mars 14, 2025
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TURQUIE : Les coalitions politiques à la veille des élections de 2023

Année du centenaire de la République, d’ores et déjà marquée par un double séisme meurtrier dans le sud-est du pays en février, 2023 est également une année électorale pour la Turquie. Les élections générales (législatives et présidentielle) auront lieu le 14 mai et sont unanimement considérées comme cruciales pour l’avenir politique du pays. La campagne électorale s’est polarisée autour de deux grandes coalitions : l’Alliance du peuple, dirigée par le parti présidentiel AKP et le MHP, qui soutient la réélection du président Erdoğan ; et l’Alliance de la nation, formée par le grand parti kémaliste CHP avec cinq autres formations, et soutenant Kemal Kılıçdaroğlu comme candidat à la présidence. Deux autres coalitions sont également présentes et pourraient faire basculer le scrutin d’un côté ou de l’autre : l’Alliance pour le travail et la liberté autour du HDP progressiste et pro-kurde, et l’Alliance ancestrale, qui soutient le nationaliste Sinan Oğan. Bien que cette configuration politique puisse sembler familière aux observateurs européens, où les coalitions entre partis sont fréquentes – notamment dans les régimes parlementaires, certains indices, tels que les tensions entre le İYİ et ses partenaires de l’Alliance de la nation sur le nom de Kılıçdaroğlu, remettent en question la nature de ces coalitions : sontelles motivées par une proximité idéologique, ou ne constituent-elles que des outils tactiques pour la conquête du pouvoir. Ces coalitions semblent notamment dériver de la nature du régime politique turc et de son évolution au cours de la dernière décennie, avec une ultra-présidentialisation du système sous les mandats de Recep Tayyip Erdoğan qui a conduit l’ensemble des acteurs politiques à se positionner vis-à-vis de son pouvoir personnel. Alors que les conditions socio-économiques affaiblissent le socle électoral de l’AKP, les perspectives de ce scrutin semblent plus ouvertes que jamais. C’est l’essence de l’analyse de Aurélien Denizeau est docteur de l’Inalco en sciences politiques et relations internationales, dans une étude publiée par l’Institut français des relations internationales (Ifri).

La spécificité des élections générales de 2023

Le contexte politique du début 2023 est inédit : malgré leur grande disparité et leur fiabilité incertaine, les sondages suggèrent régulièrement depuis 2021 la possibilité d’une défaite de l’AKP. Non seulement le parti présidentiel pourrait perdre la majorité parlementaire qu’il détient jusqu’alors grâce à l’appoint du MHP, mais il ne semble pas exclu que RecepTayyip Erdoğan soit défait à l’élection présidentielle concomitante. Cette situation paraissait encore difficilement envisageable quelques années plus tôt.

Certes, les élections du 7 juin 2015 avaient vu l’AKP perdre sa majorité législative, un premier revers après une série de victoires ininterrompues entamée en 2002. Mais cet échec s’apparentait davantage a posteriori à un accident de parcours qu’à un véritable coup d’arrêt pour l’AKP. En effet, les partis d’opposition s’étaient montrés incapables de s’unir pour former une majorité parlementaire, conduisant à l’organisation de nouvelles élections que l’AKP avait largement remportées (49,5 % des voix, 317 sièges sur 550). Du reste, bien qu’il se fût impliqué dans la campagne législative, ce n’est pas RecepTayyip Erdoğan en personne qui avait été battu. En juin 2018, les élections législatives et présidentielle s’étaient d’ailleurs traduites par un nouveau succès pour la coalition AKPMHP, qui obtenait la majorité à l’Assemblée nationale (344 sièges sur 600) tandis que le président était réélu au premier tour avec 52,6 % des voix.  Cette dynamique de succès électoraux s’est cependant enrayée lors des élections municipales tenues l’année suivante, l’AKP perdant notamment les mairies d’Istanbul et d’Ankara.

L’effritement du bloc majoritaire est sans doute lié à la dégradation de la situation économique et à l’émergence de nouvelles générations moins sensibles au discours conservateur de l’AKP ; mais il s’explique aussi par un contexte institutionnel qui place la figure présidentielle au cœur du jeu politique, favorisant l’unité tant de ses partisans que de ses adversaires.

