Emile Bouvier, chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde a effectué une étude sur le partenariat Turquie-Afrique. Le cherche a disséqué les contours des relations entre les deux. DakarTimes vous fait une synthèse des deux parties de l’étude publiée par « Les Clés du Moyen-Orient » et intitulée « La Turquie, nouvelle puissance régionale en Afrique. » La première partie a pour thème : « Elle est composée Des solutions africaines pour des problèmes africains », la deuxième : « Une présence économique turque florissante ».
Emile Bouvier dira d’emblée, alors que la guerre du maréchal Haftar contre son rival tripolitain battait son plein en Libye en 2020, l’intervention militaire de la Turquie s’est montrée déterminante dans le succès de Tripoli à stopper net l’avancée de son adversaire. Quatre ans plus tard, en juillet 2024, le Parlement turc a approuvé le déploiement de sa Marine au large de la Somalie, tandis que plusieurs rapports font état de l’envoi de plusieurs bataillons de supplétifs syriens de la Turquie au Niger afin d’y sécuriser des infrastructures minières. Cette projection en Afrique de la puissance militaire turque ces dernières années s’avère relativement inédite et illustre, de fait, l’investissement exponentiel et protéiforme d’Ankara sur le continent africain.
En effet, selon l’auteur, la présence turque en Afrique se montrait, au début du XXIème siècle, relativement limitée, tant d’un point de vue diplomatique qu’économique ; quant au volet sécuritaire, celui-ci se montrait pratiquement inexistant. Ces deux dernières décennies, et en particulier sous la primature et la présidence de Recep Tayyip Erdoğan, cette situation a toutefois radicalement changé : alors que le nombre d’ambassades turques sur le continent a presque quadruplé de 2002 à 2022, la valeur du commerce bilatéral entre la Turquie et l’Afrique a quant à elle été multipliée par huit de 2003 à 2022 et celle des exportations des industries de défense turques a cru de 653.53% de 2015 à 2021; de 2005 à aujourd’hui, les dessertes assurées par la compagnie aérienne nationale turque Turkish Airlines entre la Turquie et le continent africain ont quant à elle cru de quelque 1 140%.
Florissante, la présence turque en Afrique apparaît donc résolument protéiforme et concurrence l’investissement croissant d’autres acteurs moyen-orientaux tels que l’Iran, la péninsule Arabique ou encore Israël sur le continent. Pour autant, aucun des rivaux moyen-orientaux d’Ankara en Afrique ne s’est autant investi que cette dernière jusqu’à maintenant, faisant de la Turquie une puissance régionale sur le continent africain.
Le présent article entend donc exposer la présence turque en Afrique en privilégiant une approche thématique : tout d’abord, l’investissement politique et, à bien des égards, religieux, des autorités turques sur le continent africain sera étudié (première partie) ; intrinsèquement liées à celui-ci, les problématiques économiques seront ensuite détaillées (deuxième partie) avant d’en venir au déploiement du hard-power turc : la coopération et les interventions militaires (troisième et dernière partie).
« DES SOLUTIONS AFRICAINES POUR DES PROBLEMES AFRICAINS »
Selon Emile Bouvier, initialement modéré, l’investissement politique turc en Afrique s’est caractérisé par une montée en puissance très nette à partir du début du XXIème siècle et, plus particulièrement, de la primature de Recep Tayip Erdoğan (première sous-partie) ; à travers cette présence diplomatique accrue et le déploiement de nombreux vecteurs de soft-power telles que les œuvres humanitaires, éducatives et religieuses (deuxième sous-partie), la Turquie est parvenue à s’imposer comme une puissance régionale offrant les vertus d’un partenaire alternatif aux traditionnelles puissances européennes, américaine ou chinoise (troisième sous-partie), lui ouvrant dès lors la voie de coopérations économiques et militaires prometteuses avec les pays d’Afrique.
Une montée en puissance très nette de la diplomatie turque en Afrique depuis le début du XXIème siècle
Alors que la Turquie étend progressivement son influence au niveau régional et mondial, Emile Bouvier estime que l’Afrique est devenue pour elle un domaine d’intérêt majeur. L’importance du continent africain s’accroît en effet en raison de ses vastes ressources inexploitées (au Soudan, 90% des réserves pétrolières restent inexploitées par exemple), de sa démographie croissante (si l’Afrique représentait 10% de la population mondiale en 1960, elle devrait en représenter 28% en 2050 ), de son urbanisation rapide (l’Afrique a le taux d’urbanisation le plus élevé du monde ) et du développement de sa classe moyenne (qui a triplé en trente ans ). Riche en matières premières et garante d’un marché prometteur, de plus en plus distante à l’égard de ses anciennes puissances coloniales et à la recherche de partenaires alternatifs, l’Afrique est devenue rapidement un centre d’intérêt naturel – et réciproque – pour la Turquie.
L’intention d’Ankara de développer significativement sa présence en Afrique est énoncée pour la première fois par le ministre turc des Affaires étrangères İsmail Cem, qui rend public son « Plan d’action pour l’Afrique » en 1998. Dans ce document, la Turquie se fixe des axes d’efforts devant permettre de développer ses futurs liens politiques, économiques et culturels avec les pays africains. Elle formule ainsi certaines recommandations politiques qui deviendront des lignes directrices dans les années à venir. Si ce document définit le plan d’action de la Turquie à l’égard du continent africain, il faudra attendre 2005, déclarée « Année de l’Afrique » par les autorités turques, pour que s’initie progressivement la courbe exponentielle de l’investissement diplomatique turc sur le continent africain. En effet, avant 2005, les relations de la Turquie avec l’Afrique se limitaient principalement aux États d’Afrique du Nord, avec lesquels Ankara partage une histoire commune, celle de l’Empire ottoman, et une religion partagée, l’islam.
Depuis, les relations turco-africaines se sont généralisées à l’ensemble du continent et sont désormais institutionnalisées de nombreuses manières ; la Turquie a par exemple acquis le statut d’observatrice au sein de l’Union africaine en 2005 avant d’obtenir celui de partenaire stratégique de la même organisation en 2008. La même année, elle organisait à Istanbul son premier sommet Turquie-Afrique, renouvelé en 2014 à Malabo, en Guinée équatoriale, puis de nouveau à Istanbul en 2021. En plus des discussions consacrées aux différentes pistes de développement des relations entre Ankara et les différents pays africains – dont 39 d’entre eux avaient envoyé des représentants en 2021 sur les 55 pays composant l’Afrique – , ce sommet a été l’occasion de nombreuses rencontres bilatérales concomittantes, aboutissant régulièrement en la signature de traités ou d’accords commerciaux.
Depuis la tenue de ces sommets, la création de liens diplomatiques – et parfois personnels entre dirigeants, à l’instar de la relation amicale entretenue entre l’actuel président turc et l’ancien président du Niger Mohamed Bazoum – est devenue l’une des priorités, sinon l’incarnation, de l’offensive diplomatique turque en Afrique. Ainsi depuis 2003, R.T. Erdoğan s’est rendu en visite officielle dans 31 pays africains tandis que des visites de haut niveau ont été conduites au moins une fois par an par des dignitaires turcs depuis vingt ans. Le réseau des ambassades turques sur le continent africain est quant à lui passé d’emprises présentes dans 12 pays en 2002 à 43 pays en 2023, avec le projet d’ouvrir trois autres ambassades en Afrique dans les prochaines années. Soucieux par ailleurs de participer à la genèse d’une génération de diplomates étrangers sensibles à la Turquie, cette dernière forme chaque année plusieurs dizaines de diplomates sur le sol turc, parmi lesquels de nombreux Africains, à l’instar des Somaliens dont 80 diplomates ont été formés par Ankara ces 15 dernières années.
Le renforcement du lien diplomatique entre le continent africain et la Turquie se matérialise également par la réciprocité de l’intérêt à collaborer, comme le montre l’accélération très nette de l’ouverture d’ambassades africaines à Ankara : celles-ci, qui étaient au nombre de 10 en 2008, sont désormais 38. Enfin, véritables ponts entre l’Afrique et la Turquie, tant symboliquement que socioéconomiquement, les routes aériennes connectant les pays africains au territoire turc ont cru ces dernières années, notamment sous l’impulsion des autorités turques avec la compagnie aérienne nationale turque, Turkish Airlines ; de cinq destinations africaines desservies en 2005, cette dernière en dessert aujourd’hui 62.
Les œuvres religieuses, éducatives et humanitaires comme vecteurs de soft-power
Emile Bouvier estime ici, que les œuvres religieuses et humanitaires apparaissent, elle aussi, comme un vecteur diplomatique qu’Ankara utilise afin d’étendre son influence à travers le continent africain ; en effet, comme édicté dans le « Plan d’action pour l’Afrique » en 1998, la Turquie a significativement développé ces dernières années l’activité d’institutions à caractère humanitaire et/ou de développement international, telles que l’Agence turque de coopération et de coordination (TIKA), le Croissant rouge turc ou encore la Présidence de la gestion des catastrophes et des urgences (AFAD). En 15 ans, la TIKA a par exemple ouvert des bureaux dans 22 pays africains et conduit quelque 7 000 programmes d’aide – dont près de 2 000 au cours des 5 dernières années – dans 54 pays d’Afrique. Elle a par exemple assuré la construction en 2019 de « l’hôpital de l’amitié Niger-Turquie » à Niamey. Cette volonté turque d’associer assistance aux pays africains et coopération politique avec ces derniers a été exprimée par le président turc qui, le 22 octobre 2021, affirmait qu’« en Afrique, nous ne laisserons aucun ami à la porte duquel nous n’avons pas toqué, aucun cœur dont la blessure n’a pas été guérie, aucun pays avec lequel nous n’avons pas collaboré ».
Au-delà de l’assistance humanitaire, ces œuvres sont également éducatives et passent par des établissements comme l’institut Yunus Emre – en charge de la diffusion de la langue, de la culture et des arts turcs – ou encore la fondation Maarif ; cette dernière, fondée le 17 juin 2016, fournit une formation scolaire aux jeunes Africains à travers le continent, ainsi que des enseignements de la langue et de la culture turques. En juillet 2024, cette fondation assurait l’éducation de 20 000 écoliers dans 191 structures éducatives réparties dans 25 pays. Un millier d’entre eux étaient par ailleurs invités à poursuivre leurs études en Turquie. De fait, l’attribution de bourses apparaît comme l’un des volets-clés des œuvres éducatives d’Ankara en Afrique et répond, là encore, aux recommandations édictées en 1998 par le « Plan d’action pour l’Afrique ». L’une des principales organisations qui octroient des bourses est la Présidence pour les Turcs à l’étranger et les communautés apparentées (YTB) ; celle-ci a attribué, entre 2012 et 2021, des bourses à 12 600 étudiants originaires de 54 pays africains.
Enfin, le volet religieux figure comme un levier de soft-power pour la Turquie en Afrique. S’appuyant sur la très forte communauté musulmane présente en Afrique – quelque 500 millions de personnes -, la Diyanet, l’administration turque en charge des affaires religieuses, est active sur la quasi-totalité du continent. Elle mène des actions d’aide – comme la fourniture de viande issue de sacrifices lors de la fête de l’Aïd al-Adha au profit des plus démunis – mais s’emploie plus particulièrement à construire des mosquées ou écoles coraniques, à dispenser des enseignements religieux et à former les imams. En 2021, la deuxième plus grande mosquée d’Afrique de l’Ouest, dont la construction a été entièrement prise en charge par la Diyanet, était inaugurée dans la capitale ghanéenne Accra. En 2013 déjà, la mosquée Eyup Sultan, financée par la Diyanet, était inaugurée dans la capitale malienne Bamako, tout comme la mosquée de Delenc au Soudan en 2019 ou celle de Djibouti – plus grande d’Afrique de l’Est – la même année. A l’exception de la mosquée soudanaise, toutes portent des noms faisant référence à la culture turque et reproduisent le style des mosquées ottomanes hérité des travaux de Mimar Sinan, l’architecte à l’origine notamment de la mosquée stambouliote de Süleymaniye, inaugurée en 1557. La mosquée la plus récemment construite par la Diyanet en Afrique est la mosquée Gül, inaugurée le 21 mars 2024 dans le district ougandais de Luwero.
Une alternative aux puissances traditionnelles ou d’antan
Le chercheur souligne, à ce propos, que forte de cette présence diplomatique et socioreligieuse en Afrique, la Turquie semble s’y imposer comme une alternative aux anciennes puissances coloniales, aux Etats-Unis ou même encore à la Chine. Pays musulman, industrialisé et dépourvu de tout passé colonial ou belligérant en Afrique, la Turquie propose en effet une forme de « troisième voie » qui n’est pas pour déplaire aux pays du continent : Ankara axe en effet sa coopération sur le souhait affiché de partager avec les pays africains la formule de développement qui a fait son succès et qui a assuré l’efficacité de sa propre croissance économique. Plutôt que de créer de nouvelles relations de dépendance, comme la Chine est régulièrement accusée de le faire par exemple, l’approche de la Turquie se concentre officiellement sur l’égalité politique, le développement économique mutuel et un partenariat à long terme, comme le slogan du ministère turc des Affaires étrangères, « Des solutions africains pour des problèmes africains», le suggère. Dans la sphère économique, cette approche signifie également que les investissements et les dons financiers turcs en Afrique ne sont pas assortis de conditions liées à la gouvernance (amélioration des institutions démocratiques, respect des Droits de l’Homme, des minorités sexuelles, etc.), comme l’imposent la plupart du temps les programmes d’aides américains ou européens par exemple.
La Libye est un exemple particulièrement éloquent de cette « troisième voie » turque : au milieu d’un jeu de grandes puissances (le maréchal Haftar étant par exemple soutenu par la France et la Russie), Ankara est parvenue à s’imposer en 2019-2020 comme un allié incontournable – et relativement inégalé – du gouvernement de Tripoli, ouvrant dès lors la voie à des retombées économiques et militaires substantielles qui seront traitées en deuxième et troisième parties de cet article. Dans la même dynamique, les autorités turques s’emploient à tendre la main à tous les pays africains, y compris ceux actuellement marginalisés par une situation intérieure hautement dégradée, à l’instar de la Libye mais aussi de la Somalie, désormais l’un des plus grands alliés de la Turquie en Afrique : Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre à l’époque, s’est ainsi rendu à Mogadiscio en 2011 lors de ce qui était alors la première visite d’un responsable d’un pays non-africain en Somalie depuis vingt ans.
Le Sahel figure également comme l’un des exemples les plus récents de cette stratégie diplomatique de « troisième voie turque » en Afrique : depuis le retrait progressif du dispositif diplomatique et militaire européen – notamment français – et américain du Mali, du Burkina Faso et du Niger ces deux dernières années, la Turquie est rapidement parvenue à investir ce vide en s’imposant comme un partenaire alternatif respectueux de la souveraineté de ces Etats et revendiquant une approche résolument « anticolonialiste ». A peine les relations franco-maliennes se dégradaient-elles brutalement en 2022 – aboutissant, notamment, au départ des troupes françaises stationnées au Mali durant l’année – qu’Ankara envoyait par exemple à Bamako en juin 2022 une délégation afin d’y assurer que la « Turquie se [tenait] prête à fournir le marché malien à hauteur de 500 millions de dollars ». Quelques jours plus tard, le président turc s’entretenait avec le nouveau chef de la junte, Assimi Goïta et, quelques semaines plus tard encore, le Mali révélait avec grand apparat la livraison de drones trucs Bayraktar TB2, éminent instrument de soft-power turc depuis 2019. Il en est allé de même au Niger : alors que les troupes américaines quittaient le pays le 7 juillet 2024, Ankara signait un accord de coopération énergétique et sécuritaire avec Niamey 10 jours plus tard.
