Face à la double contrainte de la mondialisation des échanges et de la recomposition des routes maritimes, le Maroc a engagé une transformation profonde de son modèle portuaire. Portée par une vision d’État, cette mutation place le pays en rival direct des plates-formes logistiques européennes.
La mer a toujours été une respiration vitale pour le Royaume, dont près de 98 % du commerce extérieur transite par ses quarante ports. Si, pendant des décennies, l’activité s’est concentrée autour de l’historique port de Casablanca, pilier d’une économie tournée vers le cabotage régional, c’est au tournant des années 2000, qu’une prise de conscience décisive s’est opérée. Le pays commençait alors à mesurer l’écart qui le séparait des grands hubs régionaux. La massification du transport conteneurisé, l’accélération des échanges et la nécessité de capter les flux du commerce mondial appelaient de grands changements. Sous l’impulsion royale, le Maroc se dote d’une «Stratégie Portuaire Nationale à l’horizon 2030» (SPN 2030), dont l’objectif affiché est de créer «des ports performants, catalyseurs de compétitivité économique et moteurs du développement régional».
Tanger Med
Une réforme des institutions accompagne ce changement d’échelle, avec la création de l’Agence Nationale des Ports (ANP). Celle-ci doit gérer et réguler l’ensemble des sites, à l’exception notable du futur géant Tanger Med, confié à une entité dédiée. Dans cette organisation hybride, l’opérateur national Marsa Maroc est associé à des concessionnaires privés.
Le premier acte de cette métamorphose s’est matérialisé avec le complexe de Tanger Med, inauguré en 2007 et sans cesse étendu depuis. Implanté à quelques encablures du détroit de Gibraltar, ce hub est conçu pour tirer parti de la position géostratégique du Maroc, au carrefour des routes Est-Ouest et Nord-Sud. Les résultats ont dépassé les espérances. Avec plus de 10,2 millions d’équivalents vingt pieds (EVP) traités en 2024, Tanger Med s’est hissé au premier rang méditerranéen et africain, et pointe désormais au 17e rang mondial. Cela est dû à des infrastructures en eaux profondes qui peuvent accueillir les plus gros porte-conteneurs, à une automatisation poussée et à une connectivité maritime étendue avec soixante-dix pays. Surtout, le port a su s’adosser à une zone franche industrielle attirant plus de 1 300 entreprises, à l’image de l’usine Renault-Nissan, qui exporte depuis ses lignes de production.
Nador West Med
Fort de ce succès, le Royaume a engagé la construction d’un deuxième géant méditerranéen : Nador West Med, objet de notre dossier. Situé sur la côte orientale, ce mégaprojet, dont la première phase doit être opérationnelle fin 2026, vise à la fois à désenclaver une région marginalisée et à créer un duo portuaire complémentaire avec Tanger. Avec une capacité initiale de 5 millions d’EVP, extensible à 17 millions, ce port aspire à capter une partie du trafic saturant les ports espagnols et italiens. Le ministre de l’Équipement, Nizar Baraka, souligne que «ce projet structurant mobilisera plus de 80 milliards de dirhams d’investissements et générera jusqu’à 100 000 emplois». Comme à Tanger, l’exploitation sera confiée à des alliances avec les géants du shipping, CMA CGM et MSC. Cette duplication du modèle Tanger Med indique une volonté d’optimisation géographique : «Tanger capte les flux de l’Atlantique et de la Méditerranée occidentale, Nador visera ceux de la Méditerranée centrale et orientale», nous explique un cadre de l’ANP.
Dakhla Atlantique
Sur sa façade atlantique méridionale, le Maroc déploie une troisième façade stratégique avec le port en eaux profondes de Dakhla Atlantique, dont l’ouverture est prévue pour 2029. Ce projet, situé à 40 km au nord de Dakhla, revêt une dimension géopolitique affirmée. D’une capacité annoncée de 35 millions de tonnes, il doit servir de débouché maritime aux pays enclavés du Sahel (le Mali, le Niger et le Burkina Faso) dans le cadre de l’initiative royale pour un «corridor atlantique». En offrant une alternative aux ports du Golfe de Guinée, le Maroc consolide son ancrage africain et sa posture de puissance liante entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne.
Cette expansion tous azimuts s’accompagne d’un virage environnemental destiné à anticiper les normes internationales et à renforcer l’avantage compétitif. En juin 2025, l’ANP a conclu un partenariat avec la filiale énergie du groupe CDG pour engager la décarbonation progressive des ports. Électrification des quais, déploiement d’énergies renouvelables et optimisation énergétique sont au programme. Une étude de faisabilité explore même la production de carburants verts, comme l’ammoniac et le méthanol synthétique, pour alimenter les navires. «L’objectif est de positionner le Maroc en précurseur de la transition énergétique du transport maritime en Méditerranée», affirme un responsable du ministère de l’Équipement.
En développant des ports de rang mondial, le Maroc cherche, d’un côté, à s’émanciper de sa dépendance logistique vis-à-vis de l’Europe. De l’autre, à s’imposer comme un partenaire incontournable pour les échanges avec l’Afrique. La réussite de Tanger Med, qui a dépassé le volume du port espagnol d’Algésiras, conforte ce rééquilibrage des forces. Les ports marocains bénéficient d’un avantage compétitif en matière de coûts et de flexibilité réglementaire ; au contraire, leurs homologues européens sont soumis à des normes plus contraignantes. Mais cette dynamique volontariste n’exclut toutefois pas plusieurs défis. La saturation possible des corridors terrestres, la nécessité de disposer de compétences techniques plus spécialisées, ou encore la concurrence croissante de hubs africains, tels que Lomé ou Dakar, appellent une vigilance soutenue. La solidité du modèle dépend aussi de la capacité à rentabiliser des investissements considérables dans un contexte marqué par la volatilité des échanges internationaux. Les autorités misent, pour y répondre, sur la complémentarité entre Tanger, Nador et Dakhla, afin de constituer un réseau cohérent et orienté vers plusieurs façades.
SOURCE : MAROC HEBDO

