On entend souvent parler de la « malédiction des ressources » dans certains de l’Afrique. Cette expression est née des conséquences fâcheuses de l’exploitation des ressources qui, au lieu de servir les populations, leur causent des drames connus maintenant de chacun. Dans un rapport qui « développe la question de la compétition féroce pour l’accès aux ressources, en zoomant sur la situation qui prévaut sur le continent africain, un échantillon représentatif d’une situation qui se généralise », l’auteur identifie certains facteurs de cette situation. Chercheur associé au GRIP, Ben Cramer estime que « cette course effrénée aux énergies fossiles et richesses minières mobilise les faiseurs de guerres, fait parler la poudre, donc contribue à la militarisation. Les autres facteurs évoqués par l’auteur sont : le dérèglement climatique, l’exclusion politico-économique/ Le chercheur rappelle que ce « rideau de fer des inégalités », selon l’expression d’Amartya Sen, suscite en ricochet des dérives militaristes, y compris les mesures contestables de sécurisation. Ledit rapport intitulé « l’Afrique des minerais stratégiques : du détournement des richesses à la culture de la guerre » est publié, en 2018, par le Groupe de Recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP).
LE DÉBAT ONUSIEN SUR LES RESSOURCES NATURELLES
A ce titre, le rapport souligne que le débat sur les ressources naturelles ne date pas d’hier. À l’ONU, l’une des premières batailles, qui a fait rage en 1954, se focalisait sur le droit des États à disposer de la pleine souveraineté sur leurs ressources naturelles ; elle se livre entre ceux qu’on ne désigne pas encore comme les « non-alignés » (la Conférence de Bandoeng ne se tiendra qu’en 1955) et les États-Unis. En 1962, l’Assemblée générale proclame la souveraineté permanente sur les ressources naturelles par le biais de la Résolution 1803 qui constitue une interprétation du principe de l’égalité souveraine des États ; les États du « Tiers-Monde » proclament alors le droit à la nationalisation, à l’expropriation et à la réquisition. De même, il est stipulé sans ambiguïté que les accords relatifs aux investissements étrangers doivent être basés sur le respect intégral de la souveraineté des peuples vis à vis de leurs richesses et leurs ressources. Ces principes sont énoncés au lendemain de l’opération « Ajax » menée par le Royaume-Uni et les États-Unis en 1953, et exécutée par la CIA et le MI-6, pour mettre un terme à la politique nationaliste du Premier ministre iranien M. Mossadegh et préserver les intérêts occidentaux dans l’exploitation des gisements pétrolifères en Iran.
Une majorité d’États du Sud (le G-77) perçoivent leurs ressources naturelles comme un capital national stratégique lié à leur souveraineté et qui doit rester à la disposition exclusive des intérêts nationaux. C’est en fonction de cette vision et des contradictions dans la gouvernance (où la « malédiction géologique » la dispute à la « malédiction des dirigeants ») que la gestion des ressources naturelles rime davantage avec conflit qu’avec coopération.
Le lien de causalité entre le déclenchement de conflits armés et la présence de ressources naturelles est-il à démontrer ? Certes, il est difficile de classifier les conflits en fonction d’un seul paramètre. Toutefois, entre 1990 et 2002, la planète a connu au moins 17 conflits dans lesquels l’abondance de ressources naturelles a constitué le facteur majeur. Les études menées par les agences onusiennes, dont le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), montrent que plus de 60 % des conflits armés internes de ces 60 dernières années ont été liés de près ou de loin aux ressources naturelles, que ce soit l’eau, le bois de construction, le pétrole, les diamants en Angola et en Sierra Leone –, l’or au Ghana et au Mali, le bois et les diamants au Libéria, l’uranium au Niger, au Malawi et en Namibie, le cuivre, l’or, le cobalt et le bois en République démocratique du Congo (RDC, 176e au classement IDH en 2018) ou les phosphates au Sahara occidental. Tous ou presque ont été au centre de conflits civils et dans certains cas, le théâtre d’incursions soutenues par des États voisins ou « parrains » attitrés.
Depuis les premières interventions au Kosovo à la fin des années 1990, une branche spécifique du PNUE s’interroge sur ces liens entre ressources naturelles et conflits. En 2012 paraît le « Guide pratique pour la prévention et la gestion des conflits liés à la Terre et aux ressources naturelles »14, édité par l’ONU. Six ans plus tard, en octobre 2018, un débat est organisé au Conseil de sécurité autour du thème « Maintien de la paix et de la sécurité internationales : ressources naturelles et conflits »15. Le sujet est donc loin d’être épuisé.
Tableau 1. Guerres civiles récentes et troubles internes alimentés par les ressources naturelles, sélection de cas africains
Pays | Durée | Ressources |
Angola | 1975-2002 | Pétrole, diamants |
Rép. Démocratique du Congo | 1996-1998, 1998-2003 2003-2008 | Cuivre, coltan, diamants, or cobalt, bois, étain |
Rép. du Congo (Brazzaville) | 1997 | Pétrole, diamants |
Côte d’Ivoire | 2002-2007 | Diamants, cacao, coton |
Libéria | 1989-2003 | Bois, diamants, fer, huile de palme, cacao, café, caoutchouc, or |
Sénégal – Casamance | 1982 | Bois, noix de cajou |
Sierra Leone | 1991-2000 | Diamants, cacao, café |
Somalie | 1991 | Poissons, charbon de bois |
Soudan | 1983-2005 | Pétrole |
Source : « Du conflit à la consolidation de la paix : Le rôle des ressources naturelles et de l’environnement », Programme des Nations unies pour l’environnement, 2009, p. 11. http://wedocs.unep.org/handle/20.500.11822/7867
L’AFRIQUE EST « MAL PARTIE »
C’est bien dans le Sud que se dessine l’avenir des principales sécurités humaine, alimentaire, sanitaire, économique, énergétique, culturelle ou… environnementale. Le continent africain ne représente pas tout le « Sud », qui est la nouvelle dénomination du « tiers-monde » ou des « non-alignés » ou encore du G-77 – qui regroupe actuellement 134 pays membres –, mais c’est ce Sud-là qui est la victime désignée de ce « grand pillage », que décrit l’ouvrage d’Ugo Bardi, du Club de Rome.
Nous insisterons sur le fait que ce continent concentre les principaux facteurs d’insécurité dont la rivalité et la lutte à mort pour les ressources ; des ressources en voie de disparition définitive. En attendant, les États qui disposent de ressources pétrolières, de minerais stratégiques, de pierres précieuses (diamants) ou d’autres ressources « pillables » tels le bois ou le cuivre, risquent quatre fois plus de faire les frais d’un conflit armé qu’un État qui en est dépourvu, selon les estimations de la Banque mondiale. Pire encore : les conflits armés les plus susceptibles de se reproduire sont ceux, précisément, qui impliquent des ressources naturelles. Et ce risque se situe dans les cinq années qui suivent un accord de paix (si accord il y a). À ce propos, le contraste est saisissant entre le succès du processus de paix au Mozambique (180e au classement IDH en 2018), un pays largement dépourvu
de ressources, et les échecs répétés des tentatives de « pacification » en Angola.
Les dépenses militaires du continent africain ont augmenté de 28 % sur la période 2008-2017. Parallèlement, le continent abrite le plus grand nombre d’opérations de maintien de la paix (OMP) et accueille à peu près la moitié des opérations de maintien de la paix menées par l’ONU à travers la planète. L’Afrique totalise par la même occasion et à elle seule le plus grand nombre de résolutions du Conseil de sécurité sur les questions de paix et de sécurité internationales. Le paradoxe n’est qu’apparent. Il faut souligner, comme le fait l’institut suédois SIPRI, qu’entre 2008 et 2017, plusieurs pays africains – l’Algérie, le Bénin, le Burkina Faso, le Congo, le Ghana, le Mali, la Namibie, le Niger, la RDC, la Tanzanie notamment – ont plus que doublé leurs budgets militaires19 et, dans la plupart des cas, l’explosion des moyens alloués aux forces de défense correspond à la découverte de richesses dans les sous-sols.
L’Afrique compte pour un tiers des conflits armés répertoriés sur le globe et ces conflits, dans leur majorité, ont un rapport direct avec les productions minières ou pétrolières. En 2011, la Banque mondiale estimait que 90 % des conflits civils ayant éclaté au début du XXIe siècle se sont produits dans des pays ayant déjà vécu une guerre civile. Parmi ces pays, la plupart est richement dotée en ressources naturelles, notamment minières et pétrolières. Comme l’expose à grands traits le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres : « Depuis 1990, 75 % des guerres civiles en Afrique ont été partiellement financées par les revenus provenant de ressources naturelles ».
Bien qu’il soit difficile de cataloguer les différentes formes de tensions, les ressources naturelles :
attisent les différends frontaliers, terrestres ou maritimes ;
favorisent des tentatives séparatistes comme le Biafra en 1967, la Casamance (coincée entre la Guinée-Bissau et la Gambie) en rébellion depuis 1982, le Soudan du Sud (187e au classement IDH en 2018), le Cabinda en Angola, le Mali avec l’Azawad et le MNLA, ou encore le Cameroun ;
attisent les convoitises étrangères du fait de leur abondance ;
exacerbent donc à la fois les conflits régionaux (la seconde guerre du Congo de 1998 à 2002 impliqua neuf pays africains et près d’une douzaine de groupes armés) et internationaux.