Ainsi, l’investissement politique de la Turquie en Afrique, visible notamment à travers le déploiement volontariste de nombreux vecteurs de soft-power, apparaît exponentiel ces dernières années et lui permet de s’imposer comme une puissance régionale volontiers acceptée par les pays africains qui voient en elle un partenaire indépendant et alternatif aux pays « occidentaux ». Ce rapprochement politique sert des objectifs stratégiques et économiques particulièrement ambitieux de la part d’Ankara, qui seront détaillés en seconde partie de cet article.
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UNE PRESENCE ECONOMIQUE TURQUE FLORISSANTE
Dans cette deuxième partie de son étude, Emile Bouvier dira : Afin d’ouvrir la voie à ses ambitions économiques, la Turquie s’est d’abord employée à établir un cadre institutionnel de coopération par la création de forums économiques ou de chambres de commerce bilatéral (première sous-partie) ; bénéficiant de ce cadre, les entreprises turques sont entrées dans le marché africain ces dernières années, dans plusieurs secteurs, notamment celui du bâtiment (deuxième sous-partie). Forte de son statut diplomatique singulier auprès des pays africains, la Turquie a établi des accords, notamment en matière d’exploitation des ressources naturelles (troisième sous-partie).
Un cadre institutionnel fermement établi
A en croire Emile Bouvier, la Turquie a encouragé et institutionnalisé sa coopération économique avec l’Afrique en établissant dans un premier temps des rencontres formelles sous son égide. Ainsi, en 2008, le premier sommet de coopération Turquie-Afrique est organisé à Istanbul ; une « Déclaration d’Istanbul sur le partenariat Turquie-Afrique : Coopération et solidarité pour un avenir commun » est alors adoptée à l’issue des échanges et établit un mécanisme de suivi des engagements pris durant ces derniers. Le deuxième sommet du partenariat Turquie-Afrique s’est quant à lui tenu sous le thème « Un nouveau modèle de partenariat pour le renforcement du développement durable et de l’intégration » en 2014 à Malabo, en Guinée équatoriale. Il sera suivi, enfin, par un troisième sommet à Istanbul en 2021 intitulé « Partenariat renforcé pour développement et la prospérité communs » ; plus de 100 ministres et 16 chefs d’État et de gouvernement africains ont participé à ce dernier sommet de trois jours autour de panels tels que « Paix, sécurité et gouvernance », « Commerce, investissement et industrie », « Éducation, sciences, technologies et innovation », « Développement des jeunes et des femmes », « Développement des infrastructures et agriculture » et « Promotion de systèmes de santé résilients ». Le prochain sommet devrait se tenir en 2026 dans un pays africain inconnu pour le moment. Loin d’être le lieu de simples déclarations communes, ce sommet est l’occasion d’annoncer de réels engagements ; en 2021 par exemple, le président turc avait profité de cet événement pour annoncer que la Turquie allait livrer 15 millions de doses de vaccins contre le covid-19 à destination des pays africains les plus touchés.
D’autres rencontres de moindre ampleur mais cependant significatives dans le développement des relations économiques turco-africaines sont par ailleurs régulièrement organisées : Forum économique et commercial Turquie-Afrique en 2021 à Istanbul, Forum agro-alimentaire Turquie-Afrique à Antalya en 2017, Forum économique et commercial Turquie-CEDEAO à Istanbul en 2018, etc. Enfin, toujours en matière institutionnelle, la Turquie est un membre de la Banque africaine de développement depuis 2013, participant au fonds de développement du groupe et à diverses autres activités de celui-ci.
