octobre 13, 2024
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LA LIVRAISON D’ARMES A SOUS-MUNITIONS AMERICAINES A L’UKRAINE : Un danger pour la population civile

En juillet 2023, les États-Unis ont livré des armes à sous-munitions à l’Ukraine dans le contexte de la guerre qui l’oppose à la Russie sur son territoire. Cette décision est controversée en raison du caractère non discriminant de ces armes qui font encourir des risques à court, moyen et long terme pour les populations civiles. Plus généralement, elle porte atteinte aux efforts visant à établir des normes internationales de désarmement et à interdire les armes jugées non conformes au droit humanitaire. Cette note procède à une lecture critique de la livraison d’armes à sous-munitions américaines à l’Ukraine. Elle s’intéresse également à l’attitude des États de l’Union européenne (UE) vis-à-vis de ce transfert. La plupart sont parties à la Convention de Dublin de 2008 sur les armes à sous-munitions. Cela les oblige en principe à ne pas porter assistance au transfert de ces armes d’un État à un autre. En parallèle de ce traité, les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels ainsi que le droit international coutumier exigent des États non seulement de respecter le droit humanitaire, mais aussi de le faire respecter. Cela peut impliquer de devoir s’opposer au transfert des armes à sous-munitions des autres États, ce qui n’a pas été fait. C’est du moins ce que contient, en bref, une note d’analyse intitulée « La livraison d’armes à sous-munitions américaines    à l’Ukraine ou l’érosion d’une norme de droit humanitaire », de Lou Villafranca Izquierdo, publiée par Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip).

Le vendredi 7 juillet 2023, les États-Unis ont annoncé la livraison d’armes à sous-munitions à l’Ukraine dans le cadre de sa lutte pour libérer les territoires illégalement occupés et annexés par la Russie. Le transfert de ces armes a été en particulier condamné par des organisations non gouvernementales (ONG) de défense des droits humains en raison de leur caractère non discriminant. Cette décision porte, il est vrai, atteinte aux efforts menés pour établir des normes internationales en matière de désarmement et qui visent ici en particulier à interdire les armes jugées non conformes au droit humanitaire.

Les réactions timorées des chancelleries européennes à l’annonce de Washington laissent pour le moins perplexes. Certes, certains dirigeants politiques, notamment en Espagne, au Royaume- Uni et en France, ont publiquement critiqué ce transfert d’armes1. Cependant, le poids de ces déclarations – qui de plus n’ont, pas fait l’objet d’une position européenne ferme et unanime2 – est largement relativisé par l’inertie généralisée des États de l’UE desquels on pouvait attendre des mesures bien plus proactives sur ce dossier. Au contraire des États-Unis, de l’Ukraine et de la Russie, la majorité des pays membres de l’UE sont en effet parties à la Convention de Dublin sur les armes à sous-munitions de 2008 qui oblige à ne pas porter assistance au transfert de ces armes d’un État à un autre. Plus largement, les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels, ainsi que le droit international coutumier, donnent également aux États européens l’obligation de faire respecter celui-ci. Cela peut impliquer de devoir s’opposer à certains transferts d’armes, ce qu’ils n’ont pas fait dans le cas présent.

Depuis les débuts de la guerre en février 2022, le respect du droit international est un vecteur important du soutien à l’Ukraine dans la résistance qu’elle oppose à l’invasion russe. Sur le plan diplomatique, les alliés de l’Ukraine encourent le risque de miner leur argumentaire moral et juridique dès lors qu’ils prennent et encouragent, même indirectement, des initiatives qui violent le droit international humanitaire.

Cette note propose une lecture critique de la livraison d’armes à sous-munitions américaines à l’Ukraine et de l’attitude des États européens vis-à-vis de ce transfert. Le texte procède en trois étapes. Il présente tout d’abord les caractéristiques techniques de ces armes et leurs effets sur le théâtre des opérations. Dans cette même partie, il aborde aussi le caractère trompeur des arguments qui ont été donnés pour justifier ce transfert d’armes à Kiev. Cette première partie rejette l’argument de la nécessité des armes à sous-munitions dans le contexte particulier de la guerre en Ukraine, tant du point de vue de leur potentielle utilité opérationnelle, que de la solution qu’elles représentent en alternative à l’épuisement des stocks d’artillerie classique, lesquels motifs ne peuvent en aucun cas être invoqués pour contourner le droit de la guerre. Le texte analyse ensuite les risques que présentent ces armes pour les populations civiles et expose les principaux problèmes que pose leur utilisation. Il renvoie enfin les États européens à leurs responsabilités en soulignant qu’ils ont failli à leurs obligations juridiques en ne s’opposant pas concrètement à ce transfert d’armes prohibées.

1. De la nécessité douteuse des armes à sous-munitions

1.1. Caractéristiques techniques et absence de consensus sur l’utilité opérationnelle de ces armes

Selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) :

« Les armes à sous-munitions sont des armes qui dispersent ou libèrent des sous- munitions,   à   savoir    de    petites    charges    explosives    ou    petites    bombes (« bombelettes ») non guidées (pesant moins de 20 kilogrammes chacune) conçues pour exploser avant l’impact, à l’impact ou après l’impact. Selon le type d’arme utilisé, le nombre de sous-munitions dispersées ou libérées peut aller de quelques dizaines à plus de 600. »

Lancées depuis l’air ou le sol (armes « air-sol » ; « sol-sol »), elles se présentent sous la forme d’obus, missiles, roquettes ou bombes dans lesquels sont contenues les sous-munitions qui seront libérées au cours de leur trajectoire.