Or, ces manifestations d’ingérences, avec des changements de régime à l’appui, sont principalement dédiées à la défense d’intérêts économiques et stratégiques23. L’opération Harmattan en Libye (de mars à octobre 2011), qui visait surtout à accroître l’influence française en Afrique du Nord, est un cas d’école. Dans le cadre de la mondialisation de la militarisation, on peut craindre d’autres scenarii au nom de l’ingérence environnementale et dont des États dits « voyous » (accusés d’éco- terrorisme par exemple) pourront faire les frais.
L’accroissement des États ingouvernables a été considéré comme l’un des facteurs majeurs d’insécurité, notamment par Lester Brown, au même titre que le terrorisme. Mais il est fort à parier que ceci vise surtout à occulter un autre facteur majeur d’insécurité, ce que l’Oxford Research Group qualifie de marginalisation d’une partie de la population mondiale et que l’historien de l’environnement Jared Diamond désigne sous la rubrique des « conséquences des inégalités dans le monde ». La déroute et l’exclusion atteignent désormais une population de deux milliards d’êtres humains. Dans des contextes hautement fragiles du point de vue social et environnemental, les États se disloquent sous la marée des réfugiés issus des régions sinistrées et cela indépendamment du label qu’on leur colle de réfugiés économiques, politiques ou climatiques. Sur le sol africain, entre janvier et fin juin 2017, plus de 2,7 millions de personnes ont été déplacées essentiellement en raison des conflits intérieurs, c’est à dire de l’ordre de 15 000 Africains chaque jour. Lors du premier semestre 2017, 75 % des nouveaux déplacements enregistrés sont dus aux conflits. Comme disait Bertrand Badie, professeur de relations internationales à Sciences-Po Paris, « Personne n’a voulu voir que la seule marque dominante de la mondialisation est l’aggravation des contrastes sociaux dans une arène internationale enfin élargie à l’humanité toute entière ».
L’Afrique qui détient le record de tensions liées aux ressources naturelles, et où se concentrent les diverses formes de « guerres de l’extractivisme » est aussi la plus convoitée par des puissances étrangères au continent. C’est la quête féroce de matières premières qui a été, pour une large part, à l’origine des compétitions entre puissances coloniales pour la conquête de leurs possessions. Le processus de décolonisation n’a pas calmé les appétits ni éradiqué quelques travers coloniaux. Se retrouvent aujourd’hui sur le même « ring » des acteurs aussi divers que déterminés : des puissances impérialistes et des puissances moyennes qui veulent encore jouer en première division, y compris la France, qui n’a plus les moyens économiques de ses prétentions militaires, ni les ressources financières de ses engagements militaires à l’étranger.
Tout comme le Moyen-Orient, l’Afrique est une zone incontournable dans le jeu de pouvoir mondial. Avec 6 000 hommes déployés dans 53 pays (sur les 54 que compte le continent), les États-Unis se préparent-ils à quelque confrontation ? En tout cas, l’Afrique est depuis dix ans le deuxième théâtre d’opérations des forces spéciales américaines dans le monde après le Moyen-Orient. Ce sont plus de 1 700 soldats d’élite qui sont déployés sur le continent, un effectif états-unien de 7 200 si l’on rajoute le personnel civil de la défense et les sous-traitants de sociétés militaires privées.
Plus de 2 500 militaires chinois servent sous la bannière de l’ONU en Afrique et, en 2015, le président chinois s’est engagé à contribuer à hauteur de 8 000 soldats supplémentaires, soit un cinquième des Casques bleus déployés dans le monde. Mais attention aux chiffres ! Car les pays africains fournissent, à ce jour, près de 38 % des Casques bleus et ont fait du continent le deuxième contributeur humain de l’ONU.
Le Royaume-Uni profite, lui aussi, de son statut d’ancienne puissance coloniale. Sa présence militaire, qui rapporte environ 46 millions d’euros à l’économie kenyane, est discrète et se résume à quelques terrains d’entraînement dont Archers Post, mis à la disposition des troupes de Sa Majesté par Nairobi. La Turquie se manifeste à son tour : elle a inauguré fin septembre 2017 sa plus importante base militaire à l’étranger, en Somalie.
