« La prospective est un art difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir » (Pierre Dac). Surtout si l’on ne fait pas l’effort indispensable pour anticiper l’évènement en amont et s’y préparer sans tabou en n’écartant aucune hypothèse, y compris les plus invraisemblables. Telle n’est pas la démarche suivie dans les principales chancelleries occidentales, y compris en France des deux côtés de la Seine. L’approche tactique et médiatique l’emporte sur l’approche stratégique et prospective. L’émotion sur la raison. La morale sur le réel. Les choses ont bien changé en ce bas monde au cours des trois décennies du XXIe siècle. Une sorte de changement de paradigme pour changement d’époque. Hier, les diplomates pratiquent naturellement la prévision au quotidien avec un certain succès. Aujourd’hui, ils excellent dans l’imprévision et l’impréparation au monde de demain avec une constance qui force le respect.
La diplomatie de la prévision au temps passé
Il fut un temps révolu où gouverner, c’était prévoir. Outre la gestion des dossiers courants, le travail des diplomates comportait une dimension prospective importante. Il leur revenait de toujours se poser la question du jour d’après et de penser l’impensable afin de s’y préparer. Afin de les épauler, voire de les suppléer dans cette fonction, le ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert met en place le Centre d’analyse et de prévision (CAP) dont il confie la direction à un brillant esprit, Thierry de Montbrial en 1974. Cette structure a pour mission d’étudier, en toute indépendance intellectuelle, toutes les options envisageables le plus en amont possible sur quelques dossiers choisis. Dans les couloirs feutrés du Quai d’Orsay, on sait qu’un diplomate surpris est un diplomate désarmé. En ce temps-là, les surprises dites stratégiques sont rares à l’exception notable de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement de l’Union soviétique. C’était il y a trente-cinq ans. L’impression prévaut alors que les diplomates affectés à l’administration centrale ou dans les cabinets ministériels (cellule diplomatique de l’Élysée en particulier) sont prêts à parer à toute éventualité, disposant en permanence de plans B dans leurs tiroirs. Ainsi, la diplomatie, rarement prise au dépourvu, peut jouer son rôle traditionnel d’amortisseur des chocs géopolitiques. Et cela pour le plus grand bien de l’image de notre pays dans le monde. Depuis, les choses ont bien changé.
La diplomatie de l’imprévision au temps présent
Il est un temps bien présent où gouverner, c’est subir. L’Ukraine c’est sauve-qui-peut depuis l’élection de Donald Trump comme 47e président des États-Unis. Alors que certains (peu nombreux) mettent en garde contre une impréparation de notre diplomatie consécutive au retour à la Maison Blanche de l’homme à la mèche blonde sur le dossier ukrainien, d’autres (plus nombreux) n’en ont cure. Pourquoi perdre inutilement son temps à galoper dans les nuages alors que Kamala Harris est donnée favorite ? Pris de court, comme d’affreux gamins, ces prévisionnistes à la petite semaine nous font le coup de la fameuse surprise stratégique[1]. Et, ils tirent aujourd’hui frénétiquement la sonnette d’alarme alors que le train Trump est déjà parti et que l’Europe ne pourra le prendre en route. Pour eux, elle devrait sortir de sa torpeur habituelle en proposant une offre des Vingt-Sept leur permettant de ne pas subir un nouveau Munich russo-américain[2]. Mais, ils oublient que l’on manœuvre difficilement le mammouth bruxellois dans l’urgence et sur des questions de stratégie. Leurs suppliques risquent de rester à l’état de vœux pieux. Comme dit l’autre, il aurait fallu y penser plus tôt. L’Europe continuera de rester un nain politique pour longtemps encore. Alea jacte est ! Ainsi se présente une Europe – et la France également – pratiquant avec une constance qui force le respect tout l’art de la diplomatie de l’imprévision, de la négligence coupable.
Du choc du « non-savoir »
« C’est dire que la prévision est autant un art qu’une science, dont la pratique suppose une combinaison harmonieuse de savoirs et d’expérience » (Thierry de Montbrial). Le résultat est là. La conjugaison des erreurs et des aveuglements politico-diplomatiques se paie, le moment venu, intérêt et principal. Rien ne sert d’invoquer le Dieu pas de chance pour s’exonérer de ses responsabilités dans la mauvaise appréciation d’une échéance internationale : élections, guerre, paix, révolutions, catastrophes humanitaires, climatiques… De ce point de vue, les résultats des dernières élections présidentielles aux États-Unis constituent un cas d’école tant le bon sens fut absent des prévisions intangibles de la bien-pensance des deux côtés de l’Atlantique. Ils méritent d’être enseignés dans les écoles initiant à la diplomatie pratique, dans les universités de notre Douce France et à Sciences Po Paris. Des dangers de la diplomatie de l’imprévision !
Jean DASPRY
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques