Gabriel PORC, Doctorant associé à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem)a mis le curseur sur la coopération bilatérale entre l’Ukraine et les Etats-Unis. Le chercheur a, dans une note publiée par l’Irsem, estimé qu’alors que l’administration Trump II a pris des mesures pour stopper l’aide aux pays étrangers, cette note vise à replacer l’assistance américaine à l’Ukraine dans le temps long. Elle aborde les grandes typologies de l’assistance – militaire, économique et au développement – pour présenter le cadre institutionnel de cet outil de politique étrangère. Les relais pro-Ukraine de cette aide établis à Washington, qui collaborent avec les pouvoirs exécutif et législatif, sont abordés. La note présente également les acteurs partenaires des États-Unis dans la mise en place de ces politiques d’assistance et fait apparaître l’importance des acteurs paragouvernementaux dans leur conduite. La rupture trumpiste est majeure et amorce un changement de paradigme sur l’enjeu de l’assistance avec des perspectives de résilience relativement minces pour les acteurs, selon M. PORC.
LE CADRE INSTITUTIONNEL DE L’AIDE AMERICAINE AUX PAYS ETRANGERS
Pour Gabriel PORC, l’assistance américaine aux pays étrangers peut être classée en trois grandes catégories : l’aide humanitaire, qui soutient les secours en cas de catastrophe naturelle ou de conflit armé ; l’aide économique et au développement et enfin l’assistance militaire, qui renforce les capacités de l’armée et des services de renseignement. Sans chercher ici à dresser un panorama global des programmes d’assistance américains, cette section vise à présenter les principaux déterminants législatifs et les grands acteurs de ce sujet.
L’USAID et l’enjeu de sa dissolution sous Trump II : En 1961, l’USAID a été créée par un décret présidentiel du président John F. Kennedy (décret n° 10973), fondé en partie sur l’autorité fournie par le Foreign Assistance Act, qui constitue la base légale de l’assistance américaine aux pays étrangers. Cependant, une loi ultérieure du Congrès promulguée en 1998, le Foreign Affairs Reform and Restructuring Act, a fait de l’USAID une agence à part entière. Le Congrès a autorisé le président à abolir ou à réorganiser l’USAID pendant l’année 1999 ; pas au-delà. Si cette réorganisation a bien eu lieu, l’indépendance de l’USAID a été maintenue. Le Congrès n’a pas accordé d’autorité supplémentaire au président pour abolir l’USAID en tant qu’agence.
La dissolution de l’agence par l’administration Trump va donc bien au-delà des prérogatives de l’exécutif. Si certaines fonctions déléguées par le président au secrétaire d’État, et à son tour à l’administrateur de l’USAID, pourraient probablement être retirées par la seule action de l’exécutif, la dissolution totale de l’agence ou le transfert de fonctions prévues par le Congrès nécessiterait l’adoption d’une loi.
L’USAID mène des activités dans plus de 120 pays et dispose de dizaines de bureaux locaux dans le monde entier. Elle travaille dans les pays touchés par des conflits et dans des zones stratégiques pour faire avancer les intérêts américains. Les programmes d’assistance ont trait à la lutte contre le trafic de drogues, à prévenir et à stabiliser les conflits, à renforcer la gouvernance démocratique, à améliorer la santé mondiale et la sécurité alimentaire, et plus encore ; les conséquences de cette fermeture pourraient être dévastatrices pour le bien-être de certaines des populations les plus vulnérables du monde et pour les intérêts de la sécurité nationale des États-Unis. Si ce n’est pas la première fois que l’USAID voit son travail empêché, notamment en Russie où, en 2012, les autorités russes avaient fermé le siège moscovite de l’agence et désigné l’USAID comme « agent de l’étranger », ayant bien saisi l’impact en matière de soft power et son influence sur les Russes qui participaient aux projets, cette fermeture totale émanant de l’administration Trump est inédite.
Alors que l’administration Trump II s’est attelée au démantèlement de l’agence, de hauts fonctionnaires continuent d’affirmer qu’elle n’a pas l’intention de mettre un terme à l’ensemble des programmes d’aide américaine et qu’elle maintiendra des dépenses dans ce domaine par l’intermédiaire du département d’État. Toutefois, rien n’indique encore comment ce dernier s’y prendra pour gérer les futurs programmes, ni même quelle sera leur portée, après la fin de l’inspection demandée par Trump. La disparition de l’USAID, si elle est entérinée par le Congrès, soulève l’enjeu d’un re-fondement d’une politique étrangère démocrate alternative.