La Russie développe à fond sa diplomatie des matières premières. Son comeback dans la région (désertée depuis la fin de la Guerre froide), passe par des accords de coopération militaire avec la RDC, l’Éthiopie, la République centrafricaine, le Burkina Faso, le Mozambique ou des accords d’assistance militaire avec le Sénégal, le Ghana, le Soudan, l’Érythrée, le Gabon (110e au classement IDH en 2018), l’Afrique du Sud et le Botswana.
L’Inde – quatrième partenaire commercial du continent – prépare également son entrée. Le pays a aussi un projet d’implantation de bases militaires, y compris sur l’atoll d’Aldabra, et le gouvernement des Seychelles prévoit de lui céder le contrôle de l’île pendant vingt ans. L’époque durant laquelle les mentors du panafricanisme revendiquaient « l’océan Indien, zone de paix » s’éloigne de jour en jour. Sous le prétexte de combattre la piraterie, une trentaine de pays y déploient des navires de guerre. Et l’Inde vient de trouver un nouvel allié, la France. En mars 2018, les deux pays ont signé un accord de coopération militaire prévoyant un accès réciproque à certaines de leurs bases navales autour de l’océan Indien. L’Inde a aussi passé des accords de défense à géométrie variable, obtenant des droits d’amarrage militaires à Maputo.
LA RIVALITÉ WASHINGTON-PÉKIN
L’Afrique est un eldorado qui recèle 30 % de la bauxite (Guinée-Conakry), 60 % du manganèse, 85 % du platine, du pétrole, le tantale issu du coltan, etc. Dans cette course effrénée aux matières premières, les États-Unis n’ont pas l’intention de se laisser distancier par des rivaux géopolitiques émergents. Une doctrine a été élaborée par des stratèges fumeux de l’Administration américaine dans les années 1990, autour de la nécessité de contrer l’émergence de compétiteurs potentiels (ou peer competitors) à leur hégémonie. Parmi eux, les « nations industrielles avancées » telles que l’Allemagne, le Japon, et… l’Union européenne (sic). C’est la doctrine Wolfowitz, du nom de ce néo-conservateur qui s’est illustré au cours de sa carrière en tant qu’initiateur du grand mensonge sur l’existence d’armes de destruction massive (ADM) qu’aurait détenues Saddam Hussein et qui a justifié l’invasion de l’Irak en 2003.
Mais avec ou sans la perspicacité d’un Wolfowitz, la Chine est aujourd’hui le seul adversaire capable à terme de contester la domination culturelle, économique et militaire de l’Occident. « Que répondez-vous à ceux qui pensent que votre intérêt pour l’Afrique est proportionnel à celui de la Chine ? » ; « C’est faux ! » rétorque à cette question d’un journaliste de l’hebdomadaire Jeune Afrique l’ancien diplomate américain Tibor Nagy, nommé secrétaire d’État adjoint aux Affaires africaines, en expliquant : « Notre intérêt grandit car de plus en plus d’Américains commencent à réaliser le potentiel de l’Afrique. » L’Amérique cherche à endiguer la Chine, qui figure en tête du hit-parade des fournisseurs d’armes dans la zone sub-saharienne selon le SIPRI. En guise de riposte, elle lance fin 2008, par la voix du conseiller à la sécurité nationale John Bolton, le programme Prosper Africa pour éviter que des États africains ne deviennent des « vassaux économiques » de Pékin.
LE PÉTROLE, NERF DE LA GUERRE
L’histoire militaire de l’humanité tend à se confondre depuis tant de décennies avec les tentatives des puissants de s’approprier des ressources, celles qui lui sont indispensables pour faire la guerre, y compris les ressources pétrolières. Le complexe militaro-industriel s’est beaucoup concentré sur les hydrocarbures car, au risque de paraphraser Raymond Aron, le pétrole a été et reste encore le nerf de la guerre. Un État détenteur de ressources en hydrocarbures présente neuf fois plus de risques d’être le théâtre de conflits qu’un État qui n’en a pas. Au Nigeria, un mouvement pour la survie du peuple ogoni, qui s’est fait connaître dès 1990, dénonce les effets dévastateurs de l’exploitation des gisements de pétrole par des multinationales.
Il y a dix ans, les États producteurs de pétrole étaient le théâtre d’un tiers des guerres civiles, de faible ou de forte intensité, contre un cinquième en 1992. Nous allons tenter ici de voir en quoi cet accaparement ne fait qu’accroître la conflictualité dans le monde.
