Personnage mystérieux tant au sein de l’Egypte qu’à l’étranger, spécialiste de la paradiplomatie et des négociations officieuses, Omar Souleiman se distinguera au cours de sa carrière par ses relations ambigües avec les services de renseignement occidentaux, son opposition aux Frères musulmans et son rôle dans les derniers jours de l’ère Moubarak.
De fait, les Egyptiens se souviennent aujourd’hui de Souleiman comme le tout-puissant – et craint – chef du principal service secret égyptien, le Service de renseignement général égyptien (EGIS), mais aussi comme celui qui annonça à l’Egypte, le 11 février 2011, la démission du président Hosni Moubarak, après plusieurs semaines de manifestations et répression ayant causé la mort d’au moins 850 personnes.
Cet homme de l’ombre, vice-président de Moubarak, se verra confier les rênes du pouvoir par ce dernier lors de sa démission ; revêtant ainsi pendant quelques semaines les habits d’un homme d’Etat, Souleiman incarnera surtout les espoirs de l’armée de conserver les rênes du pouvoir. La réputation d’homme cruel poursuivra cependant le général égyptien, qui ne parviendra pas à réellement investir la scène politique avant sa mort soudaine en juillet 2012, dans une clinique américaine de l’Ohio où il se faisait soigner.
Le présent article entend ainsi exposer, en synthèse, la vie de cet homme au parcours éminemment trouble mais dont le rôle dans la vie politique et diplomatique de l’Egypte de la fin du XXème et du début du XXIème siècle aura été central.
- Une carrière orientée très tôt vers l’appareil sécuritaire égyptien
Omar Souleiman naît le 2 juillet 1936 à Qena, une ville bordant le Nil au centre de l’Egypte, avant de déménager au Caire, où il passera l’essentiel de son enfance. Il y rejoindra l’Académie militaire égyptienne à 18 ans avant de partir en Union soviétique, à Moscou, afin d’y suivre une formation additionnelle d’officier d’infanterie à l’Académie militaire Frounze. Il participera ensuite à la guerre des Six Jours (du 5 juin au 10 juin 1967) et à celle du Kippour (du 6 au 25 octobre 1973) contre Israël. Gravissant les échelons de la hiérarchie militaire, et afin d’accéder aux grades de la catégorie des officiers supérieurs, il poursuivra ensuite des études de science politique à l’Université Ain Shams et à celle du Caire durant les années 1980. Après le traité de paix entre Israël et l’Egypte le 26 mars 1979 (les accords dits de « Camp David »), les Etats-Unis commenceront à fournir des formations militaires aux officiers égyptiens, dont Souleiman bénéficiera à plusieurs reprises.
A l’issue de ces formations, Souleiman intègre le service de renseignement militaire égyptien – « l’Administration de reconnaissance et de renseignement militaire » – dont il devient le commandant en second en 1986 puis, en 1991, son directeur. Deux ans plus tard, le président Moubarak le nomme à la tête de la toute-puissante EGIS, décrite par le journaliste égyptien Issandr Amrani comme une organisation « combinant les compétences en recueil de renseignement de la CIA, le rôle de contre-terrorisme du FBI, la protection des hautes personnalités du niveau du Secret Service américain, et la diplomatie de haut-niveau du Département d’Etat ».
L’une des premières missions notables de Souleiman sera de réprimer une campagne d’attentats menée par le groupe terroriste al-Gama’a al-Islamiyya, qui tuera au cours des années 1990 plusieurs centaines de membres des forces de sécurité égyptiennes et touristes étrangers. La répression menée par Souleiman sera aussi intense que brutale ; c’est d’ailleurs durant cette époque que commence à émerger la réputation de Souleiman, qui aurait généralisé l’usage de la torture dans la lutte contre le terrorisme. En 2003, al-Gamma al-Islamiyya annonce officiellement renoncer au terrorisme, à l’instar d’autres groupuscules islamistes ayant capitulé face à la guerre menée par Souleiman à leur encontre, à l’instar du Tanzim al-Jihad, dont une large part des membres rejoindra Al Qaeda en juin 2001.