Les principaux programmes d’assistance militaire à l’Ukraine : La phase post-2022 a mis en lumière l’importance de l’assistance militaire pour Kyiv. En vertu du Presidential Drawdown Authority (PDA), le président des États-Unis peut puiser dans les stocks militaires du pays pour fournir, en période de crise, des équipements militaires et des armes à un pays allié. En ce qui concerne spécifiquement l’assistance militaire à l’Ukraine, le PDA constitue le premier de trois programmes, indépendants les uns des autres, qui sont rattachés à trois acteurs distincts, avec des montants, des missions, des budgets et des processus d’autorisations propres. Tout d’abord, si le PDA relève de la Maison-Blanche, le président doit néanmoins notifier le Congrès de son souhait de déclencher ce processus et justifier sa demande. La valeur maximale de cette assistance d’urgence est – à moins qu’une décision du Congrès ne relève le plafond – de 100 millions de dollars par année fiscale. Le deuxième programme est le Foreign Military Financing (FMF), qui relève du département d’État. Son objectif principal est de fournir des subventions pour l’acquisition d’équipements de défense et la formation des militaires des pays alliés pour développer leurs capacités et l’interopérabilité des missions des forces armées. Le troisième programme enfin est l’Ukraine Security Assistance Initiative (USAI) portée par le département de la Défense. Entrée en vigueur en 2016, l’USAI recouvre notamment le transfert d’armes à l’Ukraine, la coopération en matière de renseignement, le renforcement des capacités cyber et des systèmes de surveillance aérienne.
La présidence Biden a été marquée par un usage massif du Presidential Drawdown Authority (environ 70 fois depuis août 2021). Après le vote des 60 milliards de dollars d’assistance arraché par l’administration Biden en avril 2024 à la suite de concessions majeures et alors que Trump avait encouragé ses soutiens à voter contre, la majorité du soutien a été délivrée via l’usage du PDA, pour éviter de devoir à nouveau se confronter au vote du Congrès.
La place du Congrès dans l’élaboration des politiques d’assistance : Le Congrès est un acteur majeur du soutien à l’Ukraine, puisqu’il détient le pouvoir constitutionnel du vote du budget. Dans l’étude de l’assistance aux pays étrangers, c’est un acteur non négligeable dans la fabrique de la politique extérieure américaine. Les sous-comités des crédits qui couvrent les opérations étrangères et qui gèrent les budgets du département d’État et de l’assistance aux pays étrangers présentaient durant la décennie 2010 un réel consensus bipartisan. Donald Trump avait tenté de réduire le budget alloué à l’assistance internationale, sans succès. Cet échec souligne le consensus régnant au Capitole sur l’enjeu de l’assistance. Lors du premier mandat de Donald Trump, plusieurs chercheurs ont également étudié le rôle qu’ont joué les Républicains moins radicaux, caractéristiques de la vision de l’establishment, pour contrebalancer la politique de l’exécutif.
Depuis 2022, le Congrès a adopté cinq mesures de financements supplémentaires d’urgence pour faire face à l’agression russe. Malgré de nombreux débats, ce sujet a fait l’objet d’un certain consensus, avant un étiolement progressif, caractéristique des questions de politique extérieure américaine. C’est également le Congrès qui a relevé le plafond du PDA pour faire passer la limite des 100 millions de dollars par année fiscale à 11 milliards de dollars pour l’exercice 2022.
L’assistance américaine à l’Ukraine, notamment dans le domaine militaire, s’inscrit donc dans un cadre institutionnel complexe. En outre, la fermeture de l’USAID par l’exécutif invite à revenir au cadre juridique de la mise en place de l’agence. Du fait de sa prérogative constitutionnelle de vote du budget – incluant celui des opérations étrangères et donc de l’aide aux pays étrangers – le Congrès est un acteur majeur de l’étude du soutien à l’Ukraine. Il convient à présent de s’intéresser à la mise en œuvre de ces politiques d’assistance.
LE RÔLE DE L’ASSISTANCE DANS L’ACCOMPAGNEMENT STRATÉGIQUE
De la promotion de la démocratie à la promotion de la sécurité : Avant l’invasion de 2022, un soutien sécuritaire et militaire accru, au travers des trois grands programmes mentionnés plus haut, avait été délivré. Sous l’administration Obama, Washington s’était appuyé sur le commandement des forces des États-Unis en Europe (United States European Command) pour travailler avec l’Ukraine afin d’améliorer sa capacité à assurer sa propre défense. La garde nationale avait notamment dispensé une formation au matériel américain utilisé par l’OTAN, dans le cadre du State Partnership Program. L’objectif était de préparer le terrain pour une coopération à plus long terme en matière de défense, sans approuver le transfert d’armes. Ce dernier point fut revu par l’administration Trump en 2019.
Parallèlement, sur le plan humanitaire et politique, l’USAID avait accompagné les premières actions menées par l’Ukraine au début du conflit dans le Donbass. Dès 2014, le Bureau des initiatives de transition (Office of Transition Initiatives, OTI), rattaché au Bureau pour la prévention des conflits et la stabilisation, s’est implanté en Ukraine pour renforcer l’unité nationale et soutenir les réformes et la trajectoire euro-atlantique du pays. Bien que l’OTI ait implanté dans l’est du pays l’Ukraine Confidence Building Initiative avec pour but premier l’assistance aux citoyens ukrainiens et le renforcement du dialogue entre le gouvernement et la société civile, le rapport final du programme met l’accent sur la nécessité d’apaiser les tensions exacerbées dans le Donbass et le besoin de cohésion nationale pour éviter d’accroître la fragmentation de la société.
Dans les années 1990, l’assistance démocratique américaine était forte, mais l’annexion de la Crimée et le conflit du Donbass ont modifié les politiques d’assistance pour évoluer vers une aide plus orientée vers le volet sécuritaire et militaire. Ainsi, bien que l’assistance aux réformes démocratiques ait continué d’augmenter après 2014, cette augmentation est restée naturellement limitée par rapport au secteur de la sécurité, au vu de la situation. Toutefois, cette augmentation infirme l’idée que les fonds alloués au volet « démocratie » auraient diminué au profit de celui de la sécurité.
L’aide à l’Ukraine et la question de la conditionnalité politique : Il est fréquent que les politiques d’assistance soient assorties d’une forme de conditionnalité : les programmes étant à durée déterminée, leur prolongation est souvent soumise à des progrès tangibles dans des secteurs clés. Pour l’Ukraine, plusieurs prêts économiques, en 2014 par exemple, avaient été effectués sous réserve d’avancées notables en matière de gouvernance démocratique du pays et de lutte contre la corruption.
Depuis 2022, la conditionnalité politique de l’assistance est entrée dans une nouvelle phase. Certaines personnalités souhaitaient conditionner l’assistance militaire à l’Ukraine à son acceptation de négocier avec la Russie. C’est le cas de Keith Kellogg, choisi par Trump en 2024 pour devenir l’envoyé spécial pour la Russie et l’Ukraine. Général à la retraite, il a brièvement présidé le Conseil de sécurité nationale et le cabinet de politique étrangère de la Maison-Blanche, lors du premier mandat de Donald Trump. En avril 2024, il a publié un rapport sur la guerre en Ukraine avec l’America First Policy Institute, un cercle de réflexion proche de Trump. Kellogg écrivait, en plus de la conditionnalité de l’aide, que les États-Unis et d’autres partenaires de l’OTAN retarderaient l’adhésion de l’Ukraine à l’alliance pendant une période prolongée en échange d’un « accord global et vérifiable avec des garanties de sécurité ». Il a ajouté que l’Ukraine pouvait continuer à revendiquer sa pleine souveraineté sur le Donbass, mais qu’elle devait pouvoir la recouvrer par la voie diplomatique uniquement.
L’arrêt de l’aide militaire à l’Ukraine et du partage de renseignement entre les deux pays après la confrontation entre Volodymyr Zelensky, Donald Trump et J. D. Vance à Washington illustre bien le caractère conditionnel de l’assistance. Il aura fallu que Zelensky accepte les conditions d’un cessez-le-feu de 30 jours pour que l’aide militaire reprenne.
