Quels sont les moyens engagés pour obtenir le renseignement ? Quelles sont les raisons conduisant une personne à livrer du renseignement à une puissance étrangère ? Comment l’Intelligence artificielle peut-elle optimiser le renseignement géospatial ?
Pierre Verluise (P. V.) : Dans l’ouvrage « Les mondes du renseignement » (PUF) votre chapitre, « Le recueil du renseignement », détaille les divers types de moyens engagés pour obtenir le renseignement, à savoir d’origine opérationnelle, humaine, électromagnétique, image et de sources ouvertes. Quelle est la répartition entre ces différents moyens d’accès au renseignement ? Quelle en a été l’évolution ?
Yvan Lledo-Ferrer (Y. L.-F.) : Si le renseignement humain représente le cœur de métier traditionnel des services de renseignement, l’interception des correspondances est probablement presque aussi ancienne que l’invention de l’écriture, et dès la Renaissance on a eu recours au chiffrement pour tenter de déjouer l’espionnage de celles-ci [1]. Les différents progrès techniques ont ouvert de nouveaux domaines inexistants pour le renseignement, de la télégraphie à l’imagerie satellitaire. Avec la numérisation de l’ensemble de nos activités, nous assistons à une croissance exponentielle des domaines dans lesquels peut s’exercer le recueil technique de données, pour peu que les services disposent des capteurs spécialisés nécessaires, et des techniques de déchiffrement. Ainsi, le défi à relever pour les services de renseignement est plutôt l’abondance que la pénurie de données, et surtout leur correcte exploitation pour ne retenir que ce qui constitue à vrai dire un renseignement, et à temps pour qu’il soit utile au décideur politique ou dans le cadre d’une opération.
Rien n’empêche de placer une source humaine sur écoute à son insu, pour s’assurer qu’elle livre bien tous les éléments dont elle a connaissance.
Cependant, il est artificiel d’opposer renseignement d’origine humaine et renseignement technique tant les deux sont complémentaires. Ainsi, rien n’empêche de placer une source humaine sur écoute à son insu, pour s’assurer qu’elle livre bien tous les éléments dont elle a connaissance, voire qu’elle ne s’adonne pas à une opération d’intoxication. A contrario, une bonne source humaine peut être initialement identifiée sur la base d’interceptions de communications.
La force de services comme la DGSE vient de leur caractère intégré et leur capacité à utiliser une large palette de capteurs et à les recouper entre eux. Le modèle anglo-saxon, avec des agences spécialisées par type de renseignement les rend probablement plus performantes dans leur silo, mais nécessite derrière de larges bureaucraties pour en effectuer la synthèse, à l’image de l’ODNI américain ou du JIC britannique.
P. V. : En matière de renseignement humain, vous reprenez l’acronyme MICE ( money , ideology , compromission , ego ; argent, idéologie, compromission, ego ; p. 326-330) pour indiquer les raisons conduisant une personne à livrer du renseignement. Ces leviers sont-ils toujours d’actualité selon vous, et a fortiori pour des services de renseignement occidentaux ?
Y. L.-F. : Il existe d’autres modèles théoriques pour expliquer les leviers permettant le recrutement d’une source, mais le MICE est le plus simple et le plus connu. Ce modèle est-il vraiment applicable en tout temps et en tous lieux, alors qu’il a été théorisé pendant la Guerre Froide dans un contexte occidental ?
L’argent est sans doute le levier le plus universel, c’est probablement le seul sujet qui rassemble vraiment le genre humain…
Qu’est-ce qu’une idéologie au XXIe siècle ? Nos pays occidentaux présentent-ils toujours un modèle suffisamment attirant pour que des individus soient prêts à trahir pour sa défense ? Il semblerait au contraire que les régimes autoritaires ou les doctrines religieuses exercent une forme de fascination qui leur rendrait les recrutements plus faciles sur une base purement idéologique. Il faut aussi reconnaître que des expériences comme le retrait d’Afghanistan puissent semer le doute chez des individus pourtant intellectuellement acquis à la cause occidentale : alors que les engagements occidentaux restent limités dans le temps, les risques encourus par certaines personnes le sont dans certains milieux le seront à vie.