L’un des plus grands faits d’armes de Souleiman à la tête de l’EGIS consistera en la mise en échec d’une tentative d’assassinat de Moubarak en 1995 en Ethiopie menée par des militants du Gama’a al-Islamiyya soutenus par le Soudan. Suspectant une attaque à l’encontre du président égyptien alors en visite dans le pays, le directeur de l’EGIS parviendra à le convaincre de circuler à bord d’une voiture blindée qui lui permettra, de fait, de survivre aux rafales tirées par plusieurs militants lors de son passage à Addis-Abeba.
Homme de confiance par excellence de Moubarak, et réputé pour sa grande maîtrise de l’anglais, son entregent et sa prestance, Souleiman se verra assigner des missions diplomatiques de plus en plus sensibles à travers la région. En 2001, son nom sera d’ailleurs révélé par le gouvernement égyptien, rompant avec la tradition du secret entourant habituellement l’identité des directeurs de l’EGIS. Son accointance croissante avec les services de renseignement occidentaux, notamment américains, l’encouragera toutefois à s’affranchir de façon croissante du Droit international et des Droits de l’Homme, en matière notamment d’extradition, de capture et de torture de présumés membres de groupes terroristes djihadistes.
- Du diplomate chevronné à la lutte anti-terroriste
Sur la scène régionale, fort de la confiance que lui voue le président Moubarak, Souleiman s’illustrera comme le représentant égyptien privilégié auprès d’Israël, du Fatah et du Hamas. Décrit comme un individu très diplomate et instruit, le général saura trouver l’oreille de ses interlocuteurs et se fera une spécialité des affaires israéliennes et palestiniennes ; à ce titre, il supervisera plusieurs tentatives de médiation entre les deux mouvements palestiniens afin de les faire s’accorder sur le partage du pouvoir. Le régime égyptien, considérant toutefois le Fatah comme un allié séculaire naturel et se méfiant du Hamas et de son idéologie islamiste, fournira aux forces de sécurité du Fatah une formation militaire sous l’égide de Souleiman afin de leur permettre de garder le contrôle de la bande de Gaza – le coup d’Etat du Hamas en 2007 mettre toutefois un terme à cette opération. Un chercheur israélien de l’Institut international de contre-terrorisme au Centre interdisciplinaire de Herzliya, le docteur Ely Karmon, affirmera ainsi que « Souleiman connaissait les problématiques israéliennes et palestiniennes mieux que quiconque en Egypte ».
Le général égyptien s’avérera par ailleurs un précieux allié des services de renseignement occidentaux, notamment la Central intelligence Agency (CIA) américaine ; fort de son expérience dans la lutte antiterroriste et de son opposition aux islamistes, le directeur de l’EGIS se montrera particulièrement volontaire dans la traque des adversaires djihadistes des Etats-Unis et deviendra une pièce maîtresse du dispositif américain d’externalisation des interrogatoires des membres présumés d’Al Qaeda et de ses alliés. Le journaliste américain Ron Suskind révèlera dans son livre « The One Percent Doctrine » le zèle tout particulier que Souleiman démontrait en la matière : ainsi, alors que la CIA lui demandait d’obtenir un échantillon ADN d’un individu emprisonné en Egypte en raison de ses liens familiaux avec le leader d’Al Qaeda Ayman Al-Zawahiri, Souleiman aurait directement proposé à l’agence de renseignement américaine de lui envoyer le bras entier de l’intéressé.
Le rapport de l’ONG Human Rights Watch sur la torture de 2007 soulignera le rôle central de Souleiman dans des opérations conjointes de capture et d’interrogatoire de présumés terroristes avec la CIA et d’autres pays arabes « qui consisteront en des arrestations et détentions illégales, ainsi qu’en la torture de douzaines de détenus ». La qualité des relations entre Souleiman et Washington sera telle qu’un télégramme diplomatique américain en date de 2006, divulgué par Wikileaks, révèlera que « notre collaboration en matière de renseignement avec Omar Souleiman est probablement l’un des plus grands succès de la relation égypto-américaine ».