Par ailleurs, afin de favoriser l’implantation et les activités de ses entreprises, la Turquie gère, avec le Conseil turc des relations économiques extérieures (DEIK), des chambres commerciales dans 48 pays africains visant à promouvoir le commerce bilatéral et les investissements mutuels. La plupart de ses chambres ont été ouvertes au cours de la décennie 2010 et permettent, notamment, de favoriser la signature d’accords commerciaux – Ankara en compte une cinquantaine sur le continent africain – allant jusqu’à des accords de libre-échange, comme ceux signés par la Turquie avec le Maroc, la Tunisie, l’Egypte, Maurice et le Soudan, soit un nombre supérieur de pays que ceux du Moyen-Orient avec lesquels Ankara a signé pareils accords, pourtant dans son voisinage régional immédiat. Des négociations sont par ailleurs en cours pour d’autres accords de libre-échange avec le Ghana, Djibouti, la République démocratique du Congo, le Cameroun, le Tchad et la Libye.
Un investissement exponentiel des entreprises turques en Afrique
Ici, le chercheur souligne que l’un des résultats de ces accords et autres rapprochements institutionnels est celui de l’accroissement des échanges commerciaux entre la Turquie et l’Afrique : depuis qu’Ankara a lancé sa politique d’initiative africaine en 1998, le volume total de ses échanges avec le continent a décuplé, passant de 4,09 milliards de dollars en 2000 à 45 milliards de dollars en 2022. Dans le même temps, les exportations de la Turquie vers l’Afrique sont passées de 2,1 milliards de dollars en 2003 à 21,2 milliards de dollars en 2022, soit une augmentation de plus de 909% en moins de dix ans. Le type de produits turcs le plus exporté vers les pays africains est celui des substances et produits chimiques (engrais, combustibles minéraux, produits de distillation industrielle, etc.) ; avec 2,9 milliards de dollars d’exportations en 2021 suivis de 4 milliards de dollars en 2022, ce type d’exportation a cru de 37,6 % en une seule année. Les substances et produits chimiques sont suivis par l’acier, qui a généré plus de 3 milliards de dollars de revenus en 2023. Après l’acier, les céréales, les légumineuses et les oléagineux ont généré des revenus de 2,6 milliards de dollars. Les investissements directs à l’étranger (IDE) de la Turquie sont, eux aussi, en hausse substantielle sur le continent africain ces dernières années : de 22 millions de dollars en 2001, la valeur des IDE turcs en Afrique est passé à 10 milliards en 2021 – soit une hausse de 45 354% en vingt ans -, illustrant l’investissement économique volontariste de la Turquie auprès des pays africains.
Comme le montrent les cartes accompagnant cet article, la dynamique économique de ces dernières années entre Ankara et le continent africain est éloquente : si les pays d’Afrique du Nord figurent, de loin, parmi les principaux partenaires commerciaux de la Turquie en raison des nombreux liens culturels et historiques les unissant, l’évolution de leurs échanges semble s’inverser : les importations comme les exportations entre les pays d’Afrique – notamment de l’Ouest – et la Turquie apparaissent très nettement supérieures à celles entretenues avec ses partenaires traditionnels : les exportations vers le Mali ont ainsi augmenté de 140% en dix ans, entre 2012 et 2022, et cru de 2842% sur la même période en ce qui concerne les importations turques depuis le Mali, par exemple. Le constat s’applique également pour le Sénégal par exemple (taux de croissance de 710% de 2012 à 2022 pour les importations turques depuis le Sénégal et de 108% pour les exportations turques) ou encore la Côte d’Ivoire (respectivement 162% et 324%) ; en passant de 80 000 dollars d’importations depuis le Niger en 2012 à 29,20 millions de dollars en 2022, le taux de croissance y atteint même 36 971%.