Toute opération militaire renvoie à la logistique, dont le ravitaillement en carburant. Les armées constituent l’un des piliers de l’économie mondiale des énergies fossiles. Ceci permet de mieux comprendre pourquoi les forces armées font main basse sur ces ressources. Les armées modernes qui chérissent la « projection de forces » consomment sans compter pour un secteur qui n’a de comptes à rendre à personne. La « Grande Muette » (en France) a ses priorités et de ce fait soigne son Service des essences des armées (SEA), qui délivre par an plus de 900 000 m³ de carburant. Le Pentagone est le plus gros consommateur de pétrole au monde : de l’ordre de 320 000 barils par jours43, c’est-à-dire une consommation équivalente à celle d’un pays tel que la Suède44. Durant l’opération Desert Storm, par exemple, les États-Unis et leurs alliés ont consommé environ 19 millions de gallons ou 73 millions de litres de pétrole par an, soit l’équivalent de la consommation journalière d’un pays de la taille de l’Argentine.
Ce carburant dont la consommation permet de maintenir un niveau de vie « non monnayable », permet aussi de maintenir un niveau de militarisation que nos élites en Occident (et ailleurs) n’entendent pas compromettre. La présence de pétrole ravive les aspirations de conquêtes. Pour protéger l’accès aux hydrocarbures et autres ressources stratégiques que l’Afrique possède en abondance, les États-Unis s’appuient sur le dispositif d’Africom. Le Pentagone n’a d’ailleurs pas caché son désir (non assouvi) d’installer le Quartier général du commandement d’Africom au Nigeria, premier producteur de pétrole du continent.
Si le pétrole fait « carburer » les armées, il le fait au sens propre et au sens figuré : le pétrole est aussi capable d’enrichir les militaires. Entre 2005 et 2014, l’Angola a plus que doublé ses dépenses militaires, comptant pour plus de 30 % du total régional et détrônant l’Afrique du Sud de la place du plus grand dépensier en Afrique sub-saharienne46. Au vu de ce qui se trame en Algérie ou en Angola, on peut en déduire que les revenus élevés du pétrole sont un facteur favorisant l’augmentation des dépenses militaires. À l’instar des minerais, (cf. infra), le pétrole est une source de financement des conflits, comme en Angola durant la guerre civile (de 1975 à 1991). Au Congo-Brazzaville, qui fut le théâtre d’une guerre civile entre 1993 et 2000, l’argent du pétrole, seule ressource du pays, a été utilisé pour armer les milices et acheter des armes lourdes, tant par le gouvernement légal de Pascal Lissouba, qui disposait de la redevance versée par les compagnies pétrolières, principalement Elf-Congo, que par son adversaire Denis Sassou-Nguesso, qui avait conservé des liens étroits avec les dirigeants du groupe Elf.
LA SÉCURISATION DES APPROVISIONNEMENTS ÉNERGÉTIQUES
« Aussi longtemps qu’une seule portion de la terre africaine demeure sous la domination étrangère, le monde ne connaîtra pas la paix. »
Kwame Nkrumah [1909-1978]
Comme au bon vieux temps de Tintin au Congo, la protection des ressources énergétiques est le prétexte choisi par les puissances aux aspirations impériales pour dominer manu militari. Voilà pourquoi elles s’évertuent à planifier des infrastructures pour irriguer et « sécuriser » les artères principales (d’hydrocarbures ?) à travers la planète, au moyen d’une militarisation qui dicte sa loi et son rythme. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler la mainmise des États-Unis sur l’île de Diego Garcia47, un territoire de 28 km2 situé au cœur de l’océan Indien et atteignable uniquement par transports militaires. Selon la version officielle fournie par Washington, la cession de ce territoire de l’archipel des Chagos (colonisé par les Britanniques) avait pour « raison d’être » d’assurer pour une période de 50 ans, la protection des « autoroutes des hydrocarbures » et des matières premières stratégiques traversant l’océan Afro- asiatique. En investissant, depuis 1966, plus de 3 trois milliards USD dans l’entretien et la modernisation du site, le Pentagone s’est assuré que la base remplisse toutes sortes de fonctions, y compris dans le combat anti-terroriste en abritant (par exemple) une prison secrète de la CIA, selon l’anthropologue David Vine qui a publié ses recherches sur Island of Shame, « l’île de la honte »48.
Les membres de l’OTAN ont aussi été mis à contribution. Certes, de nombreux alliés ont craint qu’un rôle trop visible de l’OTAN ne « militarise » trop indûment un sujet essentiellement économique, mais les opérations de lutte contre la piraterie, menées par l’Alliance au large des côtes somaliennes ou au large du golfe de Guinée démontrent que la sécurité énergétique peut avoir une dimension militaire. La coalition politico-militaire des 29 affiche haut et fort se dévouer à la « défense globale ». C’est à ce titre qu’elle a mis en place dès 2010 une division « Défis de sécurité émergents » ou The Emerging Security Challenges Division (ESCD). Parmi les missions que celle-ci s’octroie, figure « la sécurité des approvisionnements énergétiques », à quoi se rajoute désormais la surveillance de la situation maritime (Maritime situationnal awareness).
