Le gouvernement français a annoncé, le 28 juillet, que six tirailleurs sénégalais, exécutés en 1944 sur ordre d’officiers de l’armée française au camp de Thiaroye, près de Dakar, au Sénégal, ont été reconnus “Morts pour la France”. Une décision qui a suscité moult réactions dont celle du Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko qui a demandé à Paris de “revoir ses méthodes”. William Robin-Detraz, doctorant en sciences sociales à l’université Lumière Lyon II, réalisant une thèse sur les mémoires des tirailleurs, explique à The Conversation pourquoi ce sujet fait toujours débat en Afrique.
Qui sont les tirailleurs sénégalais ?
Les tirailleurs dits “sénégalais” sont des soldats originaires d’Afrique appartenant aux troupes coloniales françaises. Le corps d’armée a été créé en 1857 puis dissous au moment des indépendances africaines dans les années 1960. L’appellation est un nom générique. Elle masque la diversité des origines des combattants qui venaient de l’ensemble des colonies de l’Afrique occidentale française et, dans une moindre mesure, de l’Afrique équatoriale. Parmi les six tirailleurs qui viennent d’être reconnus “morts pour la France”, il y a quatre personnes originaires du Sénégal, mais aussi une de la Côte d’Ivoire et une du Burkina Faso (ex-Haute-Volta).
Les tirailleurs ont d’abord été employés durant la conquête coloniale au XIXe siècle pour l’expansion et le maintien de l’ordre dans l’empire français. Leur rôle et leur importance changent avec la Première Guerre mondiale. Durant le conflit, ils sont plus de 200 000 à être mobilisés et participent à de nombreuses batailles décisives en Europe. 30 000 d’entre eux y laissent leur vie. Forte de cette expérience, la France les remobilisent dans des proportions similaires lors de la Seconde Guerre mondiale. Divers événements tragiques caractérisent cette période. On peut citer comme faits marquants les massacres racistes de 1940 lors de la campagne de France par les Allemands, l’enfermement pendant plusieurs années en tant que prisonniers de guerre dans des Frontstalags, les combats très durs pour la libération de la Provence en août 1944, et, ce dont on parle beaucoup en ce moment, le massacre de dizaines, probablement centaines, de tirailleurs à Thiaroye le 1er décembre 1944 par l’armée française pour avoir osé réclamer leurs soldes d’année de guerre.
Les tirailleurs ont également servi durant les guerres de décolonisations, en Indochine, en Algérie dans les années 50-60, et dans d’autres contextes où la répression coloniale a été féroce. Après les indépendances, les anciens combattants continuent d’entretenir des relations avec la France, ne serait-ce que pour les pensions dont la “cristallisation” – leur montant est resté bloqué au niveau atteint à la date des indépendances – a été un important sujet de luttes.
Cet aperçu témoigne d’une histoire complexe faite d’évolutions et de contradictions sur plus d’un siècle. En ce sens, Myron Echenberg, un des principaux historiens des tirailleurs, a écrit qu’ils forment “un miroir du colonialisme”.
Comment ont-ils été commémorés en France récemment ?
Une politique mémorielle a été mise en place sous François Hollande à partir de 2012 qui s’est accélérée sous les quinquennats d’Emmanuel Macron. Cette politique recouvre des discours, des cérémonies et des gestes politiques en faveur des derniers tirailleurs présents en France (naturalisations, rééquilibrage des pensions, retour au pays avec la possibilité d’y toucher le minimum vieillesse). Plusieurs espaces publics ont été édifiés en leur honneur comme en 2023 la “place des tirailleurs sénégalais” à Paris. En parallèle, de nombreuses créations artistiques prenant les tirailleurs comme personnages ont connu un large succès, que ce soit en littérature avec le roman de David Diop Frère d’âme (2018) ou bien dans le cinéma avec le film de Mathieu Vadepied mettant en scène la star Omar Sy dans Tirailleurs (2023).
C’est cependant de la société civile qu’a été impulsée cette dynamique mémorielle. De nombreuses associations et personnalités se sont mobilisées sur le terrain depuis les années 1990-2000, un peu partout en France, avec cette volonté commune de les “sortir de l’oubli”.
Pourquoi des polémiques éclatent-elles chaque fois que le sujet est abordé ?