Pour conclure cette section, une perspective historique élargie de l’assistance américaine montre un accompagnement de l’Ukraine au niveau militaire et stratégique porté par l’USAID en complément des principaux programmes de coopération militaire. Ces différents partenariats sont encouragés par un ensemble d’acteurs à Washington qui agissent comme des leviers internes de la promotion du soutien à l’Ukraine.
LES RELAIS PRO-UKRAINE À WASHINGTON : LEVIERS DE PRESSION INTERNE
Après trois années de guerre ouverte, l’épuisement du soutien couplé à la victoire totale du Parti républicain lors des élections de 2024, avec la Maison-Blanche et les deux chambres du Congrès, la coopération avec l’aile trumpiste s’annonce des plus complexes, d’autant plus que la base modérée du Parti républicain, qui avait permis le consensus bipartisan sur la question de l’aide à l’Ukraine entre 2014 et 2022, s’est fortement étiolée. Il est fort probable que cette même base doive se rallier à la cause MAGA pour éviter toute purge. Les derniers sondages montrent aussi, d’un point de vue partisan, que cet épuisement touche également les Démocrates, qui sont désormais bien plus nombreux à souhaiter la fin de la guerre au plus vite, sans se préoccuper des éventuelles concessions territoriales de la part de l’Ukraine. Outre le fait de continuer à soutenir une assistance militaire, économique et humanitaire, l’enjeu crucial pour les partisans du soutien à l’Ukraine est que le pays regagne les territoires annexés par la Russie. L’objectif de cette section est de montrer que l’analyse du soutien américain à l’Ukraine fait émerger une galaxie d’acteurs implantés à Washington et en communication constante les uns avec les autres.
Le poids du lobbying : Le lobbying est une pratique institutionnalisée aux États-Unis, une constante de la vie politique américaine. Les actions sont conduites par une typologie d’acteurs variée : organisations de représentation de la diaspora ukrainienne, fondations, coalitions bipartisanes au Congrès, think tanks ou encore entreprises de lobbying.
L’Ukrainian Congress Committee of America (UCCA), et sa branche washingtonienne, l’Ukrainian National Information Service (UNIS), sont les principaux acteurs du lobby « ethnique » ukrainien. L’UNIS est le principal agent qui mobilise les adhérents à l’organisation et les citoyens résidant aux États-Unis. L’organisation fonctionne majoritairement selon un principe de mailing list décrivant les actions à mener pour encourager le Congrès et l’exécutif à se mobiliser en faveur de l’Ukraine. Ainsi, à l’occasion du sommet de l’OTAN de juillet 2024, le mail envoyé encourageait à contacter la Maison-Blanche et à « exhorter le président Biden à soutenir les aspirations de l’Ukraine à rejoindre l’alliance de sécurité transatlantique lors du 75e sommet de l’OTAN […]. La défense de cette question très importante aura une portée historique ». Un courrier type à envoyer était également déjà préparé, ainsi que des recommandations de hashtags et une infographie à mettre sur les réseaux sociaux. Le répertoire d’action de l’UNIS est donc ici celui du lobbying indirect, ou lobbying « par le bas ». Il peut toutefois être direct, entendu comme une rencontre organisée entre citoyens et membres du Congrès ou de l’administration ; l’UNIS et l’UCCA ont organisé les 24 et 25 février 2025 les « Ukrainian Days », un événement de plaidoyer qui visait à permettre à la communauté ukrainienne-américaine de rencontrer ses représentants élus, en particulier les nouveaux membres du 119e Congrès.
Bien qu’elle ne se présente pas comme une organisation de représentation de la diaspora ukrainienne, l’U.S.-Ukraine Foundation lève des fonds pour expédier des colis humanitaires en Ukraine. En outre, son travail relève du plaidoyer et de la mobilisation des acteurs politiques américains afin d’assurer la continuité du soutien. Ces activités sont majoritairement menées par le Friends of Ukraine Network (FOUN), une « coalition non partisane d’anciens ambassadeurs, d’experts politiques de premier plan et de professionnels de la sécurité internationale ». Le FOUN est organisé en task forces dont les deux principales sont celles intitulées « sécurité nationale » et, depuis 2022, « réimaginer, reconstruire et restaurer ». Parmi les membres, on notera, à titre d’exemples, Kurt Volker, l’ancien ambassadeur des États-Unis auprès de l’OTAN et ancien représentant spécial des États-Unis pour les négociations avec l’Ukraine, et John Herbst, ancien ambassadeur des États-Unis en Ukraine et directeur du centre Eurasie de l’Atlantic Council. Le FOUN propose des recommandations politiques par le biais de témoignages d’experts, de forums parrainés par le Congrès, de réunions avec des responsables clés de l’administration et du Congrès, de conférences de presse ou encore d’articles.
