Comme Nelson Amenya, réfugié en France après avoir dénoncé un scandale à 2 milliards de dollars, de nombreux lanceurs d’alerte kényans sont menacés. Faute de loi les protégeant, comme c’est le cas dans quelques pays africains, ils préfèrent bien souvent l’exil plutôt que de disparaître.
Nelson Amenya, âgé d’à peine 31 ans, hésite lorsqu’on lui demande ce qu’il va faire après avoir obtenu son diplôme d’études supérieures (un MBA) en France. Au début de l’année 2024, il a dénoncé un contrat de 2 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros) sur trente ans, révélant, grâce à des fuites de documents, comment les alliés du président kényan William Ruto cédaient discrètement l’aéroport international Jomo-Kenyatta, la plateforme la plus fréquentée d’Afrique de l’Est, au groupe indien Adani, dans le cadre d’un sombre arrangement en coulisses. Le contrat garantissait des profits, ne prévoyait pas de participation publique et transférait la charge aux contribuables kényans en cas de baisse des recettes.
Autrefois certain de retourner au Kenya, pays qu’il adore pour son soleil, ses amitiés et son peuple résistant, Nelson Amenya hésite aujourd’hui. « Je ne rentrerai pas. Pas encore », déclare-t-il sans ambages. « J’ai ôté le pain de la bouche de la bête, ils vont me tuer. J’ai jusqu’à septembre pour décider où aller, mais le Kenya ? Pas maintenant, mon frère. Ma boîte de réception est pleine de menaces, des amis m’appellent pour me dire de ne pas revenir. Je ne veux pas finir comme cette dame de la NHIF [National Hospital Insurance Fund, NDLR], abattue en plein milieu de Nairobi pour avoir dénoncé la situation, et rien n’a été fait. »
Le timing de la dénonciation était explosif. Juste au moment où les messages d’Amenya ont été publiés, les autorités états-uniennes ont accusé le fondateur d’Adani, Gautam Adani, d’avoir versé 250 millions de dollars de pots-de-vin, ce qui a mobilisé l’attention sur lui. Sous la pression croissante, le gouvernement de Ruto a annulé l’accord controversé de « construction, exploitation et transfert » avec le conglomérat indien, qui a des intérêts en Israël, en Tanzanie, en Australie et dans les Émirats arabes unis. « J’ai reçu l’alerte en plein cours », se souvient Amenya. « Les Kényans m’ont encouragé en ligne. J’ai pleuré. L’un de mes professeurs à Paris m’a vu m’effondrer. Il me suit maintenant sur les réseaux sociaux. »
Un premier procès remporté contre Jayesh Saini
Mais le retour de bâton a été rapide et brutal. Les comptes pro-Adani sur les réseaux sociaux l’ont traité de raciste, de voleur, de marionnette de l’Occident – certains lui ont même envoyé des menaces de mort. Le coup le plus dur a été porté par le milliardaire Jayesh Saini, un magnat indien de la santé privée, qui l’a poursuivi en justice pour diffamation, accusant Amenya de l’avoir lié à des contrats de santé douteux et de l’avoir dépeint comme l’homme de confiance d’Adani dans les cercles de l’élite kényane. Il a demandé 50 000 euros et 10 000 euros pour ses frais d’avocats.
Réputés pour leur pugnacité, les Kényans se sont mobilisés sur les réseaux sociaux. Ils l’ont appelé « shujaa » (« guerrier ») et ont financé sa défense juridique. La Commission kényane des droits de l’homme est également intervenue.
« J’ai vraiment paniqué, reprend le lanceur d’alerte. L’avis juridique sur mon affaire ne me donnait que 50 % de chances de gagner, et si je perdais je risquais d’être emprisonné ou expulsé vers le Kenya, où j’allais être à la merci des personnes puissantes que j’avais dénoncées », raconte-t-il à Afrique XXI. « Même l’attitude de mon avocat ne m’inspirait pas confiance. »
Contre toute attente, l’avocat a retourné l’affaire. En janvier, Amenya a non seulement gagné, mais il a obtenu des dommages et intérêts. « Ils n’ont pas encore payé un centime, je les poursuis encore en Europe, en Inde et à Nairobi. Mais ce verdict est tout ce qu’il y a de plus important. »
« Je ne suis pas assez naïf pour rentrer »
Il a soutenu que ses messages sur les réseaux sociaux concernant le magnat étaient d’intérêt public – exposant la grande corruption au Kenya, un pays où cette pratique est profondément enracinée. Il a maintenu que Saini, un homme d’affaires bénéficiant d’appels d’offres publics, méritait un examen minutieux, d’autant plus que les rapports du Sénat et les enquêtes des médias soutenaient ses affirmations. Au Kenya, a-t-il fait remarquer, la corruption ruine rarement les réputations ; elle les consolide souvent. Il a qualifié l’action en justice de « SLAPP » (Strategic Lawsuit Against Public Participation, soit « procédure bâillon ») classique, une stratégie visant à faire taire les critiques.
