mai 15, 2024
LA SOCIÉTÉ "MY MEDIA GROUP " SOCIÉTÉ ÉDITRICE DU QUOTIDIEN "DAKARTIMES" DERKLE CITE MARINE N° 37. EMAIL: courrierdkt@gmail.com. SITE WEB: www.dakartimes.net.
Actualité

Cameroun : apaiser les luttes liées à l’eau dans l’Extrême-Nord

En 2021, des tensions liées à l’eau au nord du Cameroun ont entraîné des affrontements meurtriers, avec une dimension ethnique inquiétante. Les autorités se sont efforcées de contenir les combats, mais pour éviter qu’ils ne se reproduisent, ces derniers doivent s’attaquer aux origines du conflit.

Les Arabes Choa et les Mousgoum : Le Casus Belli

L’Extrême-Nord est l’une des régions les plus peuplées et les moins développées du Cameroun, avec plus de trois millions d’habitants et un taux de pauvreté supérieur à 74 pour cent. Malgré les difficultés auxquelles ses habitants sont confrontés, la région est stratégiquement cruciale pour le président Paul Biya en raison de l’importance de sa population en âge de voter et de son soutien indéfectible au parti au pouvoir, le Mouvement démocratique du peuple camerounais.

Des groupes sédentaires, nomades et semi-nomades cohabitent dans le Grand Nord depuis des siècles, mais non sans frictions. Les relations intercommunautaires sont souvent tendues, certains différends remontant à plusieurs décennies.3 Les liens ethniques avec les populations du Nigéria et du Tchad voisin tendent à favoriser un fort sentiment de loyauté communautaire au-delà des frontières nationales et font monter les enchères en cas d’embrasement local cette situation. Des conflits ont éclaté entre les Arabes Choa et les Kotoko (souvent soutenus par les Mousgoum) dans les années 1970 et 1980, tandis qu’au début des années 1990, les deux groupes ont cherché à dominer le pouvoir politique pendant la transition du Cameroun vers une démocratie électorale multipartite.

L’Extrême-Nord est situé dans le Sahel, où les températures augmentent une fois et demie plus vite que la moyenne mondiale, selon les Nations unies. D’après les experts, l’Extrême-Nord, tout comme le reste du Sahel, est très vulnérable aux chocs climatiques. Le climat du département du Logone-et-Chari, au nord de la région, est particulièrement rude. Le chef-lieu du département, Kousseri, est en moyenne la ville la plus chaude du Cameroun. Pendant la saison sèche, qui dure généralement d’octobre à juin, les températures culminent à environ 40°C et l’évapotranspiration – la perte d’eau de la surface du sol et des plantes, un processus qui nuit à la productivité agricole – augmente. Les températures élevées et les pluies irrégulières réduisent la quantité d’eau disponible pour les communautés de pêcheurs et les pâturages pour les éleveurs.

En 2021, une grave sécheresse a rendu les conditions encore plus difficiles que d’habitude. La saison des pluies dure généralement de trois à cinq mois, apportant des précipitations qui reconstituent les réserves hydriques dans le sol, mais aussi de plus en plus de pluies torrentielles qui provoquent des inondations dévastatrices. 

Du bétail noyé et des affrontements en 2021

Le conflit entre les Arabes Choa et les Mousgoumillustre comment les changements climatiques peuvent contribuer à exacerber les tensions communautaires. Pendant la saison sèche, les pêcheurs Mousgoum du département du Logone-et-Chari creusent souvent de grands bassins dans les plaines inondables de la rivière Logone, un moyen peu coûteux mais laborieux pour piéger l’eau et les poissons. Au fur et à mesure que les saisons sèches deviennent plus chaudes et plus sèches, ils creusent de plus en plus de bassins, avec un risque pour les vaches. En août 2021, la vache d’un éleveur Arabe Choa s’est noyée après être restée coincée dans l’un de ces bassins creusés par un Mousgoum. Furieux, des Arabes Choa de l’arrondissement de Logone-Birni ont donné un ultimatum aux Mousgoum locaux pour qu’ils remplissent les bassins de terre afin d’empêcher d’autres bovins d’être piégés. Les Mousgoum ont refusé l’ultimatum et les Arabes Choa sont passés à l’attaque.

L’accrochage a rapidement dégénéré en une série d’attaques. La violence a gagné tout le département du Logone-et-Chari, y compris Kousseri, où le fleuve Logone constitue une frontière naturelle avec la capitale tchadienne, N’Djamena. Le département du Mayo-Danay, situé à proximité, a également été le théâtre de combats entre Arabes Choa et Mousgoum. Les deux camps ont attaqué leurs villages respectifs en utilisant des couteaux, des arcs et des armes à feu artisanales. Dans certains cas, ils ont également agressé sexuellement ou tué des femmes en guise de punition collective avant de mettre le feu aux maisons.

Bien que les hommes aient perpétré les violences, les femmes ont parfois joué un rôle dans le conflit. Des habitants ont déclaré à Crisis Group que quelques femmes Mousgoum recueillaient des renseignements pendant les affrontements. Certaines femmes ont déclaré à Crisis Group qu’elles essayaient de dissuader les hommes de se battre. Plusieurs femmes ont fait traverser le fleuve Logone à des familles entières en pirogue pour les mettre en sécurité au Tchad, contribuant ainsi à l’évacuation d’environ 11 000 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants.

Lorsque les violences du mois d’août se sont apaisées, les autorités locales ont imposé un couvre-feu général et interdit les rassemblements de plus de dix personnes. Mais les deux communautés planifiaient déjà leurs prochaines actions, tout en prenant des mesures pour protéger les plus vulnérables contre de futures attaques. Les Mousgoum ont par exemple évacué d’autres groupes de femmes et d’enfants de l’autre côté du fleuve Logone pour qu’ils s’installent chez leurs proches au Tchad. Les deux groupes ethniques ont également utilisé le fleuve pour faire passer en contrebande des armes et des munitions en provenance du Tchad, tandis que des hommes venus d’autres localités dans la région rejoignaient le département du Logone-et-Chari pour gonfler les rangs des combattants. Les deux camps se sont de nouveau affrontés en septembre et en décembre. 

Les autorités locales ont pris plusieurs mesures pour endiguer la violence. En décembre, les administrateurs ont interdit la circulation des bateaux sur la rivière. A Kousseri, les autorités ont mis en place un comité de crise de vingt membres comprenant des représentants des Arabes Choa et des Mousgoum – dix membres de chaque groupe – afin d’ouvrir le dialogue. Le comité a pourtant eu du mal à progresser, car de nouveaux combats ont éclaté en ville quelques jours seulement après une réunion de réconciliation organisée début décembre.

Selon les autorités, une centaine de personnes ont trouvé la mort dans les affrontements intercommunautaires entre août et décembre 2021. Mais les habitants ont déclaré à Crisis Group que ce chiffre est probablement sous-estimé, compte tenu de l’ampleur des destructions et du temps qu’il a fallu aux forces de sécurité pour arriver à calmer les esprits. Des observateurs affirment en outre que des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants se sont noyés en essayant de traverser le fleuve Logone à la nage. Ces décès ne sont probablement pas inclus dans le bilan officiel.

Ce sont au total environ 100 000 personnes, principalement des femmes et des enfants, qui ont fui les violences, ce qui a généré des urgences humanitaires au Cameroun et au Tchad. Les autorités de N’Djamena ont été les premières à tirer la sonnette d’alarme. En décembre 2021, le président Mahamat Déby Itno a déclaré que le Tchad avait accueilli près de 30 000 Camerounais. L’afflux de réfugiés a incité MahamatDéby à poster des gardes le long du fleuve Logone et à empêcher les Arabes Choa et les Mousgoum locaux à envoyer des armes au Cameroun.

Yaoundé avait jusque-là gardé le silence, probablement parce que reconnaître des violences aurait pu nuire à l’image de paix et de stabilité que le gouvernement préfère donner à l’Extrême-Nord. Des officiels régionaux ont visité le Logone-Birni quelques jours après la fin des affrontements, tandis que des forces de sécurité ont été déployées dans plus d’une centaine de villages de la région. Peu nombreuses et avançant sur un terrain inondé, ces troupes ont malgré tout réussi à disperser la plupart des combattants et à en arrêter des centaines, principalement des hommes. Les forces de sécurité ont gardé les détenus à Kousseri, mais elles en ont envoyé une centaine à Maroua, la capitale régionale, vers la fin de l’année, afin d’éviter les évasions et les marches devant la prison lorsque les Arabes Choa et les Mousgoum sont descendus dans la rue. 

De nouvelles manifestations violentes ont éclaté à Kousseri en décembre 2021, les manifestants Mousgoumexigeant la libération des détenus, affirmant que les membres de leur groupe ethnique avaient été les principales cibles des rafles. En janvier 2022, les troupes ont réprimé des manifestations de colère similaires à Kousseri, organisées par des Arabes Choa en soutien à un ancien maire de la région, Acheick Aboukresse, qui avait été arrêté.