Ce réseau dépasse ainsi les frontières de la fondation. Certaines personnalités membres du FOUN sont également actives au sein de think tanks influents à Washington sur la question du soutien à l’Ukraine, comme le Center for European and Policy Analysis, dont Kurt Volker fait partie. Ce think tank démontre également l’aspect transnational des coalitions en faveur de l’Ukraine, puisqu’il regroupe des experts venus de différents pays, ainsi qu’une convergence des combats menés par plusieurs diasporas issues d’Europe de l’Est, notamment les États baltes ou la Pologne, face aux actions russes.
De plus, plusieurs grandes entreprises de lobbying, comme Hill & Knowlton, ont œuvré en faveur du soutien à l’Ukraine au nom de leurs clients. Les lobbyistes qui représentent les intérêts ukrainiens se sont heurtés à peu de portes closes depuis 2022. Leur adversaire, le lobby russe aux États-Unis, a presque disparu, les entreprises ayant rapidement abandonné leurs clients russes. Certains cabinets ont même réorienté leurs secteurs d’activités, comme Yorktown Solutions, dont les activités ont évolué du secteur de l’énergie à celui de la sécurité.
Un soutien continu, voire accru, nécessite également de gagner l’opinion publique. Une forme de lobbying indirect repose alors sur la mise en place d’un plan médiatique ou le « cadrage » (framing) spécifique d’une histoire pour modeler l’opinion publique. C’est particulièrement le cas des activités des cabinets de K Street. Actionner des leviers pour permettre à des officiels ukrainiens d’obtenir du temps d’antenne aux États-Unis est aussi l’apanage d’experts et anciens fonctionnaires, comme Michael McFaul, ancien ambassadeur des États-Unis en Russie et analyste pour NBC.
Les Caucus Ukraine au Congrès : Les acteurs mentionnés ci-dessus, bien que proches du Congrès, n’en restent pas moins extérieurs. De manière à exercer une mission de représentation des citoyens ukrainoaméricains et assurer l’adoption par le Congrès d’une législation favorable à l’Ukraine, un partenariat avec des membres de la Chambre des représentants et du Sénat est nécessaire. Le Congressional Ukraine Caucus, groupe parlementaire bipartisan, a été créé en 1997 à la chambre basse à l’initiative de Marcy Kaptur, la femme parlementaire ayant la plus longue carrière de l’histoire de la Chambre (élue depuis 1983). En 2015, son équivalent à la chambre haute – le Senate Ukraine Caucus – a été mis en place après l’annexion de la Crimée.
Concernant leur composition, certains noms majeurs du Congrès sont à noter, comme celui de Nancy Pelosi. Du côté du Sénat, on mentionnera Dick Durbin, ancien whip et membre du puissant Appropriations Committee, ainsi que la présence d’autres sénateurs aguerris et membres de comités dans lesquels l’Ukraine est régulièrement le sujet d’auditions, comme le comité pour les relations internationales et certains de ses sous-comités, notamment le sous-comité Europe, dont Jeanne Shaheen fait partie, et celui relatif aux activités du département d’État et de l’USAID, où siégeait Ben Cardin jusqu’à sa retraite prise à la fin de l’année 2024. Sans chercher ici à mesurer l’influence de ces caucus, la présence de personnalités majeures du Congrès aux postes clés du processus d’élaboration de la législation, du vote du budget, du contrôle des actions de l’exécutif, ou dans des comités dédiés à la politique étrangère américaine, doit être relevée.
Face au discours trumpiste prônant un désengagement américain des conflits et une réduction de l’assistance à l’Ukraine, les réseaux pro-Ukraine continuent de déployer leurs stratégies de sensibilisation de l’opinion publique, leur lobbying auprès des décideurs politiques et la diffusion d’analyses soulignant les implications stratégiques et morales du conflit pour l’ordre mondial. Ces efforts visent à insister sur le fait que l’assistance à l’Ukraine est non seulement un impératif moral, mais aussi un investissement dans la sécurité collective et la défense des valeurs démocratiques.
