc CFA porte une symbolique forte, comme vous l’avez tous souligné. M. ZeBelinga, j’ai bien entendu vos propos sur les externalités négatives qui débordent la zone du franc CFA.
M. Alexis Jolly (RN)
Lorsqu’un problème survient, la France devient souvent lebouc émissaire idéal, permettant à certains de se décharger de leurs responsabilités et de rassembler autour d’eux des groupes d’agitateurs qui, autrement, se combattraient entre eux. Le franc CFA sert de catalyseur aux ressentiments de divers groupes et influenceurs, pressés de renvoyer les Français en métropole afin de pouvoir établir librement leurs affaires personnelles au détriment des peuples qui leur font confiance, bien qu’ils soient parfois eux-mêmes sous influence étrangère.
Pourtant, en écartant la haine de la France de l’équation, on constate que le franc CFA présente plusieurs avantages. Il assure la stabilité monétaire et protège contre l’inflation. De plus, il garantit la convertibilité immédiate en euros par le Trésor français et maintient un taux de change fixe, facilitant ainsi les accords commerciaux. Il favorise également l’intégration régionale et l’interconnexion des systèmes économiques nationaux. Un exemple éloquent des conséquences de la sortie du franc CFA est celui de Madagascar en 1973, l’année où le pays a quitté la zone CFA. À cette époque, Madagascar était le pays le plus riche d’Afrique de l’Est. Aujourd’hui, il est le quatrième pays le plus pauvre de la région et le sixième du continent, un véritable effondrement économique, bien loin de l’Eldorado promis par les révolutionnaires anti-français.
En 2023, l’Afrique subsaharienne représente 1,8 % des exportations françaises et 1,9 % des importations. Parmi ces importations, 11,6 % concernent des produits stratégiques tels que les hydrocarbures, les produits agricoles et les minerais. Cela signifie que 88,4 % de ces ressources proviennent d’autres régions. Nous ne dépendons donc pas de la zone CFA et n’en tirons pas un profit excessif. Contrairement aux accusations des partisans d’une Afrique libérée de la présence française, aucun dirigeant des pays ayant quitté le franc CFA n’a subi de mesures de rétorsion.
Nous respectons la souveraineté des nations, tout en reconnaissant leurs intérêts objectifs. Les mensonges propagés sur la France sont des éléments de propagande utilisés pour monter les populations africaines contre notre pays et récupérer les ressources exploitées en lieu et place des gouvernements installés. Ces éléments permettent de clarifier la situation et de répondre aux arguments des opposants au franc CFA.
Mme Nadège Abomangoli (LFI-NUPES)
Le franc CFA, perçu comme un héritage colonial de la France, est un choix monétaire soutenu par la majorité des dirigeants africains, dont beaucoup ne sont pas élus démocratiquement. Ce choix vise à garantir une stabilité monétaire face aux instabilités politiques, souvent bien tolérées. Cependant, le franc CFA souffre d’un sérieux problème de légitimité démocratique.
Ces dernières années, les critiques contre cette monnaie se sont intensifiées, notamment avec l’accentuation des différences économiques entre les zones monétaires du continent. De plus, les divers coups d’État, couplés à des sanctions économiques contre les nouveaux régimes cherchant des alternatives économiques, aggravent la situation. Les aspirations à la souveraineté monétaire sont intrinsèquement liées à celles de la souveraineté nationale. C’est ce que le premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, a expliqué lors d’une conférence conjointe avec Jean-Luc Mélenchon à Dakar, il y a quelques jours. Fin 2019, Emmanuel Macron s’était engagé avec le président de Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara, à enclencher une réforme du franc CFA. Bien que des modifications de gouvernance aient suivi ces déclarations, elles ne remettent pas fondamentalement en cause cettemonnaie. Par ailleurs, le basculement vers une nouvelle monnaie, l’eco, tarde à se concrétiser.
L’arrimage à l’euro, une monnaie forte, a eu pour conséquence de renchérir les importations à l’ère de l’inflation post-Covid. De plus, la dévaluation de l’euro par rapport au dollar américain a entraîné une explosion de l’endettement des États de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), ces dettes étant contractées en dollars.
En 2024, il est impératif de sortir du système du franc CFA, qui représente une domination économique et politique exercée par la France et l’Union européenne sans avoir prouvé son efficacité en termes de développement pour les peuples.
Extrait du Compte rendu de la Commission des Affaires Etrangères de l’Assemblée Nationale de France sous la présidence de Jean-Louis Bourlanges,