Les autorités ont autorisé les organisations humanitaires à mettre en place des camps pour quelque 15 000 personnes déplacées à Maroua et à Bogo, dans le département du Diamaré, à l’écart de la principale zone de conflit et sous la surveillance de comités de vigilance non armés (ces camps sont toujours en place aujourd’hui). L’agence des Nations unies pour les réfugiés et des organisations non gouvernementales étrangères ont obtenu un financement d’urgence pour distribuer une aide alimentaire et d’autres outils, tels que des kits d’hygiène et d’assainissement, dans les camps de déplacés au Cameroun et au Tchad. Mais ces actions n’ont pas permis de couvrir la plupart des besoins. Des rapports font état de jeunes filles Arabes Choa livrées à elles-mêmes dans les rues de Maroua, où elles sont exposées à la violence sexuelle et à la traite des êtres humains. Les deux communautés soupçonnent les responsables des violences commises par l’autre groupe de bénéficier de l’impunité.

Les agences d’aide ont également mis beaucoup de temps à prendre en compte le conflit entre Arabes Choa et Mousgoum dans leurs programmes régionaux. Ce n’est qu’en 2023 que le Fonds des Nations unies pour la consolidation de la paix a aidé le ministère camerounais de la justice et les autorités locales à mettre en place des comités villageois d’alerte et de concertation en réactivant la justice traditionnelle. L’objectif de ces comités est de surveiller les tensions au sein des communautés, de résoudre les conflits et de signaler les menaces de violence aux responsables administratifs et de sécurité.

En novembre 2023, ces comités ont permis d’éviter un nouveau cycle de violence en informant l’armée qu’il fallait qu’elle déploie des patrouilles dans des zones où les tensions couvaient. Mais ils ne sont pas assez nombreux. A ce jour, des comités ont été mis en place dans seulement dix des quelque cent villages où se sont déroulés les combats de 2021, principalement dans l’arrondissement du Logone-Birni. Les représentants de l’ONU ont insisté auprès des administrateurs locaux pour que des femmes participent à ces comités ; sur 167 membres dans les dix villages, seuls 23 sont des femmes.

Affrontements épisodiques et tensions en continu

Depuis 2022, un calme précaire ponctué de violences s’est installé dans le département de Logone-et-Chari. Les communautés Arabe Choa et Mousgoum se tiennent de plus en plus éloignées l’une de l’autre, et dès que la question de l’accès aux ressources ressurgit, la situation dégénère rapidement.

Les données montrent que douze des dix-huit conflits communautaires qui ont éclaté dans l’Extrême-Nord entre janvier 2022 et novembre 2023 étaient directement liés à l’eau, à la terre ou aux deux. Le 16 septembre 2022, par exemple, suite à des semaines de querelles sur la question des pâturages et des terres agricoles, des agriculteurs Kirdi se sont opposés à des éleveurs Peul à Adakele, dans la ville de Mora (département Mayo-Sava), détruisant des éléments appartenant aux deux parties. Le 22 juillet 2023, des groupes chrétiens et musulmans se sont affrontés pour le contrôle des terres dans le village de Warba, ville de Tokombere, Mayo-Sava, faisant quatre morts et déplaçant environ 4 500 personnes. Le 11 août 2023, des habitants de Doukouroye et de Silla à Kai Kai, une commune du département du Mayo-Danay, en sont venus aux mains au sujet de la propriété d’une ferme rizicole, faisant quatre morts. Le 19 septembre 2023, des Arabes Choa de Malia et des Kanuri de Ndiguina se sont également violemment opposés pour le contrôle de terres agricoles à Waza.

De nombreux habitants craignent qu’un nouveau cycle de violence n’attire des groupes ethniques qui jusque-là sont restés en marge du conflit entre Arabes Choa et Mousgoum. Certaines communautés se sentent plus proches des Mousgoum et d’autres des Arabes Choa. Les Kotoko, par exemple, sont essentiellement sédentaires, comme les Mousgoum, avec lesquels ils ont des liens sociaux et culturels, alors que les Peuls, qui sont généralement des éleveurs, ont plus d’affinités avec les Arabes Choa. Certains Peuls semi-nomades ont envisagé de soutenir les Arabes Choa lors du conflit de 2021, mais ont renoncé à les rejoindre car les villages où se déroulaient les combats étaient difficiles d’accès. Le 6 octobre 2023, les Kotoko et les Arabes Choa se sont affrontés à Makary, dans le Logone-et-Chari. Après l’incident, des chefs Arabes Choa se seraient réunis dans la ville voisine de Goulfey pour organiser des représailles contre les Mousgoum et les Kotoko. Le gouvernement a réussi à éviter une confrontation en envoyant des soldats dans cinq villes où les tensions intercommunautaires étaient particulièrement fortes.

Les autorités surveillent la situation de très près, mais jusqu’à présent, elles n’ont pas fait grand-chose pour résoudre les problèmes sous-jacents, et la population vit toujours dans la terreur. Le gouvernement a encouragé la consolidation de la paix par des discussions entre les chefs traditionnels et religieux. Ces dialogues excluent généralement les femmes et les jeunes leaders, qu’ils aient ou non été victimes des affrontements, ainsi que les auteurs de violences.