Du fait de leur histoire, les tirailleurs peuvent être différemment considérés en fonction des contextes et des groupes sociaux. Schématiquement, trois figures mémorielles peuvent se recouper : celle du héros, celle de la victime et celle du mercenaire. Je fais l’hypothèse dans ma recherche que ces diverses polarisations mémorielles résultent de la position sociale des tirailleurs durant l’époque coloniale, puisqu’ils étaient à la fois soldats pour l’armée française et “indigènes” n’ayant pas les mêmes droits que les autres citoyens français. En d’autres termes, il se rejouerait dans la commémoration les contradictions inhérentes à la condition des tirailleurs. Ces sujets conflictuels attestent que la question du passé colonial demeure une question non réglée et douloureuse, que ce soit en France ou en Afrique.
La réaction critique du Premier ministre sénégalais doit-elle être comprise à la lumière de ce que vous avez indiqué ?
J’interprète la réaction critique d’Ousmane Sonko, en tant que “président de Pastef” -le parti dont il est le leader – et non en tant que Premier ministre du Sénégal selon la signature de son message sur les réseaux sociaux, comme étant inscrite dans la posture et le discours du “projet” porté par son parti. En quelque sorte, il s’agirait de décoloniser la mémoire du passé colonial, c’est-à-dire qu’il ne s’agit plus de lire et de raconter le passé du continent africain à partir de l’ancienne métropole mais selon un regard décentré et, ici, panafricain. L’annonce selon laquelle “le Sénégal s’apprête à donner un nouveau sens à ce douloureux souvenir”, et la dernière phrase, – “Thiaroye 44, comme tout le reste, sera remémoré autrement désormais”-, me semblent significatives de cette volonté.
Cette réaction s’inscrit dans le contexte géopolitique actuel des relations franco-sahéliennes qui relèvent plus de la défiance que de la coopération. La mémoire est toujours une affaire du présent. Elle s’actualise en fonction des enjeux contemporains et des perspectives propres à chacun.
En définitive, ces réactions nous en disent plus sur l’état des relations franco-africaines que véritablement sur les tirailleurs eux-mêmes. C’est en cela que leur figure mémorielle varie au gré des relations (géo)politiques. Comme l’a très justement noté Martin Mourre, en reprenant un concept d’Achille Mbembé, les tirailleurs sont devenus des « fétiches » de la postcolonialité.
Quels sont les enjeux sociaux et politiques qui nourrissent la relation de la France et ses anciennes colonies dans l’espace public ?
Ils sont multiples et je ne peux ici qu’en citer quelques-uns. L’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan a montré que le lourd passif de la France en Afrique ainsi que des théories du complot sont centrales dans ces relations. La persistance de la Françafrique continue d’alimenter des relations asymétriques, que ce soit pour des questions militaires, économiques ou politiques. Bien qu’instrumentalisée dans le débat public par les politiciens, l’immigration demeure également un sujet de controverses. Parmi cet ensemble, les questions mémorielles pèsent lourds. “Thiaroye 44” – expression qui s’est imposée au fil du temps pour signifier le souvenir du massacre des tirailleurs par l’armée française en 1944-, par exemple, est un sujet d’incompréhension. Alors que l’événement est un “fait social total” au Sénégal et en Afrique de l’ouest, il est largement méconnu, ignoré voire tabou en France.
Néanmoins, les liens sont forts et se renforcent par l’influence des diasporas. La performance remarquée d’Aya Nakamura lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris le 26 juillet dernier, accompagnée par la Garde républicaine et devant l’Institut de France, en est tout un symbole ! Elle a donné lieu à une image où coïncide la tradition académique et républicaine avec la musique, la danse et la langue propres à la chanteuse franco-malienne, produisant ainsi quelque chose de neuf, au service du soft power français.
Comment cette histoire doit-elle être commémorée au mieux par la France ?
La commémoration est une question fondamentalement politique. Il revient donc aux représentants politiques de construire un récit cohérent et en phase avec la recherche historique. L’attribution de la mention “morts pour la France” pour six tirailleurs de Thiaroye est un premier pas important dans cette direction, mais ne saurait suffire étant donné le nombre de tués – que l’on ne connaît pas exactement – et la production d’un récit falsificateur a posteriori pour cacher les faits et justifier l’injustifiable.
Je pense que la question des réparations peut se poser également et doit en tout cas être débattue. L’histoire des tirailleurs n’est encore que partiellement connue de part et d’autre de la Méditerranée. Il y aurait sans doute à gagner à faire connaître les tirailleurs pour ce qu’ils sont, à la fois des soldats français et africains, avec toutes les difficultés que cela comporte certes, mais aussi tous les liens que cela a créés.
William Robin-Detraz, Doctorant en sciences sociales – PhD Candidate in Social Sciences, Université Lumière Lyon II, CNRS UMR 5600 EVS, Université Lumière Lyon 2 (Pour The Conversation Afrique)