décembre 7, 2024
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Economie

Au-delà du « sentiment », les raisons du rejet de la France en Afrique

Dans une vaste étude publiée ce 6 novembre par l’organisation Tournons la page et le centre de recherche Sciences Po-CERI, plus de 500 militant·es africain·es se prononcent sur l’épineuse question du rejet de la France en Afrique. Contrairement aux idées reçues, la critique s’appuie sur une réflexion politique profonde et (parfois) nuancée.

Dans le cadre d’un partenariat, Afrique XXI a participé éditorialement à ce travail de recherche.

Ils n’ont jamais leur mot à dire quand la France parle et décide en leur nom. Les militant·es africain·es des droits humains et civiques sont pourtant les premiers concernés quand il s’agit de défendre la démocratie et la souveraineté (politique, économique ou sécuritaire) de leur pays. Le réseau pro-démocratie Tournons la page (TLP) et le Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po publient ce 6 novembre 2024 une vaste étude sur la perception de ces femmes et de ces hommes de terrain quant à l’action de la France sur le continent. Intitulée « De quoi le rejet de la France est-il le nom ? », cette analyse offre une véritable plongée dans leurs réflexions alors que leur voix est souvent absente des débats autour de ce qui serait un « sentiment antifrançais ».

Pour les décideurs à Paris, ce terme générique « devenu une facilité langagière », selon le rapport, exprimerait les conséquences « de vastes campagnes de manipulations et de désinformation, orchestrées en sous-main par des puissances concurrentes et malveillantes, au premier rang desquelles figurent la Russie, mais aussi la Turquie ou la Chine », décryptent les auteurs de l’étude (deux d’entre eux font partie du comité éditorial d’Afrique XXI). Ces « manipulations » et ce « sentiment » expliqueraient les événements de ces dernières années : rupture militaire et diplomatique entre la France et plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina Faso, Niger), et remise en cause générale de sa présence (militaire mais aussi économique et diplomatique) dans ses anciennes colonies.

L’un des enseignements majeurs de cette étude, qui se base sur un panel de 470 activistes d’Afrique francophone et 50 autres réunis dans dix ateliers, en provenance de six pays (Bénin, Cameroun, Côte d’Ivoire, Gabon, Niger et Tchad), est que « dans ces réseaux militants, le rejet de la politique française en Afrique est massif, presque unanime », mais aussi que « les prismes de lecture de ces militant·es africain·es sont en profond décalage avec les discours dominants dans les médias français ». Un Ivoirien (tous les répondant·es ont été anonymisé·es dans l’étude) estime par exemple que « les médias français en font un peu trop », car « ils essaient de garder l’attention sur eux »« On estime juste que la France [en] fait un peu trop dans nos politiques, dans nos vies. Donc on a le droit de crier notre ras-le-bol. C’est tout », conclut-il.

Des rumeurs en guise de convictions

« Sentiment antifrançais », armée française, domination économique de la France, démocratie et droits humains, valeurs « importées », souveraineté… Sur chacune de ces thématiques, les positions sont assez tranchées malgré des particularités observables en fonction des nationalités et des contextes locaux. Et même si, parfois, les affirmations reposent avant tout sur des rumeurs. Un constat particulièrement saisissant dans le domaine économique.

À en croire les participant·es, la plupart des grands secteurs de l’économie africaine seraient dominés par la France, ce qui n’est pas forcément le cas dans les faits. L’étude met en regard l’idée d’une France prédatrice (« le sous-sol camerounais appartient à la France », juge un membre du panel) et le poids réel du chiffre d’affaires des entreprises françaises dans le PIB des pays concernés : 18 % au Gabon (le plus important), contre 3 % au Bénin et au Tchad, 8 % au Cameroun… Les auteurs soulignent que de nombreuses rumeurs « finissent par fonctionner comme des convictions ».

Le rôle des multinationales dans l’influence de la France est également dénoncé. « Ce sont les multinationales qui, aujourd’hui, font le travail d’influence de la France », assure un Gabonais. Il ajoute : « Le rôle des entreprises françaises, c’est pour servir les politiques, et non pour servir les populations. Tout se passe entre eux et les politiques. » Les auteurs du rapport précisent que « de façon générale, cette critique des entreprises françaises s’inscrit dans une critique de la mondialisation, de la libéralisation des échanges et de l’emprise des multinationales, qu’elles soient françaises, chinoises ou libanaises ».

Question sécurité, la France n’est pas un partenaire fiable

Les participant·es sont peu nombreux à trouver des arguments pour maintenir le franc CFA. La monnaie partagée par quatorze pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale reste l’expression sonnante et trébuchante de la domination persistante de l’ancienne puissance coloniale. « Le franc CFA cristallise les débats autour de l’influence française, alors que la monnaie est unanimement considérée comme un marqueur essentiel de souveraineté, résume l’étude. Le franc CFA est vu, avant tout, comme le vecteur d’un “échange inégal”, qui rendrait les économies africaines “faibles” et “non compétitives” ». Un participant ivoirien résume ainsi un avis très partagé : « Le CFA est une monnaie coloniale. Voilà. Une monnaie qui permet toujours aux anciens, aux néocolonialistes d’avoir l’emprise, d’avoir l’influence sur notre économie. »

La souveraineté économique, qui passerait par la monnaie, mais aussi par la réappropriation des ressources – « on est vraiment souverain lorsqu’on gère nos ressources » estime un Gabonais –, se mêle à la question fondamentale de la souveraineté globale de leurs pays. Elle croise aussi les préoccupations sécuritaires et les enjeux de réappropriation culturelle. En intervenant dans toutes les sphères de la société, la France et les Occidentaux en général empêcheraient les peuples d’être maîtres de leur destin et les pays d’être réellement souverains.