Ces initiatives ont généralement échoué. Après la visite d’une délégation pour la paix composée de hauts représentants de la région en août 2021, les violences ont repris le mois suivant. Les administrateurs locaux ont également annulé en mai 2023 une réunion pour la paix convoquée par le président de l’Assemblée nationale, originaire de l’Extrême-Nord, craignant qu’elle n’attise la colère de la population. En juin 2023, plusieurs jeunes Mousgoum ont quitté un chantier dans le village d’Arkis, près de Kousseri, où un projet mené par l’Agence française de développement employait 150 jeunes, par crainte pour leur sécurité dans cette localité majoritairement Arabe Choa.

Les efforts déployés par les chefs traditionnels et religieux pour encourager les personnes déplacées à rentrer chez elles sont également restés lettre morte. Le nombre de personnes déplacées fluctue en fonction des tensions, et il est difficile d’obtenir des chiffres fiables, car les agences d’aide humanitaire ne sont pas en mesure de suivre les conflits intercommunautaires.

Néanmoins, de nombreuses personnes déplacées dans des villes comme Maroua et Kousseri ont déclaré à CrisisGroup qu’il ne leur restait pas grand-chose dans leurs localités d’origine. Plusieurs Arabes Choa ont déclaré qu’ils ne s’étaient pas encore remis du traumatisme causé par la disparition de membres de leur famille, ainsi que par la perte de leurs terres et de leur bétail. D’autres personnes déplacées ont déclaré qu’elles craignaient de nouvelles violences dans leurs villes d’origine. D’autres encore voudraient d’abord clarifier la question de la propriété foncière avant d’envisager un retour. Ceux qui sont rentrés restent désormais principalement avec leurs proches, alors qu’avant les affrontements, les interactions entre les deux communautés étaient plus nombreuses. Il n’existe plus de vie citoyenne à proprement parler dans les villes les plus durement touchées.

Les fragilités de l’Extrême-Nord

Les habitants de l’Extrême-Nord sont plus nombreux que ceux de toute autre région du Cameroun à vivre de l’agriculture, de la pêche ou de l’élevage, ce qui rend la région particulièrement vulnérable en cas de combats qui empêchent les populations d’accéder aux champs, aux cours d’eau et aux pâturages. L’insécurité alimentaire a considérablement augmenté au cours de la dernière décennie du fait des attaques de BokoHaram et de ses groupuscules. Plus de 80 pour cent des 700 000 personnes déplacées dans l’Extrême-Nord en février 2023 ont fui en raison des violences jihadistes. L’insurrection a ainsi aggravé les problèmes économiques déjà importants de la région. L’Extrême-Nord endure également plus de sécheresse et d’inondations meurtrières que toutes les autres régions du pays.

Ces problèmes, combinés à d’autres problèmes liés au climat – précipitations imprévisibles et incertitude quant à la saison des semis – ont réduit l’accès à l’eau potable et diminué les réserves alimentaires. Sur les 3,5 millions de personnes confrontées à une insécurité alimentaire aiguë au Cameroun en 2023, près de 1,6 million vivaient dans l’Extrême-Nord, soit une augmentation de 33 pour cent par rapport à 2022. Tous ces facteurs font craindre que de nouveaux affrontements intercommunautaires n’aggravent la crise humanitaire. 

La menace Boko Haram

Boko Haram a attaqué le Cameroun pour la première fois en mars 2014, mais le groupe avait envoyé des membres du groupe dans l’Extrême-Nord au moins trois ans auparavant. La négligence historique de l’Etat central et les similitudes culturelles avec le nord-est du Nigéria, où l’insurrection jihadiste a vu le jour, ont rendu l’Extrême-Nord vulnérable à l’infiltration jihadiste. Cette insécurité s’est d’autant plus aggravée du fait de la présence de réseaux de contrebande dans la région, du banditisme sur les axes routiers et de criminalité en tout genre, en particulier dans les zones frontalières. Les insurgés ont également utilisé des bases au Tchad et au Niger pour recruter dans ces pays, en faisant appel aux relations ethniques, commerciales et religieuses, tout en exploitant les tensions intercommunautaires le long des frontières où ils opéraient.

La plupart des premières attaques de Boko Haramau Cameroun ont été de faible ampleur, mais souvent meurtrières, et ont visé des postes de contrôle et des patrouilles de l’armée, ainsi que des routes publiques, des écoles et des marchés. Le groupe a parfois utilisé des jeunes filles qu’il avait enlevées comme kamikazes. A partir de 2014, les quatre pays riverains du lac Tchad – le Cameroun, le Niger, le Nigéria et le Tchad – ont envoyé des troupes dans les zones touchées, sous la bannière de la Force multinationale mixte. Yaoundé a également envoyé des soldats supplémentaires dans l’Extrême-Nord, tandis que les autorités locales imposaient des couvre-feux et montaient des opérations d’infiltration pour appréhender les personnes soupçonnées d’appartenir à l’insurrection.

L’épicentre des violences de Boko Haram est toujours resté au Nigéria, mais le nombre de raids des groupes armés dans l’Extrême-Nord abeaucoup augmenté entre 2015 et 2017 avant de diminuer à la suite des mesures anti-insurrectionnelles et du changement de tactique du groupe. Globalement, les attaques de Boko Haramet, plus tard, de sa faction dissidente, l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest, ont poussé des milliers de personnes à fuir leur habitation dans l’Extrême-Nord, avec des effets majeurs sur l’éducation et les soins de santé dans la région.

Aujourd’hui, les insurgés font des incursions dans l’Extrême-Nord principalement pour voler de la nourriture, des marchandises et d’autres produits de première nécessité. C’est notamment autour du lac Tchad que les incursions jihadistes ont rendu de nombreuses terres agricoles, zones de pêche et pâturages dangereux pour les habitants, les combattants menant des attaques éclair dans les départements du Mayo-Tsanaga, Logone-et-Chari et Mayo-Sava.

L’attaque la plus sanglante à ce jour s’est produite en juin 2019, lorsque des militants ont tué vingt soldats et seize civils, pour la plupart des pêcheurs, sur l’île de Darak dans le Logone-et-Chari. En 2023, les combattants ont utilisé toute une série de stratégies pour obtenir de la nourriture, de l’argent ou de l’eau, par exemple en extorquant des « taxes » aux communautés de pêcheurs, en volant du bétail et des céréales, ou en forçant les habitants à abandonner les points d’eau. De nombreuses personnes se sont déplacées vers le sud du département, créant ainsi un facteur de stress supplémentaire pour les résidents en exacerbant la concurrence pour les terres et en aggravant l’insécurité alimentaire.

Les observateurs craignent que la menace jihadiste, combinée aux tensions intercommunautaires qui couvent, ne rende les conflits plus meurtriers. BokoHaram a déjà exploité à d’autres occasions les difficultés sociales et économiques pour recruter et acquérir une aide logistique locale. Les frictions entre les Arabes Choa et les Mousgoum s’aggravent face à la pénurie de ressources ce qui pourrait rendre les jeunes hommes, en particulier, plus vulnérables au recrutement ou à la collaboration avec les groupes jihadistes, qui utilisent souvent leurs butins pour subvenir aux besoins de leurs recrues.

Les armes sont également faciles à obtenir dans la région. Un fonctionnaire s’est inquiété du fait que des communautés ayant des revendications importantes pourraient se rapprocher des réseaux de contrebande d’armes, déjà utilisés par des groupes insurgés, si les tensions s’aggravent à nouveau. D’autres craignent que les communautés ne décident de mettre en place des milices d’autodéfense plus importantes en intégrant d’autres groupes ethniques vivant au Cameroun, mais aussi de l’autre côté de la frontière, au Tchad et au Nigéria.

En réponse aux attaques de Boko Haram, le président Paul Biya a annoncé un programme de reconstruction pour la région en décembre 2019. Le Programme Spécial de Reconstruction et de Développement de la Région de l’Extrême Nord a été conçu pour construire des réservoirs, des routes, des écoles et des cliniques. Le programme reconnaît les problèmes climatiques de la région, ainsi que la menace des insurgés, et il ambitionne d’y pallier en développant des moyens de subsistance et en renforçant la résilience de la région face aux événements climatiques extrêmes. La démarche était louable, mais il ne s’est pas passé grand-chose pendant les trois années suivantes, au-delà de la sélection des administrateurs du programme par le gouvernement. En octobre 2023, Yaoundé semblait passer à l’étape suivante en déclarant qu’il prévoyait d’investir la somme colossale de 3 milliards de dollars dans la région sur une période de cinq ans.

De nombreux Camerounais doutent que le gouvernement soit en mesure de mener à bien le programme. Pendant la visite des responsables du programme dans la région de l’Extrême-Nord fin 2023, les mauvaises routes, les inondations et l’insécurité ont empêché la délégation d’atteindre le département du Logone-et-Chari, la région la plus touchée par les conflits liés aux ressources. En outre, le budget ambitieux pourrait être une tentative voilée d’obtenir des voix avant l’élection présidentielle prévue pour 2025. Néanmoins, s’il est mis en œuvre comme prévu, le programme pourrait contribuer à stabiliser la région et à apporter un soulagement à ses habitants qui en ont bien besoin.