Les entreprises turques sont, de fait, dans une démarche de conquête des marchés africains, quel qu’en soit le secteur. De par les partenariats politiques et économiques établis par Ankara avec la plupart des pays du continent africain, les entreprises turques bénéficient d’une aura positive qui leur permet d’investir massivement le marché africain. Le groupe industriel turc Limak a par exemple lancé en 2019 la production de sa première cimenterie d’Afrique de l’Ouest, à Abidjan; l’entreprise minière Hacıoğlu Madencilik a quant à elle obtenu en 2024 l’exploitation d’une mine d’or au Ghana, établissant ainsi la première raffinerie aurifère turque d’Afrique. Les entreprises turques font feu de tout bois, mais le secteur de la construction apparaît pour le moment comme le fer de lance de la présence économique turque : ces dernières années, des entreprises turques ont construit le Palais des congrès de Tripoli en Libye, celui de Kigali au Rwanda, le bâtiment du Parlement au Cameroun, l’aéroport international Blaise Diagne au Sénégal ou encore celui de Niamey au Niger, entre autres. Les entrepreneurs turcs du secteur du bâtiment travailleraient ainsi actuellement sur des projets d’une valeur estimée de 85 milliards de dollars. Yapı Merkezi travaille par exemple, entre autres choses, sur la construction d’une voie ferrée en Tanzanie qui devrait, selon son constructeur, être la plus rapide de toute l’Afrique de l’Est; Rönesans Holding vient quant à lui de mettre le pied sur le continent africain en investissant un projet d’autoroute au Rwanda. L’exploitation des aéroports kenyan d’Enfida, tunisien de Monastir et nigérian de Lagos est assurée par l’entreprise turque TAV ; des projets de centrales hydroélectriques au Malawi, Sénégal, Guinée ou encore en Mauritanie sont actuellement conduits par le groupe Çalık Holding, tandis que l’investisseur turc Tosyalı – dont le président du conseil d’administration, Fuat Tosyalı, est également président coordinateur des chambres commerciales turco-africaine DEIK évoquées précédemment – vient de lancer ses premiers investissements au Sénégal et en Angola dans divers secteurs industriels.
La Turquie est également présente dans le domaine énergétique, comme par exemple les centrales électriques flottantes de l’entreprise turque Karpowership. Ces navires, amarrés au port du pays-client, se raccordent au réseau électrique national et lui fournissent de l’électricité, une énergie dont de nombreux pays africains se trouvent être en carence parfois critique ; la totalité des centrales électriques flottantes produisent, en tout, quelque 6000 MW, soit la même production que le plus imposant barrage d’Afrique – le Grand barrage de la Renaissance en Ethiopie. Karpowership assure ainsi 15% des besoins électriques du Sénégal, 60% de ceux de la Gambie, 80% de ceux du Sierra Leone ou encore 100% de ceux de la Guinée-Bissau, et compte également comme clients africains le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Soudan, le Gabon et le Mozambique.
La Turquie, une puissance diplomatico-économique singulière en Afrique
Selon l’auteur, la Turquie est parvenue, grâce à des partenariats « gagnant-gagnant » et à une approche se voulant indépendante des grandes puissances traditionnelles, à s’imposer comme une troisième voie alléchante pour les pays du continent africain. Sur le plan économique, la singularité turque s’est exprimée de plusieurs manières, notamment en matière d’accès inédit à des ressources rares.
En effet, dans le cas de la Libye par exemple, la Turquie a noué un accord où volets sécuritaire et militaire ont été étroitement entremêlés ; l’engagement militaire turc au profit de Tripoli en 2019/2020 (dont il sera fait davantage mention en troisième partie de cet article) a ainsi accompagné un accord économique par lequel la Libye reconnaissait le droit de la Turquie à conduire des activités de prospection et d’exploration gazière en Méditerranée orientale puis, en octobre 2022, le droit d’Ankara à mener de telles activités dans les eaux territoriales libyennes; véritable leitmotiv de la diplomatie turque, le ministre des Affaires étrangères turques de l’époque Mevlüt Çavuşoğlu, désormais député de la Grande Assemblée nationale de Turquie, insistera lors de la signature de l’accord sur le fait que ce dernier a été signé « entre deux pays souverains : il est gagnant-gagnant pour tous les deux, et aucun autre pays n’a le droit d’interférer ».