Par ce biais, l’OTAN cherche aussi à étendre ses prérogatives, ne pas se limiter aux confins de l’Atlantique Nord et se mondialiser. Le gouvernement de Tunis a d’ailleurs été approché au début de 2018 pour accueillir une base de l’OTAN « pour des opérations de renseignements et de sécurisation », mais la Tunisie aurait poliment refusé.
Protéger ces voies de ravitaillement (ou supply lines) correspond à une logique assez déconcertante puisqu’il s’agit de protéger « son » pétrole, lequel conditionne la mise en œuvre d’opérations militaires… dont l’une des conséquences (affichée ou non) est de consommer ce pétrole en vue de faire la guerre… pour le pétrole. Ceci ressemble étrangement à l’attitude que peut avoir le citoyen américain raillé par Ivan Illich49 qui s’engage à travailler pour disposer d’un salaire, un salaire lui permettant de remplir le réservoir de sa voiture afin… d’aller travailler… Cela ressemble aussi à l’attitude de nos armées, qui estiment pouvoir régler la question climatique par le bais de la militarisation.
LE DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE
« Quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes de la vie sous la forme d’un clou. »
Proverbe africain
La militarisation à pas forcés n’a pas seulement pour conséquence d’exclure par la violence une partie des peuples dévorés par la peur et affaiblis par l’exclusion (voir le chapitre sur les États fragiles), d’anéantir nos réserves naturelles, de dépecer les sous-sols notamment pour l’uranium (cf. le chapitre sur Shinkolobwe ci-dessous). Elle va accélérer le dérèglement climatique qu’on appelle communément le climate change, un concept apparu en 1975. Selon les prévisions détaillées dans un rapport de l’OCDE d’octobre 201850, l’accroissement prévu de l’extraction et du traitement de matières premières telles que la biomasse, les combustibles fossiles, les métaux et les minerais non métalliques aggrave la pollution de l’air, de l’eau et des sols et concourt notablement au changement climatique. C’est pourquoi l’Agence internationale de l’énergie et quelques ONG s’accordent à marteler que si nous voulons maintenir le réchauffement global sous la barre des 2°C, nous devons laisser les trois quarts des combustibles fossiles dans le sous-sol.
Dans le domaine de l’analyse des risques, les militaires et les industriels ont parfois fait cause commune. À titre d’illustration de cette convergence d’intérêts, le rapport paru en octobre 2003 et intitulé « Le scénario d’un brusque changement de climat et ses implications pour la sécurité nationale des États-Unis »51. Cette étude qui surfe avec un scénario catastrophe et qui se targue d’« imaginer l’impensable » a été commandité par le Pentagone. Parmi les deux auteurs, Peter Schwartz et Doug Randall, le premier ayant été directeur de la planification du groupe pétrolier Royal Dutch Shell. Cette compagnie, comme l’a révélé en avril 2018 le journaliste néerlandais Jelmer Mommers, a mené dès 1988 une étude en interne sur les possibles conséquences du changement climatique, adoptant quasiment le même langage et la même tonalité que les militaires. Il n’en demeure pas moins que ces derniers n’ont pas sous-estimé les risques. Primo, parce les scenarii de chaos anticipés sont difficilement maîtrisables, y compris autour de l’Arctique et en Antarctique. Secundo, parce que leurs propres infrastructures risquent d’en faire les frais, notamment en raison des inondations qui pourraient paralyser l’activité de bases telles que Diego Garcia (voir plus haut).
Les auteurs du rapport susmentionné n’omettent pas de confirmer que des problèmes écologiques graves sont susceptibles de faire grimper le taux de conflictualité mondiale. Ils restituent les idées du chercheur mondialement connu Peter Gleick, qui a fondé l’institut du Pacifique en Californie52. De façon paradoxale, les mises en garde incitent les forces armées à poursuivre sur la voie qu’ils ont empruntée et, ce faisant, à exploiter davantage encore les réserves énergétiques à leur disposition. En cas de brusque changement du climat, les auteurs prévoient que l’humanité retournerait à son lot de luttes constantes pour l’accès à des ressources en baisse, ressources que ces mêmes batailles réduiraient davantage encore que les effets climatiques eux-mêmes.