Pénurie d’eau et inondations

L’accès à l’eau est un combat de tous les jours pour les habitants de l’Extrême-Nord. En effet, 44 pour cent des forages et 61 pour cent des puits du pays sont situés dans l’Extrême-Nord, ce qui illustre la pénurie de sources d’eau naturellement accessibles, malgré la proximité avec le lac Tchad. En revanche, les habitants des régions méridionales du Cameroun tirent l’essentiel de leur eau des bassins versants remplis en permanence par des rivières et des sources. Un rapport récent des Nations unies qualifie le Cameroun de pays en « insécurité hydrique », en raison des mauvais résultats obtenus en matière de santé, d’assainissement et de disponibilité et de qualité globales de l’eau. Ce classement national pourrait être pire si la métrique d’évaluation ne prenait en compte que l’Extrême-Nord.

Le lac Tchad, qui partage une longue frontière avec la région de l’Extrême-Nord, est devenu une source d’eau moins fiable. Il s’agit de l’un des plus grands lacs d’eau douce d’Afrique, alimenté par les fleuves Logone et Chari, mais sa superficie varie considérablement selon les saisons – et d’une année à l’autre. Les sécheresses récurrentes des années 1970 et 1980 ont considérablement réduit le volume d’eau du lac. Même s’il a beaucoup augmenté entre 2018 et 2022 – malgré un épisode de sécheresse en 2021, la récupération de l’eau est temporaire, car les variations des précipitations annuelles intensifient la concurrence pour l’obtention de l’eau entre les millions de personnes qui vivent dans le bassin du lac.

Outre les sécheresses, l’Extrême-Nord souffre de plus en plus d’inondations. Les données indiquent que les inondations et les fortes pluies ont été responsables du mouvement de près de 20 pour cent des 700 000 personnes déplacées enregistrées en février 2023. En 2022, par exemple, les inondations dans l’Extrême-Nord ont touché plus de 258 000 personnes, dans les départements du Logone-et-Chari, du Mayo-Tsanaga et du Mayo-Danay.

Les pays de la région ont fait des efforts pour atténuer les tensions liées à l’accès à l’eau. Le Cameroun, le Niger, le Nigéria et le Tchad ont mis en place la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) en 1964, à laquelle la République centrafricaine et la Libye ont adhéré respectivement en 1996 et 2008. Le rôle de la commission est de gérer le lac et ses eaux associées, de protéger les écosystèmes fragiles de la région et de promouvoir le développement.75L’une de ses interventions les plus importantes a été la mise en place d’un système d’alerte précoce des inondations dans le bassin du Logone, qui a couvert le Cameroun et le Tchad entre 2016 et 2020.76 La commission a créé vingt stations hydrométriques et météorologiques pour renforcer la détection précoce des inondations, dans le cadre d’un projet pour lequel la Banque mondiale a financé une digue de 70 km de long sur le fleuve Logone et une autre de 27 km de long sur le barrage de Maga.77 Ces stations ont été principalement installées dans les zones où l’entreprise publique camerounaise Semry développait des exploitations rizicoles.78

Selon les déclarations du propre personnel de la CBLT, le réseau de surveillance environnementale autour du lac Tchad est cependant sous-financé et mal géré.79 La commission a mené à bien plusieurs projets au Cameroun, notamment la plantation d’arbres pour améliorer la qualité des sols dans l’Extrême-Nord, ainsi que la construction de quelques cliniques et écoles.80 Mais son rôle dans la crise de l’eau de l’Extrême-Nord s’est en fait limité à exhorter le Cameroun et les autres Etats membres à surveiller la situation et à s’adapter à la variabilité du climat.81

Le Cameroun a également mis en place l’Observatoire national sur les changements climatiques en 2009 pour évaluer l’impact socio-économique et environnemental du changement climatique et proposer des mesures d’atténuation des risques. Son personnel scientifique effectue régulièrement des missions sur le terrain dans l’Extrême-Nord et publie des alertes saisonnières sur les profils hydriques et thermiques locaux, avec des prévisions à trois et six mois.

En théorie, ce travail informe la planification environnementale et des ressources dans la région (ainsi que dans le reste du pays). Pourtant, dans la pratique, il n’a pas le poids nécessaire pour influencer les politiques gouvernementales, et les responsables de la planification économique et les administrateurs le consultent rarement. En outre, l’observatoire et les départements gouvernementaux dont les portefeuilles sont directement liés à la gestion de l’eau, tels que la pêche et l’élevage, l’agriculture et le développement rural, sont rarement d’accord lorsqu’il s’agit du périmètre de leurs responsabilités. Malgré l’important travail d’alerte précoce de l’observatoire, peu d’éléments indiquent que les administrateurs locaux intègrent bien ses conclusions dans leurs politiques.