Des conditions socio-économiques qui affaiblissent le socle électoral de l’AKP

Depuis 2018, la Turquie connaît une situation de crise monétaire et économique qui va en s’aggravant, au point de devenir la principale préoccupation de l’électorat. Dans une enquête de l’institut Optimar de mars 2022, 75,8 % des sondés considéraient les questions économiques comme « le plus important problème » du pays11 ; on retrouve un chiffre similaire (75,4 %) dans une enquête de l’institut Sonar de juin 202212. La Turquie connaît notamment une inflation préoccupante, qui a atteint en octobre 2022 un niveau record de 85 % sur un an selon les chiffres officiels, contestés par des institutions indépendantes qui en donnent de plus alarmistes encore13. Les partisans de Recep Tayyip Erdoğan mettent en avant des facteurs extérieurs (« guerre commerciale » menée par le président américain Donald Trump à l’été 2018, crise du coronavirus à partir de 2020, guerre en Ukraine depuis février 2022…) pour expliquer cette situation. Mais ses adversaires y voient les conséquences d’une politique économique hétérodoxe qui, en refusant la hausse des taux d’intérêts, entraîne la dévaluation de la lire.  La crise économique a des conséquences d’autant plus graves pour le pouvoir que sa base électorale repose essentiellement sur les classes populaires, les plus fragiles face à des chocs de cette nature.

Si le phénomène inflationniste a beaucoup pénalisé les Turcs utilisant des devises étrangères, appartenant donc à une classe sociale plus favorisée, l’augmentation rapide du prix de certaines denrées de base, comme la viande, a frappé l’ensemble de la population et davantage précarisé les moins bien lotis.

Recep Tayyip Erdoğan a annoncé, en décembre 2022, un train de mesures supposées préserver le pouvoir d’achat des plus modestes, notamment une hausse du salaire minimum de 54,5 %14, et l’abolition de l’âge légal pour toucher une retraite. Mais les effets de ces mesures ne suffisent pas à compenser ceux de la hausse des prix15. La dégradation du pouvoir d’achat économique est donc au cœur de la campagne électorale, qui s’articule autour de deux discours concurrents : en insistant sur les facteurs externes, la coalition au pouvoir laisse entendre qu’un nouveau dirigeant ne pourrait pas redresser la situation ; l’opposition, pour sa part, estime que la crise est liée au manque de confiance des investisseurs et des partenaires étrangers dans la personnalité de Recep TayyipErdoğan, qui les amène à sanctionner l’économie turque. Le débat s’articule en fait davantage autour de la figure présidentielle que de questions idéologiques : sur le fond, quoique favorable à une plus grande autonomie de la Banque centrale, l’opposition présente un programme économique classique, pas bien éloigné de celui de l’AKP dans les années 200016, et qui ne remet donc pas en cause le modèle libéral des dernières décennies. Dès lors, le débat n’est pas systémique, mais lié aux pratiques du président. « Les bases économiques du pays sont saines ; si Recep Tayyip Erdoğanquitte le pouvoir, la politique des taux d’intérêts [sous contrôle] cessera et les investisseurs reviendront en Turquie », estimait ainsi, au plus fort de la crise, le conseiller économique d’un des cadres de l’Alliance de la nation17. Un autre facteur structurel pourrait expliquer l’érosion progressive de la cote de l’AKP dans les enquêtes de popularité : on évoque désormais un changement générationnel. Le parti de Recep TayyipErdoğan a incarné une nouvelle génération conservatrice, née dans les années 1960 à 1980, qui a grandi dans un environnement de réislamisation contrôlée par l’armée. Les militaires, ainsi que les gouvernements libéraux-conservateurs comme celui de Turgut Özal (1983-1989), avaient en effet adjoint dans leur offre politique un islam sous contrôle étatique au nationalisme traditionnel, afin de couper l’herbe sous le pied des mouvements islamistes, et aussi parce qu’ils considéraient les valeurs religieuses comme un rempart face au communisme.