Les armes à sous-munitions sont une déclinaison des « bombes en grappe » utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Leur version modernisée naît dans les années 1950 des suites de la guerre de Corée (1950-1953), qui incite les États-Unis à produire une arme adaptée aux opérations les opposant à des forces ennemies moins bien équipées, mais caractérisées par le nombre élevé de leurs effectifs6. Après plusieurs années de développement et d’innovation, l’armée américaine en fait pour la première fois usage pendant la guerre du Vietnam (1955-1975). Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, 23 gouvernements ont utilisé les armes à sous- munitions dans 41 pays et 5 autres zones, selon le rapport du Cluster Munition Monitor de 2023.

Sur le plan opérationnel, les armes à sous-munitions sont généralement utilisées pour leur effet

« pluie d’acier » (steel rain) qui permet de saturer les zones qui connaissent des avancées importantes de troupes ennemies et donc de réduire la pression exercée par celles-ci. Leur

usage ne vise ainsi pas forcément à éliminer des cibles précises, mais à mettre en difficulté des ensembles — convois, infanterie, artillerie12 — éparpillés, sur une vaste zone, et ainsi de blesser ou causer la mort des combattants13. Leur avantage principal réside dans le fait qu’elles peuvent couvrir de larges étendues en mobilisant peu d’unités en un temps limité.

Le désavantage de ces munitions est qu’une proportion importante n’explose souvent pas immédiatement. Dans les conflits les plus récents, le taux de munitions non explosées est évalué entre 10 et 40 %. Les raisons en sont de multiples facteurs tels que des défauts techniques inhérents aux armes, leur temps de stockage trop important, ou la texture du sol (mou, humide, végétation dense…) sur lequel elles seront larguées. Les munitions qui n’explosent pas se transforment alors en mines antipersonnel. Cela peut comporter un intérêt, notamment pour ralentir les troupes ennemies s’aventurant sur les zones ciblées, mais ces mines peuvent aussi compliquer les opérations de la partie qui les utilise en vue de reprendre un territoire. Comme l’indique Human Rights Watch :

« La présence de sous-munitions non explosées peut mettre en danger les propres troupes d’une armée et restreindre leur mobilité. Des rapports établis après la Guerre du Golfe, le Kosovo, l’Afghanistan et l’Irak ont mentionné l’impact négatif des armes à sous-munitions, tant sur les forces alliées que sur les forces de maintien de la paix. »

L’efficacité opérationnelle de ces armes ne fait pas l’objet d’un consensus parmi les experts civils et militaires.

En ce qui concerne leur usage dans la guerre qui oppose l’Ukraine à la Russie sur son territoire, les avis restent partagés. Les deux parties y ont eu recours, et ce, depuis le début du conflit. Les forces russes les ont abondamment utilisées y compris en zones urbaines, notamment la ville de Kharkiv. Avant la décision de Washington de juillet 2023, les forces ukrainiennes avaient également déjà eu recours à ces armes pour repousser les soldats russes, comme le révèle le New York Times dans un article datant du mois d’avril 2022. Human Rights Watch relève que, des deux côtés russe et ukrainien, les forces militaires auraient utilisé des armes à sous- munitions dont la conception remonte à l’ère soviétique. On parle des bombes à fragmentation 9N210 (et leur version modernisée 9N235) et 9N24 déployées par des lance- roquettes Uragan et Smerch, et par des missiles balistiques Tochka. Les forces ukrainiennes en ont notamment fait usage lors de leurs opérations de contre-offensive à la fin de l’été 202321Human Rights Watch répertorie aussi l’usage d’armes à sous-munitions par les forces ukrainiennes à proximité de zones peuplées, notamment dans la ville d’Izium22.

Plusieurs publications journalistiques ont fait état d’appréciations partagées quant à l’efficacité des armes à sous-munitions américaines dans les opérations menées par l’Ukraine. En septembre 2023, un article du New York Times souligne une grande disparité dans les témoignages récoltés auprès des soldats ukrainiens. Ces derniers sont tantôt dithyrambiques à l’égard de la plus-value de ces munitions sur le terrain, tantôt bien plus modérés dans leurs propos en ne leur reconnaissant qu’un impact limité ou une utilité principalement restreinte aux moments où les troupes ennemies sont exposées23. Ce portrait contredit les commentaires de certains experts en provenance d’Europe et des États-Unis qui laissent penser que les armes à sous-munitions seraient particulièrement utiles dans un contexte de guerre de position, comme c’est le cas du conflit russo-ukrainien24. Citons notamment les publications du docteur Jack Walting et du professeur Justin Bronk du think tank britannique Royal United Services Institute (RUSI) qui soutiennent que : « Les armes à sous-munitions seraient utiles pour percer les tranchées russes »25, et de Sean Ziegler de la RAND Corporation arguant que : « Avec les forces russes retranchées, les armes à sous-munitions sont précisément le type d’arme nécessaire pour les déloger. »26 En réalité, comme le résume Frank Gardner de la BBC, les experts ne s’accordent pas sur l’utilité des armes à sous-munitions dans le cadre des opérations menées par Kiev pour repousser l’armée russe :