Les pays de la région ont fait des efforts pour atténuer les tensions liées à l’accès à l’eau. Le Cameroun, le Niger, le Nigéria et le Tchad ont mis en place la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) en 1964, à laquelle la République centrafricaine et la Libye ont adhéré respectivement en 1996 et 2008. Le rôle de la commission est de gérer le lac et ses eaux associées, de protéger les écosystèmes fragiles de la région et de promouvoir le développement.  L’une de ses interventions les plus importantes a été la mise en place d’un système d’alerte précoce des inondations dans le bassin du Logone, qui a couvert le Cameroun et le Tchad entre 2016 et 2020. La commission a créé vingt stations hydrométriques et météorologiques pour renforcer la détection précoce des inondations, dans le cadre d’un projet pour lequel la Banque mondiale a financé une digue de 70 km de long sur le fleuve Logone et une autre de 27 km de long sur le barrage de Maga. Ces stations ont été principalement installées dans les zones où l’entreprise publique camerounaise Semry développait des exploitations rizicoles.

Selon les déclarations du propre personnel de la CBLT, le réseau de surveillance environnementale autour du lac Tchad est cependant sous-financé et mal géré. La commission a mené à bien plusieurs projets au Cameroun, notamment la plantation d’arbres pour améliorer la qualité des sols dans l’Extrême-Nord, ainsi que la construction de quelques cliniques et écoles. Mais son rôle dans la crise de l’eau de l’Extrême-Nord s’est en fait limité à exhorter le Cameroun et les autres Etats membres à surveiller la situation et à s’adapter à la variabilité du climat.

Le Cameroun a également mis en place l’Observatoire national sur les changements climatiques en 2009 pour évaluer l’impact socio-économique et environnemental du changement climatique et proposer des mesures d’atténuation des risques. Son personnel scientifique effectue régulièrement des missions sur le terrain dans l’Extrême-Nord et publie des alertes saisonnières sur les profils hydriques et thermiques locaux, avec des prévisions à trois et six mois.

En théorie, ce travail informe la planification environnementale et des ressources dans la région (ainsi que dans le reste du pays). Pourtant, dans la pratique, il n’a pas le poids nécessaire pour influencer les politiques gouvernementales, et les responsables de la planification économique et les administrateurs le consultent rarement. En outre, l’observatoire et les départements gouvernementaux dont les portefeuilles sont directement liés à la gestion de l’eau, tels que la pêche et l’élevage, l’agriculture et le développement rural, sont rarement d’accord lorsqu’il s’agit du périmètre de leurs responsabilités. Malgré l’important travail d’alerte précoce de l’observatoire, peu d’éléments indiquent que les administrateurs locaux intègrent bien ses conclusions dans leurs politiques.

Garantir la paix et l’accès aux ressources

La réponse du Cameroun aux conflits intercommunautaires dans l’Extrême-Nord a jusqu’à présent été essentiellement une solution de fortune. Les forces de sécurité ont contribué à prévenir les violences à grande échelle et à apaiser les tensions dans l’Extrême-Nord. Les autorités ont mobilisé les élites locales pour mettre en place des initiatives de dialogue et ont permis aux organisations humanitaires de fournir de la nourriture et des abris temporaires aux populations locales. Ces mesures, méritoires et parfois efficaces, ont principalement permis d’éviter l’escalade des dissentions entre Arabes Choa et Mousgoum, mais elles ne se sont pas attaquées aux chocs climatiques sous-jacents ou aux tensions latentes entre d’autres groupes ethniques de l’Extrême-Nord.

Le maintien d’un grand nombre de soldats dans la région n’est pas une solution à long terme, étant donné que l’armée est déjà mise à rude épreuve par les combats qu’elle mène dans d’autres régions.

 L’Extrême-Nord reste cruellement sous-développé, tandis que le changement climatique menace de rendre les terres arables, les pâturages et l’eau encore plus rares sur le long terme. Les autorités camerounaises devraient élaborer des politiques qui s’attaquent aux facteurs clés des conflits intercommunautaires, en préparant la région à résister aux phénomènes météorologiques extrêmes. 

Prévenir la violence et aider les groupes vulnérables

Les autorités camerounaises devraient s’appuyer sur les mesures de prévention des conflits déjà en place pour éviter de nouvelles violences intercommunautaires dans l’Extrême-Nord. La colère générée par le conflit de 2021 est toujours palpable dans le département du Logone-et-Chari, ce qui renforce le risque de nouveaux affrontements entre Arabes Choa et Mousgoum, ou entre d’autres groupes ethniques. Les autorités locales devraient mettre en place de toute urgence des comités d’alerte précoce supplémentaires dans tous les villages concernés autour du Logone-Birni. Ces comités, qui devraient inclure des femmes et des jeunes, pourraient aider à gérer les tensions ethniques, à arbitrer les conflits mineurs et à signaler les menaces principales aux administrateurs locaux, aux forces de sécurité et aux autorités judiciaires.