Sur le plan sécuritaire, 78 % des personnes interrogées considèrent que la France n’est pas un partenaire fiable. Ce ne sont pas tant les échecs qui sont mis en avant (comme au Sahel, avec l’opération militaire Barkhane), mais le refus de Paris d’équiper les armées nationales en armement efficace.

« L’opinion dominante considère que les États africains ont la capacité à répondre à ces défis, à la condition que leurs armées soient correctement formées et surtout équipées », souligne l’étude. Sur ce point, la Russie apparaît comme un partenaire plus apte à répondre aux besoins africains. L’un des panélistes se base ainsi sur les propos du chef de la junte burkinabè, Ibrahim Traoré : « Il disait que [quand on se fournit en] armes en France ou chez les Européens, ce sont eux qui décident vraiment de ce qu’ils veulent vous donner. […] Par contre, ils sont actuellement en train d’acheter ces armes à la Russie et [Ibrahim Traoré] dit [que] à 95 % c’est ce qu’ils veulent qu’ils sont en train d’acheter. »

Un système démocratique « imposé »

Si l’armée française est jugée incapable de répondre aux défis sécuritaires, son influence resterait pourtant importante selon 85 % des activistes interrogés, alors que « l’influence militaire des États-Unis est jugée significative par 40 % des personnes interrogées, celle de la Russie par 25 % (avec une exception camerounaise à 61 %), celle de la Chine par 13 % (28 % au Tchad) et celle de la Turquie par 6 % ».

La démocratie est aussi décriée en tant que concept occidental« Le système démocratique est régulièrement décrit comme un modèle politique importé, parfois imposé », expliquent les auteurs. Les participant·es mettent en avant le double standard de la France : soutien aux coups d’État au Tchad et au Gabon, dénonciation des putschs au Mali, au Burkina Faso et au Niger ; mais aussi dénonciation à géométrie variable des atteintes aux droits humains…

La majorité des panélistes reste attachée aux principes fondamentaux de la démocratie, mais « près de 80 % des répondant·es se déclarent peu ou pas satisfaits de l’état de la démocratie dans leur pays ». À l’exception des Tchadiens et des Camerounais, moins de la moitié du panel considère que « la démocratie est préférable à toute autre forme de gouvernement »… Pour nombre d’activistes, « l’efficacité » de la gouvernance prime avant tout. Cette demande est particulièrement forte en Afrique centrale. Le président rwandais Paul Kagame, malgré une gouvernance autoritaire, fait figure d’exemple sur le continent.

« On vole les urnes »

Les ingérences étrangères dans ce système démocratique sont une préoccupation forte, quand l’efficacité des élections est clairement remise en cause : « On vole les urnes », estime un participant gabonais. « Les principes démocratiques et les droits humains sont ici appréhendés d’un point de vue culturel, comme le produit de contextes historiques précis qui ne correspondraient pas aux “caractéristiques” africaines. Leur universalité est remise en question, au prétexte de leur particularité régionale, historique et/ou occidentale. »

Cette thématique a provoqué un débat inattendu autour des questions de genre. L’étude de TLP-CERI montre que l’homosexualité est considérée comme une « déviance » importée de l’Occident. L’intervention de Jean-Luc Mélenchon à Dakar, en mai 2024, a récemment confirmé ce décalage entre une pensée dite « occidentale » et les positions africaines. Le leader de La France insoumise avait provoqué un tollé en déclarant ne pas être d’accord avec le Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko sur la question du mariage entre personnes du même sexe… La polygamie est également jugée comme une tradition africaine (à noter que les trois quarts des participant·es à l’étude sont des hommes). Les manuels scolaires, comme les programmes télévisés, parfois diffusés par des opérateurs non africains (dont Canal +, un groupe français détenu par Vincent Bolloré), sont accusés de promouvoir des valeurs non africaines. L’ensemble de « l’hégémonie culturelle » occidentale est questionnée : « Ça n’a jamais parlé de nos réalités », tranche un panéliste.

« Quand on dit “un sentiment antifrançais”, c’est comme si les Africains en voulaient à ces individus français. Pour moi, ce n’est pas ça. Mais c’est plutôt le rejet d’un système », ajoute un Béninois. « Pour les personnes interrogées, il est nécessaire d’affirmer une distinction très nette entre la critique de l’État ou des décideurs français et la relation avec les citoyens français », analysent les auteurs du rapport. « On dénonce juste leur trop-plein d’ingérence dans notre politique, pointe un Ivoirien. Parce que nous on est patriotes. Ce qu’ils n’aimeraient [pas] qu’on leur fasse dans leur pays, il ne faut pas qu’ils viennent [le] faire [chez nous]. C’est tout. »

Cette parole, qui réclame un « nouveau souverainisme », ne serait pas assez écoutée par les décideurs français, qui manqueraient « d’humilité » dans leur rapport avec l’Afrique et les Africains, contrairement à d’autres pays, comme les États-Unis et la Russie. « Un changement de posture des décideurs politiques français s’impose. D’abord écouter et recevoir la parole, y compris critique, des premiers concernés », conclut l’étude.

Source : Afrique XXI 

 

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