Ce schéma se reproduira peu de temps après en Somalie : particulièrement proche de Mogadiscio, Ankara soutient en effet militairement les autorités somaliennes en formant par exemple des bataillons de l’armée somalienne sur une base construite par la Turquie sur le sol somalien (un sujet qui sera, là encore, traité en troisième partie de cet article). Cette main tendue d’Ankara à Mogadiscio s’est dès lors traduite par l’établissement d’un partenariat protéiforme ayant émergé, entre autres nombreuses choses, en la signature d’un accord le 18 juillet 2024 par lequel la Somalie concède à la Turquie trois blocs d’exploration gazière et pétrolière dans ses eaux territoriales; cette dernière a donc les droits exclusifs de chercher des gisements d’hydrocarbures et, surtout, de les exploiter si ces recherches venaient à être fructueuses. Preuve de l’intrication pratiquement permanente entre la signature d’accords économiques majeurs et celle d’accords militaires, les autorités turques ont annoncé dès le lendemain le déploiement de bâtiments de guerre turcs au large de la Somalie afin d’en sécuriser les eaux territoriales, comme convenu dans un accord signé en février 2024.
Un scénario similaire semble se dessiner au Niger qui, après avoir rejeté l’Europe et les Etats-Unis depuis le coup d’Etat de juillet 2023, se montre à la recherche de nouveaux partenaires. Comme évoqué en première partie de cet article, la Turquie s’est rapidement positionnée comme un nouvel interlocuteur. De fait, Ankara convoiterait les abondants gisements d’uranium du Niger dont elle a besoin pour faire fonctionner sa centrale d’Akkuyu – construite par les Russes – et deux autres centrales nucléaires en projet. Ainsi, le 17 juillet 2024, Niamey a reçu une délégation turque composée du chef des services de renseignement et des ministres des Affaires étrangères, de l’Energie et de la Défense, quelques semaines après que les autorités nigériennes ont révoqué le droit d’exploitation des mines d’uranium aux entreprises françaises (le 20 juin) et canadiennes (le 5 juillet). Cette visite a été un succès : le 19 juillet, un accord était signé entre les deux pays, prévoyant que « toutes les facilités seront accordées » aux entreprises turques intéressées par le secteur minier nigérien, sans préciser toutefois quel serait le minerai extrait (en-dehors de l’uranium, les sols du Niger recèlent également du charbon et de l’or). Cet accord s’est accompagné de promesses sécuritaires : en-dehors des thématiques énergétiques et minières, les discussions auraient également porté sur « ce que [la Turquie peut faire] pour améliorer l’industrie de défense et le renseignement [du Niger] dans leur lutte contre le terrorisme », un rapprochement salué par le Premier ministre nigérien Ali Mahaman Lamine Zeine qui a affirmé à la télévision nigérienne apprécier « le dynamisme de la coopération avec la Turquie, en particulier dans le domaine de la défense ». De fait, quelques semaines plus tôt, Ankara avait déjà procédé à l’envoi de plusieurs centaines de ses mercenaires syriens au Niger afin d’y sécuriser plusieurs sites miniers face à l’expansion d’une insurrection djihadiste toujours plus forte et dont certaines composantes sont directement affiliées à l’organisation Etat islamique, initialement originaire de Syrie et d’Irak.
Cette présence militaire turque toujours plus forte, intrinsèquement liée au développement de ses activités économiques et politiques sur le continent africain, sera traitée dans la troisième et dernière partie de cet article.