The National Ethics and Corruption Survey Report 2023 révèle que 57,3 % des Kényans estiment que la corruption est endémique et que 86 % d’entre eux craignent de la dénoncer en raison du harcèlement et des représailles. « Je ne suis pas assez naïf pour rentrer chez moi, alors qu’une enquête est en cours sur mes activités et que la police a fait une descente dans la maison de mes parents. C’est moi qu’ils recherchent », conclut Nelson Amenya depuis son exil.
Et ce, malgré les garanties constitutionnelles du Kenya – les articles 31, 33 et 34, qui défendent la liberté d’expression et la liberté de la presse – et la loi de 2006 destinée à protéger les lanceurs d’alerte et les témoins. Churchill Suba, vétéran de la défense des droits civils et aujourd’hui directeur exécutif du Kenya National Civil Society Centre, explique que la Constitution kényane de 2010, tant célébrée et considérée comme l’une des plus progressistes de la région, n’offre en fait que peu de protection réelle.
« Une mare où même les grands tremblent »
« Théoriquement, la Constitution protège les lanceurs d’alerte. Mais dans la pratique, c’est une autre histoire », confie Churchill Suba à Afrique XXI. « La plupart des lanceurs d’alerte finissent par être pris pour cible par les institutions qui sont censées les protéger. Et parce qu’ils exposent souvent les personnes au pouvoir, les représailles sont rapides et brutales. »
Il exhorte Nelson Amenya à rester en exil en France, le décrivant comme « un petit poisson dans une mare où même les grands tremblent ». Churchill Suba cite le cas du Dr Roselyn Akombe, ancienne commissaire de l’organisme électoral kényan, qui a fui le pays après avoir exprimé des inquiétudes quant à la crédibilité des élections de 2017. « On n’est jamais à l’abri une fois qu’on a tiré la sonnette d’alarme », affirme-t-il. Roselyn Akombe n’a pas fui officiellement. Elle a pris un vol pour Dubaï sous prétexte d’inspecter l’impression des bulletins de vote, mais n’est jamais revenue. Elle a refait surface à New York, d’où elle a démissionné et révélé que même le président de la commission électorale craignait pour sa vie.
Le professeur George Wajackoyah, candidat à l’élection présidentielle, autrefois officier de police au département des enquêtes, a fui le Kenya dans les années 1990 après que des collègues liés à l’enquête sur le meurtre, le 12 février 1990, de l’homme politique Robert Ouko ont commencé à disparaître – il craignait d’être le prochain. George Wajackoyah suivait des pistes susceptibles d’exposer les auteurs du meurtre brutal du ministre des Affaires étrangères de l’époque. Bien qu’il soit revenu en 2010, le livre qu’il avait promis d’écrire, détaillant ce meurtre très médiatisé et sa fuite, n’a toujours pas été publié, que ce soit par peur ou pour d’autres raisons, personne ne sait.