« Certains experts disent qu’en utilisant des bombes à sous-munitions pour supprimer les tirs ennemis des tranchées, les forces ukrainiennes pourraient gagner un temps précieux pour les aider à se frayer un chemin à travers les champs de mines russes. Mais d’autres disent qu’elles ne sont pas nécessaires, faisant valoir que différents types d’armes conventionnelles pourraient faire le travail tout aussi bien. »27

1.2. La formulation de justifications trompeuses entre nécessité

impérative et absence d’alternatives

L’utilité des armes à sous-munitions pour la contre-offensive ukrainienne de l’été dernier a aussi été mise en avant par l’administration Biden pour argumenter sa décision. En amont de son officialisation, la secrétaire adjointe au département de la Défense Laura Cooper a ainsi affirmé :

« Nos analystes ont confirmé que les DPICM – dual-purpose improved conventional munitions – seraient utiles, en particulier contre les positions russes fortifiées sur le champ de bataille. »28 Cependant, c’est l’argument de l’alternative au matériel d’artillerie classique qui prédomine dans les motifs avancés par Washington pour justifier la livraison de ces armes à l’Ukraine. L’administration Biden a ainsi insisté sur le fait que celle-ci ne doit pas être conçue comme un premier choix, mais bien comme un « pont » (« bridge »)29 en attendant le rehaussement de leurs stocks d’armes unitaires dans un contexte où les États-Unis30, et d’abord les États européens, font face à une pression accrue « pour simultanément réapprovisionner les forces ukrainiennes et reconstituer leurs propres stocks »31 comme le soulignaient déjà les chercheurs du GRIP Yannick Quéau, Maria Camello et al. dans une fiche d’information datant de décembre 202232. Il est vrai que, dès le constat d’échec des percées russes sur Kiev et sur Kharkiv et les redéploiements subséquents, la guerre russo-ukrainienne est apparue comme « une guerre d’artillerie et de véhicules terrestres,  les pertes en équipement sont nombreuses et l’usure du matériel un facteur impactant sur la ligne de front ». La livraison des armes à sous-munitions à l’Ukraine est dès lors présentée par Washington comme une prise de parti logistique pour pallier le manque d’alternatives auquel fait face l’armée ukrainienne. Cette justification n’est pas dénuée de logique, mais elle comporte un caractère trompeur en imposant la solution des armes à sous-munitions comme un choix pratique et incontournable, sans autre forme de procès.

Or, cette décision constitue bien un choix politique effectué à la suite de la pression exercée sur le président Biden par les membres de son administration33, et par Kiev qui réclamaient des armes à sous-munitions depuis plusieurs mois34. En ce sens, l’absence d’options alternatives au matériel d’artillerie classique semble plutôt constituer une justification a posteriori de la décision de Washington, consciente que celle-ci a mauvaise presse auprès de l’opinion publique. Ne pas opter pour les armes à sous-munitions n’est pas synonyme de capitulation face à la Russie, et d’autres solutions auraient pu être envisagées pour aider Kiev sur le plan capacitaire

et opérationnel, lesquelles auraient sans doute nécessité des changements au niveau des sources de réapprovisionnement ou sur le plan tactique. Compte-tenu de la tournure que prenaient déjà les combats des mois auparavant, l’Ukraine aurait pu, aux côtés de ses alliés américains et européens, anticiper ces changements en amont de sa contre-offensive de l’été dernier. L’urgence de la situation, dès lors, ne constitue pas plus un argument viable pour justifier la décision de l’administration Biden d’envoyer des armes à sous-munitions à l’Ukraine. Ainsi, ni la nécessité impérative, ni l’utilité de ces armes sur le champ de bataille n’apparaissent comme des motifs recevables. L’on constatera d’ailleurs que, des mois après que Washington a livré ses armes à sous-munitions à Kiev, aucune des deux administrations n’a indiqué que celles- ci auront permis à l’armée ukrainienne de faire la différence sur le champ de bataille.

L’Ukraine et les États-Unis ont fait le choix politique et stratégique de se tourner vers des armes dont l’utilité opérationnelle est contestable, mais dont la dangerosité pour les populations civiles est avérée depuis longtemps, à tel point qu’elles sont bannies par le droit humanitaire (voir infra). Certes, la guerre, par son caractère exceptionnel, nécessite des mesures exceptionnelles. Pour autant, cela ne permet pas une remise en cause du droit de la guerre et du droit international humanitaire, justement érigés pour poser des limites dans un contexte d’exception qui, contrairement à ce que véhiculent les médias, n’est pas propre au cas ukrainien. En ce sens, les discours qualifiant la guerre russo-ukrainienne de conflit « sans précédent » masquent une réalité aussi désolante que « banale »35 indique Olivier Corten, professeur en droit international à l’Université libre de Bruxelles :

« Les interventions militaires n’ont jamais disparu de la scène internationale, que ce soit pendant la Guerre froide (Vietnam, Cambodge, Nicaragua ou Cuba d’un côté ; Hongrie, Tchécoslovaquie ou Afghanistan de l’autre) ou après la chute du mur (bombardements massifs de la Yougoslavie en 1999, invasion puis occupation de l’Irak en 2003 ou du Congo en 1998, Yémen depuis 2015…). À cet affligeant bilan, on peut ajouter les situations d’occupation persistante de la Palestine, du Sahara occidental, du Haut-Karabakh, de Chypre Nord ou de la Crimée, pour ne reprendre que ces exemples. De ce point de vue, l’invasion de l’Ukraine n’a rien d’exceptionnel, que ce soit sur un plan temporel, mais aussi, au-delà d’un argument européocentriste pour le moins discutable (car au nom de quoi ce qui se passe en Europe serait-il plus intolérable que ce qui se passe ailleurs ?), géographique. »36

Au regard tant des déploiements et de la dynamique des combats, que de la façon dont la Russie justifie son invasion du territoire ukrainien37, la guerre en Ukraine s’apparente à un conflit classique qui ne nécessite ni une refonte de l’actuel cadre juridique ni qu’on le torde dans tous les sens. Ce conflit ne devrait pas plus conduire à ce que l’on justifie l’injustifiable en empruntant des raccourcis fallacieux induisant en erreur sur l’analyse de la guerre et écornant le cadre légal international. D’une part, celui-ci édicte des règles qui ne peuvent être évitées par la formulation d’une rhétorique en aval des décisions qui les violent. D’autre part, l’utilité militaire d’une arme ne pourrait être mise dans la même balance que la question de leur illicéité au regard du droit

international et humanitaire (voir infra). Comme le résume l’éditorial du Guardian, le 10 juillet 2023 :

« Les armes à sous-munitions sont efficaces pour combattre les troupes terrestres retranchées, comme les forces russes le long de la vaste ligne de front. Mais la même chose, bien sûr, pourrait être dite pour les armes chimiques, et les États-Unis ont, à juste titre, achevé vendredi la destruction de leurs stocks restants. […]. Leur utilisation par la Russie n’est pas une raison pour affaiblir davantage les normes internationales. »38

Accepterions-nous le déploiement d’armes chimiques et bactériologiques sous prétexte de leur efficacité dans un conflit donné ? Ou de fournir nos armées en armes biologiques comme alternative face à un épuisement des stocks d’armes classiques ? « Une logique erronée et troublante »39 comme le commentait le New York Times dans son éditorial du 10 juillet 2023. Suivant cette logique, en effet, une norme de droit humanitaire pourrait ainsi être réévaluée et déforcée au gré des situations exceptionnelles qui ponctuent les guerres. Les normes prohibant le recours à certaines armes n’ont pas vocation à s’effacer lorsqu’un conflit éclate. Penser de la sorte, reviendrait à estimer que le droit de la guerre n’est valide qu’en temps de paix. On doit apparemment rappeler que si une norme de droit humanitaire naît dans le champ des relations internationales, c’est que des raisons valables émanant d’un large nombre d’acteurs en sont à l’origine.

2. Des armes dangereuses pour les populations civiles

Avant d’aborder plus spécifiquement les aspects juridiques et les obligations qui incombent aux États en matière d’armes à sous-munitions, il importe de revenir sur les causes de leur bannissement. Leur caractère non discriminant est ici central. L’usage des armes à sous- munitions ne permet pas de respecter le principe de séparation entre les combattants et les non-combattants (civils) lors des conflits armés. Les estimations fournies par les ONG et les réseaux d’association montrent de plus que ces armes affectent majoritairement les civils. En 2022, le rapport du Cluster Munition Monitor recense 95 % de civils sur le nombre total de victimes40. Ce chiffre, bien qu’en légère baisse, varie à peine d’une année à l’autre (99 % en 2017, 2018, 2019 ; 100 % en 2020 ; et 97 % en 202141). Les rapports du Monitor révèlent aussi que les enfants sont particulièrement touchés (ils représentent 71 % du nombre total de victimes en 2022)42.

Comme l’indiquent John Borrie et Rosy Cave, « à la différence des mines antipersonnel, les armes à sous-munitions ne sont pas intrinsèquement non discriminantes. Mais de part leur conception,

elles frappent sans discrimination une très large zone et peuvent difficilement cibler avec précision leurs objectifs »43. Les auteurs précisent par ailleurs que si les motifs qui animent leur usage est le plus souvent de viser de larges formations militaires qui progressent dans des zones éloignées des villes « les armes à sous-munitions sont, dans les faits, souvent utilisées à proximité des civils, par exemple contre des objectifs fixes, des véhicules isolés ou dans un rôle de contre- feu »44.

Un autre problème majeur est que les munitions qui n’explosent pas se transforment en mines antipersonnel qui peuvent toucher combattants comme non-combattants sans possibilité de distinction45. Le taux de munitions qui n’explosent pas au moment de l’impact, comme mentionné ci-dessus, est généralement élevé. Ce taux reste cependant sujet à controverses. En effet, des écarts sensibles existent entre les estimations fournies par leurs producteurs et les données récoltées a posteriori par les acteurs responsables du déminage46, les ONG et autres entités fournissant des évaluations indépendantes47. Sans pour autant exclure la mauvaise foi des industries productrices, cela peut s’expliquer par le fait que les simulations et les tests effectués sont généralement réalisés dans des conditions optimales, c’est-à-dire bien différentes de leur utilisation en théâtre48. Les armes à sous-munitions américaines livrées à l’Ukraine n’échappent pas à cette controverse. Alors que l’administration Biden a affirmé que le pourcentage de sous-munitions non explosées ne devait pas excéder les 2,35 %, une enquête menée par le New York Times révèle que ce taux pourrait être largement revu à la hausse, et plutôt avoisiner les 14 %49. En outre, comme l’indique le journaliste John Ismay qui s’est penché sur la question, bien que le Pentagone ait affirmé que les DPICM fournies à l’Ukraine constituent une version améliorée des obus employés dans le cadre de l’opération Tempête du désert de la Première Guerre du Golfe de 1991, elles contiendraient   des   grenades anciennes   de type M42/M46, dont le taux de ratés avait à l’époque été estimé par le Pentagone à plus de 14 %50. En sachant qu’un obus M864 contient 72 sous-munitions, cela reviendrait donc à 10 munitions non explosées pour chaque lancement.