L’officier traitant une connaissance fine de la culture et de la société au sein de laquelle il doit recruter des sources, afin d’identifier correctement les leviers et les utiliser de façon subtile et adaptée.
Concernant la compromission, si les sociétés occidentales semblent moins vulnérables au vu de l’évolution des mœurs, ce levier resterait tout à fait pertinent dans des sociétés au contrôle social plus strict. Cependant, est-ce que nos services s’en servent toujours dans ces cas-là, ou bien ont-ils délaissé ces leviers dans la longue parenthèse stratégique qui a suivi la fin de la Guerre Froide ?
Dans des sociétés plaçant l’individu au centre, l’ego est sans doute un puissant moteur. Il peut être moins pertinent dans des sociétés basées sur l’appartenance clanique ou ethnique, dans lesquelles l’individu se conçoit comme partie d’une communauté. Le besoin de reconnaissance, l’ambition ou la jalousie restent des émotions universelles qui peuvent être utilisées pour un recrutement, mais elles s’expriment différemment en fonction du contexte socio-culturel.
Dans tous les cas de figure, la correcte utilisation des leviers nécessite de la part de l’officier traitant une connaissance fine de la culture et de la société au sein de laquelle il doit recruter des sources, afin d’identifier correctement les leviers et les utiliser de façon subtile et adaptée. Ces compétences socio-culturelles sont donc tout aussi nécessaires à l’analyste qu’à l’officier traitant, et devraient faire l’objet de parcours de carrière spécifiques.
P. V. : Concernant le renseignement géospatial, vous indiquez les défis de stockage et d’analyse afin que la donnée puisse être effectivement extraite. En ce sens, vous mentionnez « la nécessité de faire évoluer les pratiques d’exploitation en y associant l’intelligence artificielle (IA) sans pour autant négliger la validation humaine » (p.336). Quelle peut être la place de l’IA dans le monde du renseignement ?
Y. L.-F. : L’intelligence artificielle va bouleverser nos vies quotidiennes, et aussi les services de renseignement, de la même manière que l’informatique avait changé le monde dans les années 1960 et 1970. L’IA permettra de réduire à quelques secondes le travail d’analyse qui est aujourd’hui faite par des équipes entières pendant des semaines, aussi bien dans le domaine de l’imagerie, mais sur toute autre source de renseignement, voire en les combinant et en effectuant des recoupements. Elle permettra très certainement de réduire ou éradiquer certains biais analytiques inconscients (biais de confirmation, biais de saillance, etc.) qui peuvent mener à des erreurs de jugement.
Cela ne signifie pas (du moins espérons-le) que les services pourraient se passer d’analystes pour faire des économies de fonctionnement, mais ces analystes pourront plutôt consacrer leurs ressources intellectuelles pour produire des méta-analyses à forte valeur ajoutée, lesquelles étaient inconcevables lorsque toute l’énergie était dévolue à l’analyse première de la matière brute.
En pratique, la qualité de l’analyse première, et donc des méta-analyses postérieures, dépendra largement de la robustesse et la qualité du modèle d’intelligence artificielle utilisé. Une mauvaise IA produira des mauvaises analyses, avec le risque ajouté de les voir sacralisées car « issues de l’IA, qui est infaillible »… Il faudra probablement mettre en place des procédures de « contrôle qualité » des produits d’IA, afin de ne pas introduire des biais non-identifiés. Les techniques d’analyse structurée (cf. le chapitre sur l’analyse du renseignement, pp. 360-370) pourraient être particulièrement utiles, en introduisant un contrôle collectif plutôt qu’individuel.
Enfin, d’un point de vue technique, les services de renseignement vont se trouver confrontés au dilemme d’avoir recours à des solutions commerciales mais dont ils ne maîtrisent pas la conception et l’étanchéité, ou développer leurs propres systèmes au risque d’avoir in fine un modèle probablement moins performant et certainement plus onéreux. Diploweb.com