Un cadre institutionnel qui focalise les débats sur la fonction présidentielle

La réforme constitutionnelle de 2017 apparaît comme la dernière et la plus vaste modification apportée par l’AKP à la constitution de 1982. Les partisans des réformes successives les ont généralement justifiées par le caractère autoritaire de cette constitution, adoptée au lendemain du coup d’État de 1980, sous patronage de l’armée. Leurs adversaires, à l’inverse, y ont vu une volonté de modifier le régime pour avantager le parti majoritaire. Quoiqu’il en soit, la réforme de 2017 se distingue par l’ampleur des pouvoirs qu’elle accorde au président de la République23, faisant passer la Turquie d’un régime parlementaire mené par un duo exécutif président Premier ministre à un régime présidentiel hypertrophié en faveur du chef de l’État. Ce dernier combine en effet la fonction présidentielle avec celle de chef de gouvernement, car le poste de Premier ministre est supprimé. Il lui revient donc le choix d’un vice-président (aux attributions très limitées) et de l’ensemble des ministres.

Le président de la République a également la possibilité de gouverner par décret, ainsi que de déclarer l’état d’urgence. La réforme lie enfin son destin à celui du Parlement (dont les membres passent de 550 à 600), en établissant la concomitance de leur élection. Le président peut donc dissoudre le Parlement, mais il doit alors se représenter lui-même devant les électeurs ; inversement, les parlementaires peuvent destituer le président, mais il leur faut en ce cas dissoudre leur assemblée et accepter un nouveau scrutin législatif. Si le régime ainsi redessiné bénéficie pleinement à la figure autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan, il lui impose toutefois quelques limitations. En premier lieu, le président de la République ne peut effectuer que deux mandats complets. Par ailleurs, une absence de majorité parlementaire lui laisserait certaines attributions, mais limiterait ses possibilités de légiférer à sa guise, a fortiori d’imposer de nouveaux changements constitutionnels. En effet, il faut l’appui d’au moins 360 députés (sur 600) pour réviser la constitution à la suite d’un processus référendaire, et même de 400 en l’absence de référendum.  Dans ce contexte, les élections législatives et présidentielle sont donc étroitement liées. Concourir à ce scrutin implique tout à la fois la formation d’une alliance électorale susceptible d’emporter la majorité au Parlement, et le choix d’un candidat à la présidence de la République capable de conduire ce rassemblement. Les deux principaux blocs en présence aujourd’hui semblent cependant adopter des stratégies opposées face à cette situation.

Du côté de l’Alliance populaire, qui défend l’actuel régime présidentialiste, les logiques de parti disparaissent en faveur du soutien à Recep Tayyip Erdoğan. En revanche, l’Alliance de la nation, favorable au retour au parlementarisme, se construit sur une coalition de partis politiques, le candidat présidentiel qu’ils se donnent n’ayant théoriquement pas d’autre rôle que de porter au pouvoir leur programme commun.

L’Alliance du peuple :  un processus d’amalgame  de partis sur fond de convergence idéologique

C’est dans le sillage du référendum de 2017 et en vue des futures élections générales que s’est formée la coalition soutenant Recep Tayyip Erdoğan. Elle a été révélée le 30 novembre 2017, lorsque le président du MHP, Devlet Bahçeli, a dévoilé à la télévision l’existence de pourparlers en vue de créer une alliance électorale : « nous pouvons l’appeler “alliance présidentielle” », déclare-t-il alors. Le 20 février 2018, le président Erdoğan confirme la constitution et le nom de cette alliance entre AKP et MHP. En mai 2018, le BBP, un petit parti de tendance islamiste et nationaliste radicale, rejoint cette coalition. Le ciment de l’alliance est bien le choix fait par le MHP d’abandonner sa logique d’opposition et de se rallier au parti majoritaire. Cette décision est en ligne avec l’évolution des positions de Recep Tayyip Erdoğan qui s’est rapproché depuis 2015 d’un positionnement bien plus nationaliste. Il ne s’agit donc pas d’une simple alliance électorale tactique, mais plutôt d’un accord reposant sur une convergence idéologique. La nature même du régime présidentialiste laisse néanmoins à Recep Tayyip Erdoğan une grande autonomie de mouvement et c’est surtout ici l’avenir du MHP comme parti qui est remis en question.

Le basculement du MHP, élément fondateur

Bien davantage que la « Table des Six » qui lui fait face, l’Alliance du peuple s’appuie sur une entente bipartisane. Certes, le BBP en est formellement membre et le YenidenRefah, autre mouvement islamiste, a aussi annoncé son ralliement en mars 2023. Le faible poids électoral et l’absence de notoriété26 de ces deux petits partis les marginalisent cependant d’emblée.

C’est donc le MHP, par son ralliement à l’AKP et au président Erdoğan, qui est le vrai moteur de cette stratégie d’alliance. En termes d’effectifs, avec des scores qui tournent autour de 10 % dans les années 2010, et plusieurs dizaines de députés27, c’est un partenaire conséquent. Surtout, et contrairement au BBP et au Yeniden Refah, le MHP possède un ancrage historique et symbolique important en Turquie. Formellement fondé en 196928 par Alparslan Türkeş, un des militaires putschistes de 1960, il a toujours été la principale incarnation du nationalisme turc radical. S’il ne dédaigne pas les ententes avec les partis religieux, le MHP s’affirme kémaliste, nationaliste et séculier. C’est au nom de ces principes qu’il s’est opposé à l’AKP jusqu’au milieu des années 2010. Lors de la campagne législative de 2015, Devlet Bahçeli, qui mène le parti d’une main de fer depuis la mort de Türkeş en 1997, avait même déclaré qu’il avait l’intention de faire poursuivre et juger Recep Tayyip Erdoğan29. Le MHP apparaît donc comme un parti structurant de l’histoire politique turque contemporaine : il représente toute cette frange nationaliste qui s’est opposée aux mesures libérales de l’AKP, attachée aux valeurs traditionnelles tout en rejetant l’islam politique. L’entente nouée avec ce mouvement ne traduit pas seulement les capacités stratégiques de Recep Tayyip Erdoğan ; elle révèle aussi son changement de posture idéologique au cours des années 2010. Les considérations idéologiques précédemment évoquées expliquent en effet la rude opposition entre le MHP et l’AKP tout au long des années 2010. Les critiques que formule le parti nationaliste sont alors d’ordre symbolique, sécuritaire et stratégique. En premier lieu, le MHP revendique un héritage kémaliste, fondé notamment sur le sécularisme. Son narratif diffère ainsi profondément de celui de l’AKP, qui remet en cause, lors de ses premières années au pouvoir, le modèle d’État-nation jacobin hérité du kémalisme. Mais c’est avant tout « l’ouverture kurde » entamée par Recep Tayyip Erdoğan qui est critiquée par les nationalistes. Les droits culturels, notamment linguistique30, octroyés par l’AKP aux Kurdes, ébranlent le « grand tabou de la République31 » et les fondements même du nationalisme turc tel qu’il a été pensé au XXe siècle. À partir de 2012, cette ouverture se double de négociations avec le mouvement séparatiste du PKK32, qui sont très vivement dénoncées non seulement par le MHP, mais également par les kémalistes du CHP. Enfin, la politique étrangère de l’AKP indispose progressivement le MHP, qui lui reproche de privilégier la solidarité religieuse et le soutien aux mouvements musulmans sunnites à la défense des intérêts nationaux. C’est en particulier la position de l’AKP visà-vis de la guerre civile syrienne (à partir de 2011) et du conflit israélopalestinien qui est critiquée, le MHP étant favorable au maintien de relations diplomatiques avec Bachar el-Assad et à une bonne entente avec Israël. En d’autres termes, jusqu’au milieu des années 2015, l’opposition du MHP au mouvement erdoğaniste répond avant tout à des considérations idéologiques, le mouvement incarnant la frange nationaliste de l’opinion publique qui s’oppose tout à la fois à l’islam politique et aux initiatives de libéralisation de l’AKP. Ainsi, le rapprochement progressif du MHP avec l’AKP au cours de la dernière décennie témoigne moins d’un changement de cap du mouvement nationaliste, qui reste dans l’ensemble fidèle à son corpus idéologique originel, que d’une évolution du positionnement de RecepTayyip Erdoğan.