Bien que ne pouvant ignorer les risques liés à l’usage des armes fournies, l’administration américaine s’est quelque peu déchargée de sa responsabilité en exigeant de la partie ukrainienne l’assurance publique et par écrit que toutes les mesures seraient prises pour réduire au maximum le danger encouru par les civils. Kiev a ainsi affirmé notamment que l’armée en ferait usage à distance des zones urbaines et qu’elle s’engagerait « à tenir un registre précis des

lieux où ces munitions sont employées, pour pouvoir retirer, après le conflit, celles qui n’ont pas explosé et éviter d’éventuelles pertes civiles ».

Il est assez surprenant que ces déclarations d’intention de la part de Kiev aient suffi à convaincre Washington pour au moins deux raisons. Premièrement, parce que l’on peut sérieusement douter de la transparence des autorités et de l’armée ukrainienne. En effet, le fait que l’Ukraine (tout comme la Russie) ait nié avoir utilisé des armes à sous-munitions à proximité de la ville d’Izium dans le temps qui précède la décision des États-Unis, malgré les preuves apportées par Human Rights Watch52, devrait constituer un indicateur alarmant. En outre, la transparence est, pour le moins, un problème qui caractérise le fonctionnement des institutions de l’Ukraine, historiquement rongées par la corruption, en particulier dans le domaine de l’armement53. Certes, il faut souligner que, à la suite de pressions exercées par l’Europe et les États-Unis sur Kiev, celle-ci a pris des mesures pour réduire la corruption dans le pays et au sein des institutions54, renforcer le contrôle des armes et améliorer leur traçabilité. À cet effet, le projet de mise en place d’une commission spéciale a été adopté par les autorités ukrainiennes le 19 juillet 202255, mais il est encore trop tôt pour en évaluer les effets. L’évolution des pratiques en est à un stade embryonnaire, et rien ne garantit encore que celles-ci s’ancrent durablement dans le fonctionnement des institutions ukrainiennes, ni qu’elles soient automatiquement suivies de changements notables.

Deuxièmement, on peut raisonnablement se demander si le président Zelensky protège réellement ses citoyens en insistant pour obtenir ces armes. S’il est une chose de repousser les soldats russes du territoire ukrainien, il en est une autre, en effet, de protéger la population civile qui y est établie. L’administration Biden mise sur le fait que Kiev les utilisera sur son propre territoire, et a donc tout intérêt « à réduire les risques pour ses citoyens »56, comme l’a indiqué le conseiller de sécurité nationale Jake Sullivan dans sa conférence de presse du 7 juillet dernier. Cette hypothèse, qui n’offre par ailleurs aucune garantie, relativise un choix délibéré effectué par Kiev. Face à l’invasion russe, les risques encourus par les citoyens ukrainiens qui découlent du choix de leur gouvernement de recourir à l’usage d’armes dangereuses sont ainsi considérés comme un moindre mal. Ces risques comportent pourtant un caractère inévitables. En effet, si les armes à sous-munitions ont été bannies par le droit humanitaire, c’est précisément parce

qu’il s’est révélé impossible d’en faire « bon usage » ou de prévenir efficacement le danger

qu’elles représentent pour les civils. In fine, les discours axés sur la responsabilisation des

51 PIETRALUNGA Cédric, « Guerre en Ukraine : les armes à sous-munitions tuent principalement des civils, selon Human Rights Watch », Le Monde, 5 septembre 2023.

52 « L’Ukraine aurait commencé à utiliser les armes à sous-munitions fournies par Washington », Courrier International, 20 juillet 2023.

53 CAMELLO Maria, « Exportations d’armes européennes en Ukraine : quelles mesures pour réduire le risque de détournement ? », Éclairage du GRIP, décembre 2022, p. 4.

54 Notamment, par la nomination d’un nouveau procureur général, censé s’attaquer à ce problème. Voir :

« Andriy Kostin nommé nouveau procureur général de l’Ukraine », Le Monde, 28 juillet 2023.

55 VINCENT Élise, « Guerre en Ukraine : les alliés s’inquiètent de la dissémination des armes livrées »,

Le Monde, 28 juillet 2022.

56 « This is their country they’re defending. These are their citizens they’re protecting. And they are motivated to use any weapons system they have in a way that minimizes risks to those citizens ». Voir : The White House, « Press briefing by press secretary Karine Jean-Pierre and National security advisor Jake Sullivan », 7 juillet 2023.

comportements humains ont pour résultat de déplacer l’attention de la violence des armes per se, ou tout du moins, de minimiser l’étendue de leurs dégâts à long terme.

