décembre 7, 2024
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Economie

Décrypter la politique africaine de la Turquie

Au-delà de l’empreinte croissante de la Turquie en Afrique dans le commerce, l’investissement et la stabilité, Erdoğan déploie ses ambitions stratégiques.

La Turquie du président Recep Tayyip Erdoğan n’est peut-être pas tout à fait « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », comme Winston Churchill décrivait l’Union soviétique en 1939 après son pacte incongru conclu avec l’Allemagne nazie. Mais sa politique étrangère est parfois énigmatique.

La semaine dernière, la Turquie aurait été invitée à devenir membre des BRICS. Comment un membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) peut-il adhérer à un groupement dominé par les deux seuls ennemis identifiés de l’OTAN, la Russie et la Chine ? C’est la question que beaucoup se posent.

En Afrique, Erdoğan a également surpris tant ses amis que ses ennemis en 2019 lorsque la Turquie est intervenue dans la guerre civile libyenne pour empêcher Khalifa Haftar de s’emparer de Tripoli. Récemment, il a tenté de réconcilier deux de ses plus proches alliés africains, la Somalie et l’Éthiopie, en conflit au sujet de la reconnaissance par l’Éthiopie de l’indépendance du Somaliland en échange d’un accès à la mer.

Ce dilemme de la médiation remonte à 2011. Lorsque les autres pays désertaient la Somalie minée par le terrorisme d’al-Shabaab, Erdoğan s’était rendu sur place pour apporter son soutien. Il y est retourné en 2016 pour y ouvrir une ambassade. Erdoğan s’est mis l’Éthiopie dans la poche en lui fournissant en 2021 des drones nécessaires pour repousser les forces rebelles tigréennes d’Addis-Abeba.

D’une certaine manière, la Turquie est un intermédiaire neutre, mais le pays semble être plus proche de la Somalie, surtout depuis qu’il a signé un nouveau pacte de défense avec Mogadiscio en février. Erdoğan maîtrise l’effet de surprise et sait saisir des opportunités.

À première vue, sa politique africaine semble assez conventionnelle. En tant que membre du G20, la Turquie estime nécessaire de s’engager sur le continent comme d’autres puissances du G20, notamment pour renforcer son soutien aux Nations Unies. Ce week-end, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, présidera une réunion de la Conférence ministérielle d’examen Turquie-Afrique avec ses homologues de 14 pays africains, en vue du quatrième sommet Turquie-Afrique qui se tiendra en 2026.

Cette initiative s’inscrit dans le cadre d’une action d’envergure en faveur de l’Afrique, qu’Erdoğan a considérablement stimulée. Dans un article paru en 2023, l’ancien ambassadeur turc Numan Hazar notait que depuis 1998, le nombre d’ambassades sur le continent avait explosé, passant de 12 à 44, tandis que les ambassades africaines à Ankara étaient passées de 10 en 2008 à 38. Depuis qu’il est devenu Premier ministre en 2003 puis président en 2014, Erdoğan s’est rendu dans 31 pays d’Afrique.

Le total des échanges commerciaux avec l’Afrique est passé de 5,4 milliards de dollars en 2003 à 40,7 milliards de dollars en 2022. Le stock d’investissement global de la Turquie en Afrique, axé sur les infrastructures, l’éducation et les soins médicaux, s’élève à 6 milliards de dollars. Les entrepreneurs turcs ont réalisé 1296 projets pour une valeur de 82,6 milliards de dollars américains.

Hazar souligne que l’ancien ambassadeur sud-africain à Ankara, feu Tom Wheeler, a déclaré que la Turquie utilisait son soft power pour étendre son influence en Afrique, sans pour autant susciter les réactions négatives auxquelles d’autres pays ont eu droit. Cela peut être dû au fait que la Turquie n’a pas de bagage colonial, même si le pays a considérablement renforcé sa présence militaire en Afrique, il n’est pas considéré comme une menace.