63 morts et 74 disparitions forcées en 2024
Il y a aussi John Githongo, ancien secrétaire permanent à la Gouvernance et à l’Éthique sous la présidence de Mwai Kibaki (2002-2013). Il s’est réfugié au Royaume-Uni après avoir dénoncé le tristement célèbre scandale Anglo Leasing, une escroquerie de plusieurs milliards de shillings portant sur des contrats de sécurité frauduleux, qui a jeté une ombre sur de hauts responsables du gouvernement, y compris pendant le mandat de l’ancien président Uhuru Kenyatta. Un câble diplomatique états-unien daté du 16 septembre 2009, dévoilé par WikiLeaks, souligne le danger auquel il est confronté :
Le paragraphe 5 fournit des détails sur les déclarations faites par [Aaron] Ringera [ancien chef de la Commission anticorruption du Kenya, NDLR] à Githongo, que ce dernier a pris comme des menaces directes à sa vie par l’élite politique kényane, y compris Ringera. Ce TD corrobore la conclusion de Githongo sur Ringera qui est identifié dans une pièce avec des politiciens Kikuyu de premier plan, y compris des ministres du gouvernement, en train de comploter pour tuer Githongo en 2009. La conclusion que l’on peut tirer de ce rapport, combiné au témoignage de Githongo, est que Ringera fait partie de ceux qui, au sein de l’élite politique kényane, cherchent à supprimer les informations et ceux qui détiennent des informations susceptibles d’aider à punir et à minimiser la corruption au Kenya.
Le cas de Githongo reste l’un des exemples les plus frappants des risques encourus par les informateurs au Kenya, où exposer la vérité peut se conclure par une fuite pour sauver sa vie. Et la liste des lanceurs d’alerte exilés ne cesse de s’allonger.
Le 14 avril, la société civile kényane a publié un communiqué cinglant condamnant les abus généralisés de l’État en 2024 : 63 morts lors de manifestations, 74 disparitions forcées et 1 376 arrestations arbitraires, selon la Kenya National Commission on Human Rights (KNCHR). La déclaration a également mis en évidence les violences policières, les enlèvements transfrontaliers comme celui de l’activiste ougandais Kizza Besigye, et la répression à l’encontre des journalistes et des étudiants.
« Je suis devenu une statistique de la torture d’État »
Les lanceurs d’alerte ont en revanche à peine été mentionnés. Leur sort apparaît dans une ligne concernant le projet de loi sur la protection des lanceurs d’alerte, qui est au point mort – une note de bas de page dans un document par ailleurs dominé par des titres sur les féminicides, l’effondrement de l’éducation et le délabrement du système de santé. S’agit-il d’un oubli ou le signe que cette question a disparu du radar de la société civile ? « Ce n’était pas intentionnel », se défend Churchill Suba. « Nous prenons le défi au sérieux et nous nous engageons à défendre plus fermement les protections des lanceurs d’alerte à l’avenir, car beaucoup d’entre eux fuient pour sauver leur vie. »
Tous ceux qui disent la vérité ne quittent pas le pays, mais ils s’exposent à une répression féroce. C’est le cas de Wachira Waheire, un militant d’une soixantaine d’années qui lutte contre les abus du gouvernement depuis ses années d’université : « Lorsque j’avais environ 25 ans, des policiers en civil m’ont arrêté à l’aéroport sur la base d’accusations montées de toutes pièces. J’ai été emprisonné de 1986 à 1989, accusé à tort d’appartenir au parti interdit Mwakenya et de détenir une affiche affirmant que la faim déclencherait une révolte », raconte celui qui dirige aujourd’hui Citizens for Justice, une association pour les victimes de la torture au Kenya. Lui-même torturé à la Nyayo House, à Nairobi (un gratte-ciel qui abrite plusieurs départements gouvernementaux), il a enduré les cellules souterraines à moitié éclairées, certaines inondées, avec de fréquentes privations de nourriture.
En 2010, après la chute du régime de Daniel arap Moi (président de 1978 à 2002), il a reçu 2,5 millions de shillings kényans pour arrestation et poursuites illégales. « Pendant nos études universitaires, alors que nous dénoncions les abus de l’État, j’ai reçu des offres d’asile, mais je suis resté par amour de mon pays et de ma famille. Certains de mes amis ont fui, tandis que je suis devenu une statistique de la torture d’État », se souvient le militant.
Comme en Éthiopie, les lois ne protègent pas toujours
Au Kenya, les efforts pour adopter un projet de loi sur la protection des lanceurs d’alerte traînent depuis plus de dix ans, malgré les pressions exercées par des agences comme l’Ethics and Anti-Corruption Commission et Transparency International. Récemment, Irene Kasalu, représentante du comté de Kitui, a relancé son projet de loi 2023, qui avait échoué lors de la précédente législature. Elle explique que l’objectif est de donner aux citoyens les moyens de dénoncer la corruption – avec la promesse de récompenses financières – et d’aider les journalistes à mener des enquêtes sans avoir à surveiller constamment leurs arrières. Le pays s’appuie aujourd’hui sur la loi de 2003 sur la lutte contre la corruption et les crimes économiques pour protéger les informateurs, ce qui le place parmi les vingt et un pays africains dotés d’une législation. Mais elle ne protège qu’indirectement les lanceurs d’alerte.