L’année 2015 est à ce titre très importante. Mis en minorité au parlement lors des élections législatives de juin, l’AKP parvient à se maintenir aux affaires en raison de l’incapacité des mouvements d’opposition à se coaliser pour gouverner ensemble – le MHP et le HDP pro-kurde étant manifestement incapables de faire cause commune. Parallèlement, les effets de la guerre civile syrienne se font sentir en Turquie même : des attentats attribués à l’État islamique frappent le pays tandis que le PKK, qui accuse la Turquie de complaisance envers le mouvement djihadiste, relance les hostilités33. L’été 2015 est ainsi marqué tout à la fois par de premières frappes de l’armée turque dans le nord de Syrie, et par un climat de quasiguerre civile entre les militaires et le PKK dans le sud-est de la Turquie. En quelques mois, le président Erdoğan change radicalement de discours : il renonce officiellement au processus de négociations avec le PKK, fait de ce dernier – et du HDP, qu’il associe dans ses discours au mouvement terroriste – son ennemi prioritaire et met de fait au second plan la lutte contre le régime de Bachar el-Assad. Le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 parachève cette évolution. Le président turc accuse la confrérie islamiste de FethullahGülen, avec laquelle les relations s’étaient dégradées à partir de 2010, puis rompues en 201334, d’avoir organisé le putsch ; il fait chasser des milliers de fonctionnaires et de militaires qui, à tort ou à raison, sont accusés d’en être proches. C’est dans le vivier nationaliste que sont recrutés la plupart de leurs remplaçants, en particulier parmi les officiers qui avaient été mis à l’écart au cours de la décennie 2000, et qui se voient réhabilités ou rappelés aux affaires. Accessoirement, l’été 2016 est marqué par un net rapprochement avec la Russie, qui permet à la Turquie d’obtenir l’aval de Moscou pour intervenir en Syrie contre les milices kurdes et djihadistes – mais sans attaquer le régime syrien. À la fin de l’année 2016, il n’existe ainsi plus de divergence idéologique majeure entre RecepTayyip Erdoğan et le MHP : le président turc a renoncé à son ouverture kurde et désigné le PKK comme premier ennemi ; il a réhabilité les cadres de l’armée qui avaient été mis à l’écart et s’est rapproché de l’institution militaire ; enfin, il mène une politique étrangère moins idéologique, qui le conduisent à aplanir ses différends avec la Russie et Israël.  C’est dans ce contexte que le MHP infléchit son discours, réduisant ses critiques à l’égard du mouvement islamo-conservateur à mesure que ce dernier, suivant l’évolution de son leader, fait sienne une ligne nationaliste et sécuritaire. L’alliance entre les deux partis n’est donc pas la cause, mais bien la résultante d’un rapprochement des lignes idéologiques. Elle se fait jour pour la première fois à l’occasion du référendum constitutionnel de 2017. Alors que le CHP fait campagne en faveur du « non », le MHP soutient le projet, qui est finalement adopté par 51,4 % des voix – un scrutin dont la régularité est par ailleurs largement mise en doute35. Il ne reste plus aux deux mouvements qu’à formaliser l’alliance, ce qui est fait début 2018. Le protocole36 que signent RecepTayyip Erdoğan et Devlet Bahçeli pour sceller leur entente a ceci d’intéressant qu’il définit d’emblée la date de 2023 comme un objectif commun.

La longue et difficile quête d’unification de l’opposition

Jusqu’au début de la décennie 2010, le contexte n’est guère favorable à la construction d’une coalition d’opposition. L’AKP exerce une quasihégémonie sur le champ politique turc, jouissant d’une confortable majorité parlementaire, d’un réel soutien de l’opinion publique, et d’une certaine bienveillance des partenaires internationaux. Considérablement limitée dans son accès au Parlement, l’opposition pro-kurde pèse encore peu, d’autant que le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan multiplie les signes d’ouverture en direction de l’électorat kurde. L’opposition se réduit donc au parti kémaliste historique, le CHP, le plus souvent appuyé à l’époque par un MHP affaibli. Avec des scores électoraux bien trop modestes pour espérer renverser l’équilibre des forces, les kémalistes se contentent d’être l’opposition formelle à un bloc conservateur incontesté.