Comme l’a déclaré Ali Bilgic, professeur de relations internationales et de politique du Moyen-Orient à l’Université britannique de Loughborough, à ISS Today, « la Turquie est en passe de devenir une puissance économique, humanitaire et militaire de premier plan en Afrique subsaharienne. L’établissement de bases militaires, comme en Somalie, et la formation des forces locales ont renforcé sa présence géopolitique. »

Il note que, tandis que les terroristes islamistes prennent de plus en plus pour cibles des États d’Afrique de l’Ouest tels que le Niger, le Togo, le Burkina Faso et le Mali, la Turquie vend des drones à tous ces pays.

« Le secteur de la défense turc s’est considérablement développé, avec de nombreux contrats signés en Afrique. La Turquie a fourni des drones Bayraktar TB2 à l’Éthiopie et à la Libye… En outre, la Turquie a conclu des accords pour former et équiper militairement des pays tels que la Somalie, consolidant ainsi son influence dans la région ».

Bilgic considère les efforts de médiation d’Ankara entre l’Éthiopie et la Somalie comme un « acte d’équilibre diplomatique motivé par l’intérêt stratégique d’Ankara à maintenir la stabilité dans la Corne de l’Afrique ».

Toutefois, l’exercice d’équilibre est périlleux car l’Éthiopie s’inquiète du rapprochement entre la Turquie et la Somalie, en particulier son soutien militaire, « qu’elle perçoit comme une menace pour sa sécurité ». Cela a retardé les efforts de médiation d’Ankara.

Bilgic affirme que la politique étrangère audacieuse de la Turquie a également détérioré les relations avec les alliés de l’OTAN et l’Union européenne.

Pour lui, l’adhésion potentielle de la Turquie aux BRICS n’est pas absurde, malgré son appartenance à l’OTAN. Au contraire, cela « reflète l’approche multiforme de la politique étrangère d’Erdoğan. Cette démarche n’est pas une alternative à l’OTAN ou à l’Occident, mais une politique réaliste dans laquelle Ankara entend s’impliquer auprès de toutes les parties. La Turquie n’a donc pas d’amis ou d’ennemis éternels, mais seulement des partenaires. »

L’approche ambiguë d’Erdoğan ressort aussi clairement dans la manière dont il gouverne la Turquie, pays démocratique qui organise des élections régulières. Mais Freedom House estime que la Turquie est une démocratie « non libre », où Erdoğan et son Parti de la justice et du développement deviennent « davantage autoritaires au fil des ans, et consolident le pouvoir grâce à des changements constitutionnels et à l’emprisonnement d’opposants ».

Le récent décès en exil de Fethullah Gülen, chef spirituel du mouvement islamique modéré Gülen ou Hizmet, souligne un autre paradoxe de la Turquie d’Erdoğan. Gülen et lui autrefois alliés se sont brouillés en 2011 lorsque Erdoğan a accusé les gülenistes d’être à l’origine du coup d’État avorté de 2016 – il les a qualifiés d’organisation terroriste.

L’Afrique est également devenue un terrain de lutte d’Erdoğan contre le mouvement Hizmet, car ce dernier dirige des écoles en Afrique du Sud, au Mozambique, au Malawi, en Tanzanie, en Ouganda, en République centrafricaine, au Nigeria, au Ghana et en Égypte, selon des sources du Hizmet. La Turquie a enjoint des pays africains à fermer les écoles du Hizmet ou à emprisonner ses membres, et plusieurs d’entre eux sont passés à l’acte.

Cette pression a provoqué des tensions avec certains gouvernements, dont l’Afrique du Sud. Le Hizmet pense qu’Erdoğan investit en Afrique afin d’y asseoir son pouvoir et contraindre les pays à ralentir le mouvement Hizmet.

Erdoğan a également pu contrer ses rivaux du Moyen-Orient sur le sol africain, comme l’Égypte et les Émirats arabes unis (EAU), qui ont soutenu Haftar en Libye. En outre, son soutien militaire croissant à la Somalie contribue à bloquer les EAU, qui soutiennent le Somaliland.

Les raisons d’Erdoğan pour étendre l’empreinte africaine de la Turquie sont incontestablement légitimes – commerce, investissement, aide humanitaire et stabilité nationale et régionale. Mais il semble que l’Afrique soit aussi pour lui une étape dans la poursuite de son ambition de faire de la Turquie un acteur mondial.

Par Peter Fabricius

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