Seuls quelques pays africains – l’Afrique du Sud, le Botswana, l’Éthiopie, le Ghana, la Namibie, l’Ouganda et la Tanzanie – disposent de lois sur la protection des lanceurs d’alerte. Parmi elles, la loi de 2016 au Botswana fait figure de modèle. Elle a permis d’endiguer la corruption dans ce qui est aujourd’hui la deuxième nation la moins corrompue d’Afrique après les Seychelles, selon Transparency International (2024). La loi permet aux lanceurs d’alerte de signaler des comportements répréhensibles de manière anonyme par le biais de lignes d’assistance téléphonique sécurisées et de plateformes numériques, tout en les protégeant de représailles telles que le licenciement ou le harcèlement.
Néanmoins, ces lois ne garantissent pas toujours la sécurité de ceux qui dénoncent des scandales. Le texte éthiopien met l’accent sur les témoins dans les affaires pénales mais exclut les lanceurs d’alerte sur leur lieu de travail des protections contre les représailles. Les journalistes, comme les blogueurs de Zone 9 (une plateforme indépendante lancée en 2012), emprisonnés en 2014, sont victimes de harcèlement en vertu des lois relatives à la protection de la vie privée et à la lutte contre le terrorisme, et soixante d’entre eux ont fui le pays depuis 2010. Contrairement à la loi adoptée en 2016 par le Botswana, la loi éthiopienne ne garantit pas l’anonymat et n’offre pas de garanties solides, ce qui rend les lanceurs d’alerte vulnérables dans un environnement répressif.
« Ils n’ont pas encore lâché tous les chiens »
La majorité des pays africains, selon iSpeak Africa, un organisme de surveillance panafricain de premier plan en matière de gouvernance, laisse toujours les informateurs dangereusement exposés. En revanche, l’Europe, où vit désormais Nelson Amenya, et les États-Unis offrent des protections imparfaites mais bien plus solides. La loi états-unienne sur les « fausses déclarations » (False Claims Act, FCA) permet aux particuliers de poursuivre le gouvernement dans les affaires de fraude et de recevoir 15 à 30 % des fonds récupérés, ce qui a permis d’engranger des milliards d’euros. En ce qui concerne les délits financiers, la loi Dodd-Frank permet de dénoncer anonymement les violations de la législation sur les valeurs mobilières et la corruption à l’étranger, les lanceurs d’alerte ayant droit à 10 à 30 % des pénalités supérieures à 1 million de dollars. Il est important de noter que la loi les protège contre les représailles des employeurs.
Malgré cet arsenal juridique, les lanceurs d’alerte aux États-Unis restent confrontés à un réel danger. Edward Snowden, l’ancien contractant de la NSA qui a dénoncé la surveillance de masse, est toujours en exil en Russie, salué par certains comme un héros, condamné par d’autres comme un traître. Sa collègue, Reality Winner, n’a pas eu autant de chance : elle a été condamnée à 63 mois de prison en 2017 pour avoir divulgué un document classifié. Plus récemment, en mars 2024, John Barnett a été retrouvé mort dans des circonstances suspectes (une enquête est toujours en cours) alors qu’il témoignait au sujet de pièces d’avion défectueuses chez Boeing. La police a conclu à un suicide, mais le moment choisi a soulevé de sérieuses questions.
Fin mars, Nelson Amenya a raconté qu’un policier français l’avait discrètement mis en garde : « Ils n’ont pas encore lâché tous les chiens sur vous. » Il se sent néanmoins plus en sécurité en France qu’au Kenya. Récemment désigné comme l’une des 100 personnes les plus influentes d’Afrique en 2024 par le NewAfrican, Nelson Amenya sait que la tempête n’est pas terminée et qu’il ne reviendra pas tant que le régime de William Ruto sera au pouvoir. « Planifiez à l’avance, restez hors d’Afrique », prévient-il à l’intention des lanceurs d’alerte. Le « nyama choma » (viande rôtie kényane) lui manque terriblement, mais pas assez pour risquer de finir lui-même sur le grill.
Robert Amalemba