L’étude des acteurs du soutien à l’Ukraine démontre une porosité des frontières entre membres des caucus, des fondations et des think tanks aboutissant à une véritable circulation des acteurs. Malgré cette présence élargie, l’impact de ces acteurs endogènes reste limité, voire éclipsé, dans le cadre de l’Ukraine, par d’autres caucus ou lobbys plus puissants. De manière à assurer la continuité du soutien, ces acteurs n’encouragent pas seulement les activités de l’USAID mais également celles d’une myriade d’acteurs paragouvernementaux, non directement affiliés à l’État.
UNE ASSISTANCE PORTÉE PAR DES ACTEURS PARAGOUVERNEMENTAUX
Les partenariats public-privé : L’étude des programmes d’assistance américaine à l’Ukraine ne peut faire l’économie du rôle joué par les acteurs non étatiques. L’USAID contractualisait la plupart de ses activités financées par le Congrès à des ONG ou des entreprises privées, et est ainsi passée d’une agence opérationnelle à une agence de supervision des partenaires. Dans une note de janvier 2025, le service de recherche du Congrès mettait en avant la recherche par l’USAID d’une plus grande contribution des acteurs locaux à la conception des programmes. Ces acteurs locaux disposaient d’un réel pouvoir de décision concernant le financement et une marge de manœuvre non négligeable dans la mise en place des programmes. Bien plus qu’une simple externalisation des tâches, ces partenariats se caractérisaient par un processus de délégation de l’assistance à la société civile.
Pour illustrer ce processus et souligner son aspect stratégique, l’exemple de la lutte contre la désinformation est l’un des plus probants. En plus de certaines dispositions institutionnelles, comme la création, en 2016, du Global Engagement Center au sein du département d’État pour répondre à cet enjeu, des programmes d’assistance aux médias ont été parallèlement mis en place. Dans le cas ukrainien, le site internet StopFake.org, codirigé par l’ONG Media Reforms Center et l’Université Mohyla de Kyiv, est soutenu par Radio Free Europe/Radio Liberty, rattachée à l’United States Agency for Global Media (USAGM), l’agence américaine qui supervise les médias étatiques internationaux. Ces acteurs de la diplomatie publique ont notamment pour mission de promouvoir les valeurs américaines – voire occidentales – dans une perspective de lutte contre la Russie. La question de la nomination de Kari Lake à la tête de Voice of America et de Brent Bozel III pour diriger l’USAGM soulève l’hypothèse d’un changement de direction de Radio Free Europe/Radio Liberty. En effet, Lake avait notamment fortement critiqué les médias, les qualifiant de « monstres » qui méritent « de perdre leurs financements ». Quant à Bozel, il a fondé le Media Research Center, une organisation ayant pour but de contrer ce qu’il identifie comme les biais libéraux dans les médias et la culture. En subordonnant la diplomatie publique américaine à son agenda nationaliste, l’administration Trump II porte un nouveau coup au soft power des États-Unis, pouvant laisser la voie libre aux acteurs de l’influence russe, puisque l’un des objectifs de la diplomatie publique américaine était jusqu’alors de contrer cette influence.
L’USAID, dont la promotion des valeurs américaines fait un acteur de la diplomatie publique, coordonnait quant à elle le Media Program in Ukraine dont l’implantation sur le terrain était gérée par l’organisation Internews, spécialisée dans les questions de désinformation et d’éducation aux médias. Ainsi, l’enjeu de la lutte contre la désinformation en Ukraine doit aussi inclure les programmes menés par ces acteurs paragouvernementaux et non étatiques, dont les activités sont complémentaires de celles portées par l’administration.
Notons que cette délégation à des acteurs locaux intervenait également pour les fondations privées financées par le Congrès mais autonomes, comme le National Endowment for Democracy (NED), qui est également dans le viseur d’Elon Musk. L’une de ses branches historiques, le National Democratic Institute, pilote depuis 2019 le Disinformation Coordination Hub, une plateforme qui réunit une vingtaine d’organisations et initiatives ukrainiennes, pour développer des outils de fact-checking et améliorer l’éducation aux médias. Cet accent mis sur la lutte contre la désinformation est aussi visible au travers des publications du NED : citons le rapport de 2023 sur la protection de la démocratie par la lutte contre la désinformation russe et le renforcement de la société civile ukrainienne, qui revient sur plusieurs projets soutenus par le NED et ses branches dans ce domaine.