Les données disponibles sur les conflits où ont été utilisées les armes à sous-munitions montrent que les munitions peuvent rester logées dans le sol des années, parfois des décennies, et engendrer dans le temps long de nouvelles victimes bien après la fin des hostilités. À cet égard, le Laos et le Cambodge sont des cas emblématiques. Abondamment bombardés par l’armée américaine dans les années 1960 et 1970, les deux pays continuent de procéder à un bilan des victimes collatérales de la guerre du Vietnam qui s’alourdit chaque année. Anne Xuan Nguyen, chercheuse au GRIP, écrit :

« On estime que la Plaine des Jarres, à l’Est du pays, a subi plus de bombardements que l’Europe pendant les deux guerres mondiales. Les armes utilisées étaient des bombes à sous-munitions (…). Sises dans une région rurale isolée et particulièrement pauvre, elles blessent, mutilent et tuent chaque année entre 100 et 150 personnes. Il y a eu, depuis la fin du conflit en 1975, plus de victimes d’accidents liés aux mines à défragmentation non explosées (unexploded ordinance, UXO par la suite) que pendant la guerre. »57

Du côté du Moyen-Orient, les données sont aussi saisissantes. Il s’agit de la « deuxième région la plus affectée par les mines et les armes à sous-munitions »58, selon Jihan Seniora :

« À l’exception de l’Arabie saoudite, du Bahreïn, des Émirats arabes unis et du Qatar, tous les États de la région sont affectés par les mines antipersonnel. Des armes à sous-munitions ont été utilisées en Irak, au Liban, en Syrie, en Iran, en Israël, au Koweït, en Libye, en Arabie Saoudite, au Yémen et en Jordanie. »59

Seniora souligne en outre que la persistance des résidus de ces armes enfouis dans le sol fait un nombre de victimes considérables, parfois longtemps après la fin des conflits, ce qui amène à les prolonger d’une certaine manière, en instaurant un climat d’insécurité et d’instabilité dans les zones concernées60.

Ainsi, la reconstruction post-conflit des territoires bombardés, pâtit inévitablement des restes des explosifs ou des munitions non explosées (respectivement désignés par leur acronyme anglo-saxon ERW pour Explosive Remnants of War et UXO pour UneXploded Ordnance)61. Robert

  1. Hudson,à traversle cas du Kosovo, après la campagne de bombardement menée par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)62, démontre que l’accès restreint aux ressources et aux soins de santé, l’impossibilité à rétablir des infrastructures civiles vitales sur

La livraison d’armes à sous-munitions américaines à l’Ukraine …

Carte 1. Les États parties et signataires de la Convention de Dublin sur les armes à sous-munitions

Source : GRIP, d’après Cluster Munition Monitor, 2024.

les territoires minés et d’en réhabiliter l’activité par le retour des communautés déplacées, dont une partie sera directement affectée et blessée par les armes, sont autant de facteurs susceptibles de compromettre la reconstruction post-conflit.

L’impact des armes à sous-munitions non explosées dépasse donc largement le cadre des guerres dans lesquelles elles sont utilisées. L’évaluation de cet impact implique de prendre en compte des dimensions qui, au-delà du coût humain déjà intolérable, sont aussi sociales, économiques, sanitaires, politiques, sans omettre les dégâts causés sur l’environnement. Comme l’indique le United Nations Institute for Disarmament Research (UNIDIR):

« Les sous-munitions en elles-mêmes ont peu d’impact direct sur l’environnement, mais la contamination par les armes à sous-munitions peut conduire à des pratiques qui, à leur tour, peuvent avoir un impact négatif à long terme sur le développement durable

 par exemple, le surpâturage et la surexploitation de terres agricoles non contaminées

entraînent une dégradation de l’environnement et une productivité réduite. »63

Ces problèmes guettent l’Ukraine à grande échelle. Quelques jours seulement après que Washington a décidé d’envoyer des armes à sous-munitions à Kiev, un article du Washington Post64 indiquait que 30 % de l’immense territoire de l’Ukraine aurait été exposé à des combats d’une grande intensité65. Bien qu’il ne soit pas encore possible d’établir des chiffres avec certitude à l’heure où le conflit se poursuit, plus d’un quart de cette superficie serait d’ores et déjà affectée par des UXO, ce qui équivaut plus ou moins à la taille de la Floride, rajoutent Eve Sampson et Samuel Granados, les deux auteurs de l’article66. Des estimations faisant déjà de l’Ukraine « le pays le plus miné du monde »67 avant même que lui soit livrées les armes à sous- munitions américaines.

3. Les États européens ont failli à leurs obligations juridiques

Au regard des risques qu’elles font encourir aux populations civiles et de leurs impacts disproportionnés par rapport aux buts militaires recherchés, les armes à sous-munitions sont aujourd’hui bannies par le droit humanitaire. Elles font l’objet d’une Convention établie à Dublin en 2008 dans le cadre de la Conférence diplomatique pour l’adoption d’une Convention sur les armes à sous-munitions. L’établissement de cette Convention fait suite au processus diplomatique d’Oslo qui inclut l’Organisation des Nations unies (ONU), le CICR et la société civile. Comme l’indique le Bureau des affaires de désarmement de l’ONU, les États à l’origine du texte décidé à Dublin « ont atteint leur objectif comme contenu dans la déclaration d’Oslo de février 2007 d’aboutir en 2008 à un instrument international juridiquement contraignant interdisant l’emploi, la production, le transfert et le stockage des armes à sous-munitions »69. Cet objectif est réitéré au sein même du texte de la Convention70, entrée en vigueur en 2010 et comptant aujourd’hui 112 États parties et 108 États signataires71. La plupart des États membres de l’UE y sont parties, à l’exception de la Pologne, de la Grèce, de la Lettonie, de l’Estonie et de la Roumanie72.