Pour surmonter les difficultés rencontrées lors d’autres processus de paix, les autorités devraient veiller à ce que les membres des comités soient représentatifs de toutes les parties au conflit, qu’ils soient formés à la résolution des conflits et qu’ils échangent régulièrement sur les meilleures pratiques à tenir. Les partenaires internationaux du Cameroun, tels que les Nations unies et l’Agence française de développement, qui disposent déjà de vastes programmes dans la région, pourraient contribuer à la mise en place de ce réseau et au financement de la formation. 

Les mesures de prévention devraient également porter sur les facteurs de changement climatique qui contribuent aux frictions intercommunautaires. L’Observatoire camerounais sur les changements climatiques devrait mettre en place un système d’alerte pour surveiller les problèmes importants liés au climat, en collaboration avec les administrateurs régionaux et sous-régionaux, ainsi qu’avec les ministères concernés.102 Ce système pourrait inclure des prévisions mensuelles conjointes pour les précipitations, les températures et les réserves en eau, en évaluant leur impact probable sur les activités agricoles, de pêche et pastorales ainsi que sur les réserves alimentaires.

Il est essentiel que le gouvernement fasse pression sur les ministères concernés pour qu’ils intègrent les recommandations de l’observatoire dans leur travail, notamment lors de l’élaboration du programme spécial de reconstruction de la région. Au niveau local, le suivi effectué par l’observatoire pourrait fournir aux administrateurs des données utiles et aiderait également les responsables des six départements administratifs de l’Extrême-Nord à choisir des mesures appropriées de prévention des conflits, telles que du conseil technique pour les agriculteurs, les pêcheurs et les éleveurs, une assistance alimentaire pour les plus vulnérables et des patrouilles ciblées organisées par les forces de sécurité. 

En outre, avec le soutien des partenaires internationaux, le gouvernement devrait continuer à fournir de l’aide humanitaire et à plaider en faveur d’un soutien financier accru pour répondre aux besoins fondamentaux des personnes touchées par le conflit. Le gouvernement devrait se concentrer sur l’amélioration des conditions de sécurité et des infrastructures sociales dans les zones abandonnées, tout en laissant les personnes déplacées décider si les conditions sont réunies pour pouvoir retourner en toute sécurité. Les administrateurs locaux devraient collaborer pour offrir des conditions de vie dignes aux personnes déplacées, même à titre temporaire. Le gouvernement, avec le soutien de ses partenaires internationaux, devrait également commencer à préparer le retour progressif et la réinstallation des personnes déplacées à mesure que la sécurité et les conditions économiques s’améliorent.

Améliorer la résilience par une meilleure gouvernance, des responsabilités claires et la reconstruction

Alors que la menace de violence immédiate s’estompe, les autorités devraient en profiter pour apaiser les tensions latentes en réduisant l’impact négatif de la mauvaise gouvernance sur les moyens de subsistance déjà précaires des habitants de l’Extrême-Nord.

L’approche du gouvernement en matière de gestion des ressources devrait d’abord être plus inclusive. Compte tenu des responsabilités concurrentes entre les administrateurs locaux et les chefs traditionnels portant sur les compétences d’allocation des terres et des points d’accès à l’eau, le gouvernement camerounais devrait favoriser l’implication d’un plus grand nombre de représentants locaux dans les consultations conjointes sur la gestion des ressources locales. Les conseils municipaux devraient s’assurer que les membres des comités de gestion de l’eau déjà en place représentent équitablement les groupes ethniques de leur région, ainsi que les femmes et les jeunes. Ces comités devraient superviser la construction et la gestion des points d’eau par le conseil municipal.

Les bailleurs de fonds internationaux et les ONG qui envisagent d’apporter une aide au développement aux conseils municipaux de ces régions devraient former les fonctionnaires locaux et les chefs traditionnels à des approches inclusives et participatives au développement, ce qui contribuerait à rétablir la confiance. Avec le soutien de la communauté internationale, Yaoundé pourrait également proposer aux fonctionnaires affectés dans la région une formation préalable au déploiement, qui devrait mettre l’accent sur les liens entre les ressources prenant en compte les questions climatiques, de gouvernance et les tensions ethniques. A SUIVRE

SOURCE : CRISIS GROUP

Leave feedback about this

  • Quality
  • Price
  • Service

PROS

+
Add Field

CONS

+
Add Field
Choose Image
Choose Video
WP2Social Auto Publish Powered By : XYZScripts.com
X