Abderrafie Hamdi
C’est souvent un événement discret qui réveille une grande idée.
Le week-end dernier, Rabat a accueilli un atelier de réflexion réunissant des chercheurs, des acteurs religieux et des représentants de la société civile venus d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
L’objectif : faire le point sur la mise en œuvre de la Déclaration de Marrakech sur les droits des minorités religieuses dans les pays musulmans, près de dix ans après son adoption.
L’initiative n’a pas fait grand bruit dans les médias, mais elle a rouvert un dossier essentiel : celui de la liberté de conscience et de la place du divers religieux dans nos sociétés.
Pour beaucoup d’entre nous, ce fut aussi l’occasion de replonger dans le texte fondateur de 2016, d’en mesurer la portée et, surtout, de s’interroger : pourquoi reste-t-il si peu connu dans son propre pays d’origine ?
La Déclaration de Marrakech est née d’un grand congrès international organisé en janvier 2016 à Marrakech, à l’initiative du ministère des Habous et des affaires islamiques et du Forum d’Abu Dhabi pour la paix, sous le haut patronage de Sa Majesté le Roi Mohammed VI.
Plus de trois cents penseurs, oulémas, universitaires et responsables politiques s’y étaient réunis pour réfléchir à un même défi : comment concilier la fidélité aux sources de l’islam et la protection des minorités religieuses ?
L’esprit du texte est limpide. Il affirme que l’islam authentique protège la dignité de toute personne, croyante ou non, et que la citoyenneté ne peut être fondée sur la foi, mais sur l’égalité en droits et en devoirs.
Ce message, simple et puissant, a fait le tour du monde.
Le soir même de son adoption, Barack Obama saluait l’initiative depuis Washington, la qualifiant de « pas courageux en faveur de la liberté de religion ».
Quelques semaines plus tard, le pape François y voyait un signe d’espérance et un modèle de dialogue entre les traditions.
Des universités, des centres de recherche et des diplomaties s’en sont emparés comme d’un texte de référence pour penser la coexistence au XXIᵉ siècle.
Et pourtant, ironie de l’histoire : la Déclaration, née au Maroc, a souvent été mieux comprise à l’étranger que dans le monde musulman lui-même.
Ce constat s’est confirmé à la fin de 2016, lorsqu’un appel de la diplomate marocaine Zineb Bentahila, en poste à Washington, m’informa de quelques staffers du Congrès américain, en visite au Maroc, souhaitaient notamment s’informer sur ce texte.
Je me suis alors plongé dans sa lecture pour préparer la rencontre, découvrant combien ce document, encore neuf, fascinait nos interlocuteurs américains.
Pour eux, la Déclaration de Marrakech représentait un tournant intellectuel : le moment où l’islam s’exprimait avec confiance et universalité, sans se justifier ni s’excuser.
Comme l’avait résumé le cheikh Abdallah Bin Bayyah, figure morale du forum :
« Protéger les minorités n’est pas une faveur, mais un devoir spirituel et moral, car nous partageons tous la même dignité. »
Aujourd’hui, alors que l’atelier de Rabat en a ravivé la mémoire, la question demeure : pourquoi ce texte n’a-t-il pas davantage nourri le débat au Maroc et dans le monde musulman ?
Peut-être parce qu’il bouscule nos habitudes mentales.
Il invite à penser la religion non comme un marqueur identitaire, mais comme une éthique du vivre-ensemble.
Il place la dignité au centre de tout : dignité du croyant, du non-croyant, du différent.
Et il rappelle que la foi, loin d’être un instrument d’exclusion, n’a de sens que si elle reconnaît la liberté de l’autre.
Au fond, ce texte dit ce que nos sociétés hésitent encore à formuler :
que la liberté de conscience est le cœur battant de la foi,
que la diversité n’est pas une menace mais une promesse,
et que la véritable citoyenneté ne s’impose pas, elle se partage.
Près de dix ans après son adoption, la Déclaration de Marrakech conserve une force intacte.
Elle parle à la raison autant qu’à la foi, à la philosophie autant qu’au droit.
Lorsqu’elle affirme que l’homme est un être de raison, de liberté et de responsabilité, elle rejoint ce que Kant appelait « la dignité comme fin en soi ».
Et lorsqu’elle invite à conjuguer religion et humanisme, elle fait écho à Ibn Rochd, qui rappelait déjà :
« L’homme ne se définit pas par sa croyance, mais par sa capacité à penser. »
C’est peut-être cela, le message le plus actuel de Marrakech :
tant que la religion et la philosophie dialogueront,
tant que le droit et la morale resteront alliés,
le monde gardera une chance de retrouver ce qu’il a de meilleur :
l’humanité partagée.