Dr Mathieu MÉRINO, Chercheur Afrique de l’Ouest/bande saharo-sahélienne à l’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole Militaire, a dans une note publiée par l’IRSEM, passé le peigne fin sur l’armée tchadienne. Intitulée « L’armée tchadienne est-elle encore une garantie de stabilité interne et régionale ? », la note questionne la capacité de la grande muette tchadienne à faire face aux défis sécuritaires dans la région. L’auteur souligne a rappelé que le Tchad, un pays pauvre enclavé au cœur du Sahel se trouve actuellement dans une situation complexe où sa stabilité interne et régionale est de plus en plus remise en question. Les tensions communautaires et religieuses, accentuées par une militarisation persistante de l’État, nourrissent des divisions sociales et politiques profondes. Malgré le décès d’Idriss Déby Itno en 2021 et l’installation d’une transition politique, le régime en place depuis les années 1990 a réussi à conserver le pouvoir, notamment grâce au soutien militaire et à des alliances internationales stratégiques. Toutefois, le maintien d’un régime militaro-civil à Ndjamena s’est fait au détriment de la sincérité des processus électoraux et de la cohésion nationale. À long terme, la faiblesse de la transition démocratique, combinée à une instabilité croissante due aux conflits internes et aux pressions extérieures, pourrait éroder la position du Tchad comme acteur de stabilité dans la région, mettant de ce fait en péril son rôle de puissance régionale en Afrique centrale et sahélienne.
Dr Mathieu MÉRINO souligne d’emblée que le boom démographique en cours sur le continent africain va entraîner le doublement de sa population d’ici 2080. Malgré un essor économique qui la place, en 2023/2024, au deuxième rang mondial des régions à la croissance la plus rapide, l’Afrique restera néanmoins, au cours des prochaines décennies, une zone de pauvreté endémique et d’inégalités sociales. Ces dynamiques démographiques et économiques contraires expliquent pourquoi l’Afrique devrait être largement confrontée à des défis de sécurité majeurs, que la fragilité des États et les menaces transnationales (terrorisme, criminalité, piraterie, etc.) viendront accroître. Dans ce contexte globalement dangereux, les rivalités interétatiques qui génèrent d’importantes tensions et plusieurs affrontements dans la région des Grands Lacs et dans la Corne de l’Afrique, constituent des facteurs aggravants d’une situation déjà problématique. Enfin, la concurrence de plus en plus exacerbée entre puissances mondiales et régionales pour l’accès aux ressources minérales et énergétiques, associée à une militarisation croissante des régimes en place, devrait alimenter de nouveaux conflits.
Dans ce paysage sécuritaire africain globalement dégradé, l’actuelle trajectoire politique du Tchad peut surprendre. Pays pauvre enclavé au cœur du Sahel, entouré d’États instables – la Libye post-Mouammar Kadhafi au nord, la République centrafricaine toujours en proie à la violence des groupes armés au sud, le Nigeria aux prises avec Boko Haram, le Niger englué dans sa lutte contre le djihadisme à l’ouest, et enfin le Soudan à l’est ravagé par une guerre civile sans fin – le Tchad est en effet confronté à un contexte humanitaire difficile caractérisé par un grand nombre de réfugiés et de déplacés. Il subit en outre les impacts du réchauffement climatique, notamment la désertification, qui risque dans les prochaines années d’affecter gravement les moyens de subsistance de la population et de saper le développement économique du pays. Enfin, l’instabilité politique, inscrite dans « sa stato-génèse » depuis le renversement du président tchadien Ngarta Tombalbaye le 13 avril 1975, a érigé la lutte armée en mode « naturel » d’accès au pouvoir, et ce en dépit du rétablissement des processus électoraux en 1996.
Depuis la disparition brutale du Maréchal-président Idriss Déby Itno en avril 2021, le
Tchad est à nouveau entré dans une phase d’incertitude. Certes, la transition menée par le fils du président disparu, Mahamat Idriss Déby, a finalement conduit à son élection à la magistrature suprême et permis ainsi de clôturer la première phase du retour à l’ordre constitutionnel ; néanmoins, le manque de crédibilité de l’élection présidentielle du 6 mai 2024 et le contexte politique interne toujours agité amènent à s’interroger sur les luttes de pouvoir à venir, particulièrement dans la perspective des prochaines élections législatives. Plus largement, il est permis de se poser la question de la stabilité de ce régime où l’armée n’a jamais été aussi puissante. La situation au Sahel suscite des préoccupations légitimes quant à un risque de déstabilisation similaire au Tchad, où des alliances complexes se forment avec divers acteurs régionaux et internationaux. Cela pourrait provoquer des tensions internes et compromettre la sécurité régionale à long terme.