Ce n’est pas le cas de l’Ukraine, des États-Unis et de la Russie, qui ne l’ont ni signée ni ratifiée. Pour autant, cela ne justifie pas de violer les règles qui y sont énumérées, et qui ne sont que la transposition du principe coutumier de distinction entre combattants et civils, qui s’applique à l’ensemble des États, que ceux-ci soient parties ou non à la Convention de 2008. En exportant, produisant et utilisant des armes à sous-munitions, les États-Unis, l’Ukraine et la Russie violent et affaiblissent la norme de droit humanitaire que contient la Convention, en même temps qu’ils brisent l’élan tendant à rendre tabou l’emploi de ces armes.

Si ces comportements sont préjudiciables, ceux des États qui n’empêchent pas la livraison et l’usage des armes à sous-munitions le sont également. L’application du droit international humanitaire ne se limite pas au respect des normes. Elle exige aussi de les faire respecter et induit une forme de proactivité. Cette norme d’application du droit constitue l’article 1er commun aux quatre Conventions de Genève74 que doit respecter tout État, partie ou non aux traités particuliers de désarmement subséquents. L’article 21, §2 de la Convention de 2008réitère cette norme : chaque État « met tout en œuvre pour décourager les États non parties à la présente Convention d’utiliser des armes à sous-munitions »75. Bien que la formule soit vague quant au type de moyens que les États doivent mobiliser, elle ne contient pas de mention ayant pour effet d’en déforcer l’interprétation : les États parties doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour dissuader les États non parties à la Convention de recourir à des armes à sous-munitions.

L’on peut ainsi dire des États européens qu’ils n’ont pas tenu leurs engagements. En plus de ne pas condamner unanimement et fermement la décision de Washington de livrer des armes à sous-munitions à l’Ukraine, leurs chancelleries n’ont aucunement « mis tout en œuvre » pour s’opposer et empêcher cet envoi. Un coup d’œil rapide sur une carte suffit à observer que, logiquement, les États-Unis n’ont d’autre possibilité que de passer par le territoire des États

européens pour acheminer leurs armes vers l’Ukraine. Si ceux-ci n’avaient pas manqué à leurs obligations relatives à l’article 21 de la Convention de 2008, ils n’auraient pas autorisé que les armes à sous-munitions américaines transitent par leur territoire. Dans la pratique, cependant, les choses ne sont pas si simples. Le régime en matière de transits d’équipements militaires international et européen étant relativement « permissif »76 comme le constate la chercheuse au GRIP Agatha Verdebout, qui se penche sur le cas des armes à destination d’Israël transitant par le territoire belge. Elle observe d’abord que ni le droit fédéral belge ni les normes internationales et européennes n’exigent que les transits d’équipements militaires soient systématiquement soumis à des licences. En Belgique, aucune des trois régions (Région wallonne, Région flamande et Région de Bruxelles-Capitale) ne l’oblige « si les biens ne font pas l’objet d’un transbordement sur leur territoire ». Il est sans doute utile de rappeler qu’en Belgique l’octroi des licences est une compétence des régions et non du pouvoir fédéral.

Au niveau international et européen, ni le Traité sur le commerce des armes (TCA) ni la Position commune du Conseil, qui conditionne les exportations de technologies et d’équipements militaires des États membres de l’UE vers des pays tiers, ne prévoient de dispositions contraignantes à l’égard du transit des armes78. Cela étant dit, s’il n’existe pas à proprement parler d’obligation de contrôle des cargaisons d’armements qui transitent par le territoire des États européens, cela ne signifie pas que ceux-ci ne soient pas tenus au courant de tels transferts :

« Comme le relève la CNAPD, pour des questions de sécurité, le transport aérien de “marchandises dangereuses” (catégorie dont certains équipements militaires font partie) doit faire l’objet d’une autorisation du SPF Mobilité et transport, tandis que le transport d’explosifs par route, par chemin de fer ou par voie maritime, doit être autorisé par le SPF Économie. En outre, autorisation ou non, les marchandises doivent faire l’objet d’une déclaration de transit — reprenant des informations comme le pays de départ et de destination, le moyen d’acheminement, la masse de la marchandise ou encore sa nature — aux douanes. Comme le conclut toujours la CNAPD, le fédéral détient “les informations relatives à ces transports” et dispose donc “également la possibilité de les bloquer”. »

Cela ne concerne pas que la Belgique. Le contrôle des marchandises dangereuses est rendu obligatoire par différents règlements internationaux dont la cohérence, comme le note le site du ministère français de la Transition écologique et de la cohésion des territoires, « est assurée par les Nations unies, qui ont élaboré et tiennent à jour : un système harmonisé de critères de classification de danger et des outils de communication des risques (GHS) ; un “règlement type (Volume I et Volume II)” qui sert de base à l’ensemble des règlements internationaux précités ». En d’autres termes, tous les États doivent être informés de la nature, de la provenance et de la destination des marchandises dangereuses qui transitent par leur territoire — qu’il s’agisse de leur espace aérien, maritime, ferroviaire et routier — et qui, au contraire du transit des armes à proprement parler, doivent faire l’objet d’une autorisation. Parmi les neuf classes de marchandises dangereuses figure celle dite des « matières et objets explosibles » à laquelle, sous réserves de sous-classifications tout à fait contre-intuitives, devraient se rapporter des obus contenant des sous-munitions explosives. A priori, les États européens ne peuvent donc pas faire valoir l’ignorance du passage des armes à sous-munitions américaines par leur territoire pour esquiver les obligations qui leur incombent.