L’année 2013 marque cependant un tournant. Le mouvement dit « de Gezi », parti d’une manifestation pour préserver le parc éponyme, voit des milliers de manifestants défier le pouvoir d’Erdoğan. Aucune contestation n’avait jusque-là pris une telle ampleur51. Surtout, alors que les précédentes manifestations étaient plutôt le fait d’une frange de l’opinion publique acquise au CHP, celles-ci révèlent une plus grande diversité. À Gezi se retrouvent certes des kémalistes, mais aussi des militants libertaires, écologistes, anarchistes, et même à titre individuels des sympathisants du MHP ou des proches de l’aile libérale de l’AKP. Regroupant une large fraction de la jeunesse, le phénomène apparaît davantage générationnel que partisan. Il met en lumière l’émergence de deux phénomènes : l’AKP n’est plus la puissance politique incontestée des années 2000 ; et ses opposants se répartissent en tendances plus variées qu’auparavant. De là s’impose une conclusion simple : l’opposition peut l’emporter, si elle parvient à s’unifier.  

Les années qui suivent sont marquées par une série d’échecs ou de demi-victoires témoignant de la difficulté à mettre cette idée en pratique. En 2014, le CHP et le MHP s’essayent à présenter un candidat commun à l’élection présidentielle, Ekmeleddin İhsanoğlu. Tranchant avec les figures issues traditionnellement du sérail kémaliste, cet ancien président de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) a vocation à séduire la frange conservatrice de l’opinion qui pourrait être intéressée par l’offre de l’opposition. Mais l’essai n’est pas concluant, car le CHP et le MHP sont incapables de s’entendre avec l’opposition pro-kurde, portée par la figure émergente d’un jeune et charismatique candidat, Selahattin Demirtaş. Recep Tayyip Erdoğan, à l’aise dans un exercice électoral qui repose avant tout sur le charisme personnel, écrase la concurrence en se voyant élu dès le premier tour avec 51,8 % des voix. Un an plus tard, les élections législatives du 7 juin 2015 marquent cependant un premier revers électoral pour l’AKP : avec 40,9 % des voix et 258 députés sur 550, il se retrouve minoritaire et n’est pas en mesure de former un gouvernement.

Mais les difficultés d’unifier l’opposition vont crûment apparaître : cherchant à s’adresser à la fois au MHP nationaliste et au HDP, jeune parti qui réunit l’électorat progressiste et pro-kurde, le CHP ne parvient pas à amener les deux à s’entendre, et donc à construire une majorité alternative. De nouvelles élections sanctionnent durement cet échec le 1er novembre 2015 : le MHP perd 40 députés, le HDP 21, tandis que le CHP stagne. Le référendum constitutionnel d’avril 2017 offre ensuite à l’opposition une nouvelle opportunité de s’unifier : il ne s’agit plus de construire une majorité de gouvernement, mais d’accepter ou de rejeter la forme du régime politique et, partant, la figure qui le porte, celle du président Erdoğan. Menant l’opposition, le CHP est rejoint dans la lutte par certains anciens membres de l’AKP ainsi que par des membres du MHP qui refusent le soutien apporté par leur parti au président. Parallèlement, le CHP parvient à s’entendre avec le HDP et avec plusieurs petits partis de gauche pour organiser un « front du non » commun53. Le « oui » au référendum l’emporte finalement avec un faible écart (51,4 %), les accusations de fraude ou d’irrégularité dans le déroulé du scrutin affaiblissant sa légitimité54. Cette victoire à la Pyrrhus traduit la méfiance croissante de l’électorat turc envers Recep Tayyip Erdoğan, et montre l’efficacité d’une opposition unifiée.

Enfin, l’auteur a évoqué d’autres essais de coalition en marge. C’est pour dire que le modèle de la coalition, populaire dans les années précédant l’avènement de l’AKP, séduit donc à nouveau aujourd’hui en Turquie, car il permet de coaliser des forces variées, dans un pays dont la sphère politique est éclatée en une myriade de petits partis, et offre à ces derniers de plus grandes chances de franchir le barrage électoral des 7 %, ainsi qu’une plus grande visibilité aux candidats à la présidentielle. Mal représentées dans les deux grandes coalitions que nous venons de décrire, deux autres mouvances tentent aussi de s’organiser en cartel électoral : le HDP cherche à fédérer différents mouvements proches de son identité duale, à la fois pro-kurde et progressiste-libertaire ; à l’autre bout de l’échiquier politique, le nationaliste ÜmitÖzdağ, dissident du İYİ, dirige un cartel électoral hétéroclite, l’Alliance ancestrale, qui porte un discours radicalement nationaliste et anti-immigration.

Synthèse de Rokhaya KEBE

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