L’inclusion d’acteurs non étatiques dans les politiques d’assistance soulève la question de l’efficacité du recours à des partenaires. Plusieurs rapports du Government Accountability Office, l’auditeur des organes et programmes fédéraux, ont signalé les problèmes de coordination entre les acteurs. Le département d’État et l’USAID ne sont pas, par exemple, toujours au fait des programmes portés par le NED58. Des failles dans le suivi et l’évaluation des programmes délégués aux partenaires privés ont également été pointées du doigt59. Enfin, et ce notamment dans le domaine des médias, un rapport soulignait que le manque de clarté dans la chaîne hiérarchique et une communication limitée avaient entraîné une confusion quant aux responsabilités des différents acteurs et une duplication des programmes60.
« Smart power » et grande stratégie : L’assistance est en définitive un outil du smart power61 américain, combinaison habile de hard power, par le transfert d’armes, la formation des soldats ukrainiens ou encore le renforcement des capacités cyber, mais aussi de soft power, au travers des différents programmes d’assistance démocratique. L’évolution de l’assistance vers la formation de la société civile ukrainienne, notamment dans le domaine des médias face à la désinformation, met en évidence la volonté des États-Unis de miser sur l’empowerment des citoyens ukrainiens. L’enjeu est donc de donner davantage de pouvoir à la société civile ukrainienne pour en faire un acteur de premier plan dans la lutte contre l’influence russe. L’évolution de l’assistance démontre une mise en réseaux progressive de la politique américaine qui s’appuie sur de nombreux acteurs locaux dans la mise en place des programmes.
Sur le temps long, l’étude des différents acteurs privés partenaires de l’USAID montre la complémentarité des programmes qu’ils portent avec ceux de l’administration et le rôle que jouent les acteurs paragouvernementaux dans la défense des intérêts américains à l’étranger et la poursuite d’une certaine grande stratégie américaine, entendue comme approche à long terme visant à assurer la sécurité, la prospérité et la position hégémonique du pays dans le système international. Cette diplomatie paragouvernementale a continué d’opérer dans le contexte post-2022, en soutien à la diplomatie officielle. Alors que la guerre en Ukraine montre les limites de l’autonomie stratégique européenne, le travail des agences paragouvernementales permet aux États-Unis de rester présents sur le sol européen par le biais d’une implication non militaire et moins coûteuse.
UN CHANGEMENT DE PARADIGME AMORCÉ
Il est indéniable que les premières mesures de l’administration Trump II, notamment la fermeture de l’USAID, portent un coup significatif aux politiques d’assistance et au soft power américain. Sur le plan militaire, le retrait des États-Unis entraîne des répercussions importantes sur la guerre, se traduisant par une volonté européenne de faire front commun sur la question de la défense du continent et de pallier le désengagement américain. Concernant l’assistance économique et au développement, la Banque mondiale est un partenaire majeur, qui dispose de plusieurs mécanismes d’assistance directe via lesquels l’USAID a fait transiter ses fonds. Ces fonds sont soumis à différentes conditions suivant que l’assistance relève de financements multi-donateurs ou bien d’un accord bilatéral avec les États-Unis pour certains mécanismes. La poursuite du soutien américain via la Banque mondiale est encore floue.
La fermeture de l’USAID soulève la question de la réponse des acteurs impliqués dans le domaine de l’aide américaine, en particulier celle du législateur, puisque le pouvoir exécutif ne dispose pas toujours des ressorts institutionnels suffisants pour outrepasser les décisions du Congrès. Cette institution ayant un rôle majeur à jouer dans les politiques d’assistance, l’enjeu est davantage d’analyser les actions du législateur face aux mesures prises par l’administration Trump II, en particulier par les membres des commissions des crédits et des commissions des affaires étrangères de la Chambre et du Sénat. Les parlementaires pourraient choisir de demander à l’administration davantage d’informations sur ses actions par le biais de lettres ou d’auditions du Congrès. Ces activités de contrôle peuvent avoir un impact sur la manière dont les représentants et les sénateurs abordent non seulement l’USAID mais aussi le département d’État et tous les futurs programmes d’assistance dont les budgets seront revus à la hausse ou à la baisse de manière annuelle. Souvent laissé de côté, le département d’État est lui aussi un acteur crucial des politiques d’assistance, dont l’importance va désormais croître du fait de la fermeture de l’USAID. Il finançait déjà l’ambassade américaine à Kyiv et pilotait, notamment par le biais du Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor, de nombreux programmes d’assistance à la société civile.