Il est fort possible qu’en raison de la Convention à laquelle sont liés la plupart d’entre eux, les armes à sous-munitions aient été transbordées en Pologne ou en Roumanie, qui n’y sont pas parties, et dont les territoires sont limitrophes avec celui de l’Ukraine. Ce contournement n’en est pas vraiment un, en réalité. Premièrement, parce que le voyage des États-Unis vers l’un de ces deux pays implique de transiter vers des États européens qui, eux, ont signé la Convention. En second lieu, parce que, parties ou non à la Convention, les États sont tenus de faire respecter le droit humanitaire et devraient donc, à cet égard, bloquer les transferts susceptibles d’entrainer sa violation. Pour reprendre les propos d’Agatha Verdebout :

« Tous les États sont tenus de respecter et faire respecter le DIH et de prendre toutes les mesures qu’ils peuvent raisonnablement prendre pour faire cesser sa violation, peu importe où celle-ci a lieu et par qui elle est commise. Si tous les gouvernements se tenaient à ces préceptes, les flux d’armes vers des zones de conflit où ils facilitent la commission de crime de guerre seraient fortement réduite, voire rendus impossibles. »

Cela vaut aussi, bien évidemment, pour le nombre de victimes d’armes non discriminantes, qui serait considérablement réduit si les États des territoires de transit respectaient leurs engagements internationaux.

Conclusion : droit à la carte et affaiblissement d’une norme de

non-emploi

Cette note a procédé à une analyse critique en trois étapes de la livraison d’armes à sous- munitions américaines à l’Ukraine. Dans un premier temps, elle revient sur les motifs soutenant la décision de Washington du 7 juillet 2023, et démontré leur irrecevabilité. Les raisonnements qui se sont construits autour de cette décision présentent, à tort, la solution offerte par les armes à sous-munitions comme la seule alternative possible pour palier à l’épuisement des ressources d’artillerie classique. Cela s’apparente à une tentative de détourner l’attention d’un

véritable choix politique et stratégique qui a été fait par Washington et Kiev, lequel, dans le même temps, atteste d’un contournement du droit de la guerre qui ne se justifie pas.

En second lieu, la note rappelle que les risques découlant de l’usage de ces armes pour les populations civiles sont à l’origine de leur bannissement par le droit humanitaire. Kiev considère, non sans raison, que sa victoire sur la Russie repose sur le rassemblement considérable de capacités militaires. Le problème est que, à certains égards, elle en devient peu regardante sur le caractère controversé et même prohibé de certains équipements compte tenu du danger qu’ils présentent pour ses propres citoyens.

Enfin, le texte aborde plus en profondeur la question de l’encadrement juridique des armes à sous-munitions en se penchant particulièrement sur les obligations en la matière qui incombent à la plupart des États européens, parties à la Convention de Dublin adoptée en 2008. Ceux-ci ne se sont pas opposés à l’envoi de ces armes à l’Ukraine, alors qu’ils y étaient tenus et disposaient des moyens, si ce n’est de réussir, de tenter d’empêcher ce transfert d’armes. Cette absence de proactivité révèle une appréciation du droit à la carte, asymétrique, et dont l’application est soupesée au regard des alliances qui s’établissent dans un conflit donné.

Au-delà du coup qu’elle porte aux efforts en matière de désarmement, et du précédent regrettable qu’elle constitue sur le plan juridique, la livraison des armes à sous-munitions américaines a aussi des implications sur le plan diplomatique. En effet, comment exiger de Moscou un comportement qui respecte le droit international et humanitaire dans le cas où celui- ci n’est pas respecté par Kiev et ses soutiens occidentaux ? Les Européens ont un véritable rôle diplomatique à jouer dans le cadre de cette guerre. Le poids et la crédibilité de ce rôle dépend aussi de leur faculté à maintenir une cohérence et un équilibre entre leurs engagements internationaux, leurs discours, et leurs actes. Cela commence par ne pas adopter une approche délibérément sélective du droit de la guerre et du droit humanitaire, lesquels, s’ils ne peuvent être appliqués en temps de conflit, ne trouvent plus vraiment de raison d’être.

Fondé à Bruxelles en 1979, le GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité) s’est développé dans le contexte particulier de la Guerre froide, ses premiers travaux portant sur les rapports de forces Est-Ouest. Durant les années 1980, le GRIP s’est surtout fait connaître par ses analyses et dossiers d’information concernant la course aux armements, ses mécanismes et ses enjeux. Après la chute du mur de Berlin en 1989, prenant acte du nouvel environnement géostratégique, le GRIP a orienté ses travaux sur les questions de sécurité au sens large et a acquis une expertise reconnue sur les questions d’armement et de désarmement (production, réglementations et contrôle des transferts, non-prolifération), la prévention et la gestion des conflits (en particulier sur le continent africain), l’intégration européenne en matière de défense et de sécurité, et les enjeux stratégiques. En éclairant citoyens et décideurs sur des problèmes complexes, le GRIP entend contribuer à la diminution des tensions internationales et tendre vers un monde moins armé et plus sûr. Plus précisément, l’objectif du GRIP est de travailler en faveur de la prévention des conflits, du désarmement et de l’amélioration de la maîtrise des armements.

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