Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a fait récemment des déclarations virulentes contre Israël lors d’une réunion avec des responsables à Istanbul[1]. Il convient de comprendre la raison de ces invectives qui constituent une véritable provocation vis-à-vis d’Israël, mais aussi de l’ensemble du monde Occidental.
Erdoğan a ainsi déclaré dans un discours rapporté par le Turkish Daily News le 20 octobre, qu’en tant qu’« ennemie des oppresseurs et protectrice des opprimés », la Turquie soutient la Palestine dans sa lutte pour la liberté et la dignité contre le réseau du génocide (…). Les États-Unis, l’Europe et le Conseil de sécurité de l’ONU sont devenus de simples jouets entre les mains d’un meurtrier impitoyable connu sous le nom de Netanyahou (…) 20 000 enfants sont morts [dans la bande de Gaza]. Pas une seule personne ne s’est manifestée pour dire : c’est une honte (…). Des dizaines de milliers de femmes sont mortes et les organisations de défense des droits des femmes n’ont pas prononcé un mot (…). Quelques 175 journalistes sont morts et les médias internationaux ne s’en soucient pas du tout (…). La responsabilité du massacre de 50 000 innocents incombe sans aucun doute aux forces d’occupation israéliennes sans foi ni loi ».
Il a ajouté que ceux « qui apportent un soutien inconditionnel au gouvernement israélien et envoient des armes et des munitions sont également ouvertement complices de ce massacre ».
Cette charge est à inscrire dans le contexte de la volonté toujours assumée du président Erdoğan d’être « le » leader du monde musulman. Il utilise la cause palestinienne depuis des années profitant du fait que les pays arabo-sunnites s’en désintéressent depuis des décennies.
Il se retrouve par contre en concurrence avec l’Iran – le vieil adversaire de la Turquie – qui, comme lui, exploite les Palestiniens à des fins politiques. Sur le fond, le régime de Téhéran n’a rien à faire des Palestiniens – qui sont sunnites – mais ils sont « intéressants » dans la guerre à bas bruit menée contre l’État hébreu via des proxys. Les mouvements palestiniens lui permettent de menacer Israël depuis le sud et l’est, comme le Hezbollah le fait depuis le Liban, au nord.
C’est un peu la même chose pour Erdoğan, à la différence près que ce n’est pas l’État hébreu qui est directement visé par ses invectives ; il s’en sert pour affirmer sa volonté d’être le « nouveau calife » du monde musulman. Jusqu’à maintenant, sa manœuvre n’a pas fonctionné malgré l’appui des Frères musulmans dont il est – au minimum – très proche. En effet, les révolutions arabes de 2011 sur lesquelles il comptait pour établir son leadership ont échoué en Égypte, en Syrie et en Libye.
La guerre de Gaza lui permet de revenir en première ligne comme celle du Liban est surjouée par Téhéran.
Toutefois, si le discours récents d’Erdoğan peut être considéré comme un « classique » que tout le monde laissait plus ou moins passer auparavant, la suite est plus qu’inquiétante. En effet, il a exprimé son « respect » pour les dirigeants et les membres de la résistance palestinienne, « qui est devenue légendaire non seulement par leurs luttes mais aussi par leurs martyrs, et pour tous les héros qui ont arrosé les terres de Gaza de leur sang béni (…). Je souhaite la miséricorde de Dieu à Yahya Sinwar, le chef du Hamas qui est tombé en martyr récemment ».
Comme tous les dirigeants de la planète, il joue sur la corde sensible des Occidentaux et leurs « valeurs universelles », au premier rang desquelles se trouvent les Droits humains. Il est pourtant très mal placé pour faire la morale. Certes, il n’a pas connu la période du génocide arménien – mais il l’a toujours nié en tant que responsable politique –, par contre sa violence à l’égard des Kurdes (après avoir pourtant tenté de négocier avec Abdullah Öcalan incarcéré sur l’île d’Imrali) est patente, que ce soit à l’égard des Kurdes turcs qui croupissent dans les geôles ou des Kurdes syriens et irakiens jugés comme « cousins » du PKK. Quant au sort des journalistes en Turquie, il n’est guère enviable…
Comme tous les dirigeants mondiaux, Erdoğan profite du « vide » provoqué à Washington par la prochaine tenue de l’élection présidentielle. La Maison-Blanche ne peut pas réagir pour l’instant, mais va venir le moment où elle devra choisir entre Israël et la Turquie en tant que plate-forme avancée de son influence au Proche-Orient.
Quant à l’Europe, à son habitude, elle est totalement absente, n’ayant certes aucun moyen de pression car ce sont les Turcs qui détiennent les atouts majeurs : approvisionnement en gaz et menace d’ouverture de leurs frontières pour laisser passer des millions de réfugiés…
Alain RODIER