L’administration Trump II a amorcé une véritable réorientation doctrinale concernant la question de l’aide américaine. L’idée de la promotion du libéralisme international, selon l’approche wilsonienne ou, d’un point de vue plus réaliste, celle de l’utilité stratégique en matière sécuritaire, sont actuellement balayées au profit d’un agenda nationaliste qui ébranle les acteurs de l’assistance. Sur le court terme, leur résilience est mince et dépend beaucoup des actions du Congrès, en particulier de celles des commissions mentionnées plus haut.
C’est au moment où la réponse du Congrès aux mesures de Trump est la plus cruciale qu’elle est aussi la plus incertaine. Les Républicains modérés font en effet face à la menace d’être mis au ban du Parti par les franges MAGA. La question est de savoir si certains de ces Républicains plus « traditionnels » continueront de s’aligner, comme sous le premier mandat de Trump, avec les Démocrates sur les questions de politique extérieure pour tenter de préserver l’héritage internationaliste dans lequel l’assistance s’inscrit. La Chambre sera un soutien majeur pour Trump – du moins jusqu’aux élections de mi-mandat de 2027 – mais le Sénat, qui compte davantage de Républicains « reaganiens » et engagés pour la défense des intérêts américains à l’étranger, pourrait agir comme un garde-fou des politiques de l’exécutif. Cette perspective est déjà illustrée par les prises de parole des sénateurs Roger Wicker, Mitch McConnell et Lindsay Graham, trois vétérans de la politique américaine engagés pour le maintien de la primauté des États-Unis sur la scène internationale et l’aide à l’Ukraine. Ils sont respectivement présidents de la commission des forces armées et des sous-commissions des crédits pour les dépenses militaires et civiles de politique étrangère ; le travail de ces puissants organes pourrait agir en contrepoids de l’administration. L’enjeu est, face à cette possibilité, de savoir à quel degré Trump continuera de faire pression sur le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, pour qu’il change la direction de certains comités en sa faveur, comme le comité sur le renseignement de la Chambre. Au début du mandat, Johnson a remplacé Mike Turner, un faucon qui a contesté Trump sur la politique ukrainienne, par Mike Crawford, un fervent défenseur MAGA qui s’est toujours opposé à la poursuite de l’assistance américaine à l’Ukraine. On voit ainsi l’imbrication entre politique intérieure et politique étrangère et l’importance des jeux institutionnels au Congrès dans la définition future de l’aide américaine.
En guise de conclusion, Gabriel PORC rappelle que depuis la signature du décret exécutif par Donald Trump le 20 janvier 2025, ordonnant la suspension temporaire de l’aide au développement et la fermeture progressive de l’USAID, les réactions institutionnelles se sont multipliées face au démantèlement autoritaire de l’appareil de soft power américain. Si Marco Rubio a été désigné pour superviser cette réorganisation, la légalité d’une dissolution totale de l’agence reste sujette à controverse. Plusieurs recours judiciaires, émanant d’acteurs de la société civile et d’États fédérés, ont été déposés, sans qu’une décision définitive ait encore été rendue à ce jour. Par ailleurs, le Congrès se trouve divisé : la Chambre, sous contrôle républicain, soutient majoritairement cette refonte, tandis qu’au Sénat, des figures influentes comme Roger Wicker et Lindsey Graham continuent de défendre un maintien minimal des outils d’assistance stratégique, notamment dans le dossier ukrainien. Ce contexte souligne l’importance cruciale des dynamiques législatives et judiciaires pour définir l’avenir de l’assistance américaine.
Pour terminer, la pause dans les programmes d’assistance et la fermeture de l’USAID font émerger le spectre d’une influence accrue des compétiteurs stratégiques des ÉtatsUnis, notamment la Russie et, surtout, la Chine, qui pourrait profiter du vide laissé par Washington pour nouer de nouveaux partenariats.
Synthèse de Fatou SENE