Les auteurs prévoient aussi que la pénurie des sources d’énergie va accélérer le recours au nucléaire, y compris militaire. En effet, selon eux, le changement climatique aura de profondes conséquences sur les rapports de force dans le monde. Ils citent la Corée du Sud, le Japon, l’Iran et l’Allemagne comme les prochaines puissances qui vont accéder à la bombe. Ironie de l’Histoire, la dramatisation autour du climat n’a pas pour effet de réorienter fondamentalement les stratégies du monde kaki. Ceci explique les tractations menées dans les coulisses des négociations sur le climat au sein des différentes « COP » pour que l’empreinte des militaires, le footprint ou bootprint, (les émissions relatives à leurs activités) soit exemptée de toute obligation de mesure et de toute obligation de réduction. Les responsables du Département d’État à Washington ont fait pression sur les artisans du Protocole de Kyoto pour que les opérations militaires menées par les États-Unis dans le monde entier et celles auxquelles ils participeraient dans le cadre d’opérations multinationales (OTAN et ONU) ne soient pas comptabilisées. Dans un article publié le 18 mai 1998 et intitulé National Security and military policy issues involved in the Kyoto Treaty, la position du Pentagone a été décrite par Jeffrey Salmon. Il cite le rapport annuel 1997 remis au Congrès par le Secrétaire à la Défense de l’époque, William Cohen selon lequel « Le Département de la Défense recommande vivement que les États-Unis insistent pour qu’une disposition de sécurité nationale soit inscrite dans le Protocole [sur le changement climatique] actuellement en négociation ». Bien que les États-Unis aient déjà reçu des garanties lors des négociations, le Congrès américain a adopté une disposition explicite assurant l’exemption totale pour les activités militaires américaines. Selon le sous-secrétaire d’État Eizenstat, qui dirigeait la délégation des États-Unis à Kyoto, « every requirement the Defense Department and uniformed military who were at Kyoto by my side said they wanted, they got »153.
En France, le calcul des émissions de gaz à effet de serre porte sur l’ensemble du fonctionnement du ministère de la Défense, hors opérations extérieures. On en veut pour preuve le « Bilan Carbone® 2010 du ministère de la Défense », rédigé par Guillaume Marquaille, chargé de mission Bilan Carbone® de la direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives. Selon ces calculs, « globalement, le ministère de la Défense émet dans l’atmosphère un peu plus de cinq millions de tonnes éq. CO2 avec en principal contributeur le fret.
Les exercices d’entrainement sont de très loin le poste principal d’émissions, la consommation de kérosène et de gazole marine représentant à eux seuls plus de la moitié des émissions totales du ministère. Viennent ensuite les énergies et les déplacements du personnel avec chacun 12 % des émissions »54.
Le risque existe bel et bien que le recours aux armes soit conseillé pour prémunir les moins vulnérables contre le réchauffement climatique ; en tout cas de façon indirecte, en poursuivant l’extraction de nouveaux minerais alors même que l’extraction et la fuite en avant vers la militarisation mettent en péril la survie des habitants de la planète.
LES GUERRES DE L’EXTRACTIVISME
Alors que l’humanité consomme environ 50 % de ressources naturelles de plus qu’il y a trente ans, nous assistons à un véritable boom de la surexploitation des ressources, une nouvelle phase « d’accumulation par dépossession » du capital minier, pour reprendre l’expression du géographe britannique David Harvey55. Moins médiatisée que le changement climatique, beaucoup moins reconnue que la militarisation globalisée, la question des minerais et des métaux constitue l’un des défis majeurs du XXIe siècle. Selon Jared Diamond (op. cit.), cette compétition constitue « le troisième grand danger auquel le monde est confronté »56. Il estime que la gestion des ressources crée des menaces mondiales sur deux échelles de temps : des risques imminents de conflit armé et des risques à plus long terme d’épuisement mondial des ressources. Les dates d’épuisement des stocks se rapprochent, dont 2020/2025 pour le zinc, 2025/2030 pour le plomb, 2035/2039 pour le cuivre, 2040/2048 pour le nickel. Mais le fait d’insister sur ces échéances approximatives risque paradoxalement d’accélérer le processus de gaspillage et de pillage en cours.
Graphique 1. Dates d’épuisement estimées des stocks au rythme actuel de consommation.