De fait, la collaboration sécuritaire américano-égyptienne sous Omar Souleiman se montrera particulièrement étroite : déjà en 1995, soit six ans avant les attentats du 11 septembre 2011 à New York et le début de la « Guerre contre le terrorisme » (« War on terror ») américaine, Souleiman aurait accepté que la CIA transfère secrètement des prisonniers en Egypte dans le cadre du « rendition program », c’est-à-dire les opérations conduites par les services de renseignement américains consistant à transférer, hors de tout cadre légal international, des prisonniers vers des pays partenaires où ils pourront subir, loin du corpus juridique et judiciaire américain, des détentions et des interrogatoires. Si les présumés terroristes transférés vers l’Egypte seront de diverses nationalités, la majorité se serait avérée égyptienne.
L’un des scandales ayant émaillé la carrière du directeur de l’EGIS sera celui de la mort d’Ibn al-Sheikh al-Libi, ressortissant libyen détenu et torturé par les services de renseignement égyptiens pour le compte de la CIA ; l’intéressé, espérant mettre fin aux actes commis à son encontre, fournira de nombreuses fausses informations dont certaines seront ensuite utilisées par les autorités américaines afin de prouver le lien entre Saddam Hussein et Al-Qaeda dans les mois précédant l’invasion de l’Irak. Lors de la révélation publique de cette méprise, Souleiman se verra accuser d’avoir torturé un citoyen arabe pour le compte de la CIA et d’avoir, indirectement, contribué à provoquer l’invasion de l’Irak. Al-Libi sera remis à la Libye en 2009 mais le régime de Kadhafi annoncera que l’intéressé se serait suicidé peu de temps ensuite dans sa cellule en prison, sans davantage de précision.
III. Un symbole de la fin de l’ère Moubarak
En janvier 2011, de violentes émeutes éclatent en Egypte afin de protester contre la répression politique, la corruption et la pauvreté, menaçant la stabilité du régime Moubarak. Ce dernier, qui n’avait jamais nommé officiellement de vice-président en trente ans de pouvoir, désigne Souleiman comme vice-président d’Egypte le 29 janvier ; cinq jours plus tard, le gouvernement égyptien annonce que Souleiman a survécu à une tentative d’assassinat le 4 février après que des assaillants non-identifiés aient ouvert le feu sur son véhicule au Caire.
Le 11 février, alors que les émeutes battent leur plein, Souleiman apparaît à la télévision pour annoncer aux Egyptiens que le président Moubarak a abdiqué de son rôle de président et que le pouvoir va être transféré au Conseil suprême des Forces armées, un groupe d’officiers militaires supérieurs égyptiens. La transition laisse Souleiman sans position dans le gouvernement et l’intéressé disparaît alors de la scène médiatique et sécuritaire égyptienne.
En avril 2012, Souleiman réapparaît afin de déclarer sa candidature à l’élection présidentielle égyptienne à venir, prévue pour les mois de mai et juin de la même année ; son entrée dans la course à l’élection présidentielle est aussitôt décriée par les islamistes et les libéraux qui voient en lui un vestige du régime Moubarak. Finalement, plusieurs jours après avoir annoncé sa candidature, Souleiman est disqualifié par la commission égyptienne de l’élection présidentielle, qui indique que l’intéressé a échoué à recueillir les trente mille signatures pré-requises.
Cet échec l’amènera à quitter l’Egypte pour Abu Dhabi, puis l’Allemagne, et enfin les Etats-Unis afin d’y suivre un traitement médical. Il y mourra soudainement le 19 juillet 2012, laissant derrière lui le souvenir d’un homme trouble, séducteur et puissant, dont le rôle substantiel dans les affaires diplomatiques et régionales n’est connu que partiellement. Symbole de l’ère Mubarak au faîte de son pouvoir, Omar Suleiman sera également celui qui en annoncera la fin aux Egyptiens, mettant un terme au premier acte de la révolution égyptienne.
Par Emile Bouvier