Source : US Geological Survey
LA GÉOLOGIE, ÇA SERT D’ABORD À FAIRE LA GUERRE
Nous avons vu précédemment pourquoi l’accoutumance au kérosène ne peut se réduire aux exigences des consommateurs ou des automobilistes. Avec les minerais, nous entrons dans le vif du sujet. Si l’on se saisit d’un missile, il contient du titane, du carbone, du nickel, du lithium, du tungstène, du cuivre, du néodyme, du tantale, du cobalt. Chaque bombardier de la US Air Force utiliserait près d’une demi-tonne de cobalt. Ce cobalt si utile pour le système de guidage des missiles, les réacteurs, les turbines des avions et navires militaires, attire les acteurs du complexe militaro-industriel. Dans les chars, c’est le tungstène qui est utilisé pour le blindage. Et le tantale est présent dans les obus, pour son haut coefficient de « perforation ».
L’Afrique détient donc des minerais essentiels pour faire « carburer » le complexe de l’armement dont 80 % du chrome (au Zimbabwe principalement) ; 30 % du titane ; 40 % de l’uranium et 50 % du cobalt mondial via la RDC. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il a fallu attendre 2018 pour que la RDC se décide à classer le cobalt et le coltan en tant que « minerais stratégiques », alors que la région minière congolaise du Katanga abrite 50 à 60 % des réserves mondiales de cobalt. Le Pentagone a identifié le cobalt et le cuivre comme étant des « minerais stratégiques », comme le confirment John Prendergast et Sasha Lezhnev dans la revue Foreign Affairs57 d’octobre 2017. Selon le National Mining Association, le cuivre est le minerai le plus utilisé par le Department of Defense (DOD) que ce soit pour la fabrication les frégates, les bâtiments des garde- côtes, les avions de l’armée de l’air et les moteurs en tout genre.
Si la géologie « ça sert d’abord à faire la guerre », pour paraphraser Yves Lacoste, le fondateur de la revue Hérodote58, la quantité et l’importance des richesses convoitées font l’objet de beaucoup de discrétion voire de détours. Il n’empêche : en 2011, en se penchant sur « la sécurité des approvisionnements stratégiques de la France »59, le Sénat français explique que la « demande sans cesse accrue de métaux sur le marché mondial pourrait affecter les industries de défense ». Sans fournir le moindre chiffre. À défaut de transparence, les exigences du complexe militaro-industriel en matière de minerais sont difficiles à évaluer. Selon le groupement des industries minières aux États-Unis, la National Mining Association, 750 000 tonnes de minerais sont destinées chaque année au Département US de la Défense.
Ceci nous donne quelques indices, quelques ordres de grandeur mais pas davantage : aux États-Unis comme en France, et ailleurs, les informations sur les volumes exacts des différents minerais consommés par ce secteur ne sont pas à la portée du commun des mortels. Pas plus d’ailleurs que la quantité de terres rares que réclament les industriels des secteurs de l’aéronautique, du spatial (Thales ou Astrium en France), ce que le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) se garde bien de divulguer.
En Afghanistan, par exemple, certains buts de guerre ont pu en cacher d’autres. Certes, le territoire afghan fut désigné en première instance par l’Amérique pour riposter aux attentats du Word Trade Center, mais le Pentagone a changé son fusil d’épaule. Dès 2005, il a mobilisé ses géologues et ses moyens aériens pour effectuer des relevés qu’il a recoupés avec les données collectées par les experts russes durant l’occupation soviétique des années 1980. Objectif : expertiser le sous-sol afghan par l’intermédiaire de l’US Geological Survey et de son homologue afghan (AGS). Si ce repérage s’inscrit officiellement « dans un effort d’aide à la reconstruction du pays », d’autres objectifs ont été avancés pour justifier la mobilisation des 142 000 soldats de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) chargés de pacifier Ouzbek ou Pachtoun.
En vue de faire un tour d’horizon sur l’insécurité que représente la course aux minerais, le lecteur est invité à ne pas négliger le caractère destructeur des opérations extractives, la mainmise des militaires sur ces minerais pour financer la guerre (dont toutes les parties belligérantes au Kivu en RDC), et enfin, le caractère destructeur d’un minerai comme l’uranium.
Pour extraire ces richesses souterraines, les prédateurs les plus zélés n’y vont pas par quatre chemins. Les entreprises minières recourent à des méthodes de destruction bien particulières. En démolissant des massifs à coups de charges pour en extraire les minéraux – on parle alors de « mine à déplacement de sommet » – il s’agit d’une « vraie guerre organisée contre les montagnes », comme dirait Ugo Bardi. Ironie de l’Histoire, ce procédé d’extraction par dynamitage, dans les mines à ciel ouvert, dérive d’une invention qui fit la renommée du suédois Alfred Nobel, dont on retiendra, surtout après sa mort, le Prix Nobel de la paix, décerné chaque année aux personnes « ayant apporté le plus grand bénéfice à l’humanité ».