Notons que deux dynamiques importantes sont à prendre en compte lorsque nous abordons la question de la stabilité du Tchad. Tout d’abord, le régime doit faire face à la montée inédite d’une nouvelle force d’opposition articulée autour d’un jeune leader politique, Succès Masra, et de son mouvement Les Transformateurs qui s’appuie sur une jeunesse toujours plus nombreuse, plus désespérée et plus contestataire. Ensuite, le fossé ne cesse de se creuser entre les populations du Tchad. La réconciliation nationale entre les différentes communautés qui composent le pays, attendue depuis la présidence du général Félix Malloum (1975-1979), n’a jamais abouti et les idées sécessionnistes dans les provinces du sud n’ont jamais été aussi fortes. Finalement, il convient de se demander si cette stabilité interne encore loin d’être acquise ne va pas affecter la capacité du Tchad à rester la puissance régionale d’Afrique centrale qu’il prétend être depuis le début des années 2010. Une chose paraît sûre : de par sa position géographique au centre d’une sous-région déstabilisée et de par son engagement (passé et actuel) dans plusieurs opérations extérieures, notamment au Mali ou en Centrafrique, ce pays occupe une position stratégique dans l’architecture sécuritaire africaine et demeure un acteur important d’une politique de paix continentale.
LA MILITARISATION DE L’ÉTAT : UN FACTEUR D’INSTABILITÉ
Regardée de l’extérieur comme une force pacificatrice, notamment dans la sous-région sahélienne, l’armée tchadienne se situe, en fait, au centre des difficultés du pays. Elle est le principal pilier du régime depuis la présidence d’Hissène Habré (1982-1990) et reste aujourd’hui présente dans toutes les strates de la société. Consciente qu’une véritable démocratisation des institutions pourrait lui faire perdre ses privilèges, notamment sur le plan économique, l’armée participe au verrouillage du champ politique et constitue aujourd’hui, avec la corruption de la classe politique tchadienne, l’un des principaux obstacles à toute alternance politique. Dans ce contexte, aucun changement ne peut s’envisager sans une refondation de l’armée et, au-delà, sans une reconversion de la classe sociale des « combattants », c’est-à-dire de « ceux qui, au Tchad, vivent par les armes ».
Une armée au cœur du pouvoir politique
L’armée nationale tchadienne (ANT), créée par ordonnance en mai 1961, est au centre de la vie politique depuis le coup d’État du 13 avril 1975 et à l’origine des principales crises politiques depuis lors. En effet, l’ANT est utilisée par différents acteurs, politiques et militaires, à la fois comme un instrument de captation du pouvoir mais aussi comme un levier de sa conservation. Cela explique pourquoi, au fil des années, elle s’est muée en cette force hétéroclite, en perpétuelle mutation au gré des alliances passées par les différents régimes qui se sont succédé à la tête du pays, et pourquoi sa trajectoire historique est indissociable de la construction de l’État moderne au Tchad.
Aujourd’hui, l’armée tchadienne ne présente pas les caractéristiques d’une armée nationale et encore moins celles d’une armée républicaine. La manière dont elle s’est constituée par le ralliement et l’intégration successifs de différents groupes politico-militaires, sans respect de principes ou de règles bien établis, explique pour partie son hétérogénéité et parfois son indiscipline. L’armée tchadienne manque de cohésion ; elle est organisée sur des bases communautaires. Ainsi, les troupes d’élite sont généralement dirigées par des membres de la communauté des deux derniers présidents (Idriss Déby Itno et Mahamat Idriss Déby), à savoir les Zaghawa. Au-delà, c’est le partenariat Zaghawa-Gorane-Arabe qui verrouille actuellement l’appareil militaire tchadien. L’ANT est donc traversée par d’importantes lignes de fracture, dont un fossé entre les troupes d’élite, généralement mieux équipées et bien rémunérées, et le reste des hommes, nettement moins bien considérés par le pouvoir. Cette inégalité de traitement alimente un fort sentiment d’injustice au sein de l’armée et nourrit d’importantes frustrations. Par ailleurs, le mode de fonctionnement ethnique de l’armée se ressent également en dehors des casernes. Les relations entre l’armée et les citoyens tchadiens sont complexes, voire ambivalentes. Si l’ANT est le plus souvent perçue comme un garant de la sécurité dans les zones à forte insécurité (régions autour du lac Tchad ou bien encore dans le nord du pays), dans d’autres régions, particulièrement au sud, sa présence est en revanche vécue comme intrusive. L’armée participe alors objectivement à l’affaiblissement de la cohésion sociale et de l’unité nationale.
Le nouveau pouvoir à Ndjamena, pourtant parfaitement conscient de cette situation, n’a pas remis en cause cette omniprésence de l’armée au sein de l’État tchadien, bien au contraire. Tout d’abord, l’ANT est restée le centre du pouvoir durant la transition. Le Conseil national de transition (CNT), mis en place après la disparition d’Idriss Déby Itno, a rapidement adopté un nouveau statut général des forces de défense et de sécurité, qui répond en grande partie aux revendications salariales des officiers ainsi qu’au mécontentement de nombreux soldats en panne de progression de carrière. Ensuite, avec un effectif compris entre 65 000 et 75 000 hommes, l’armée est plus que jamais pléthorique, faisant du Tchad un des pays les plus militarisés d’Afrique. L’armée tchadienne se classe actuellement au 10e rang en Afrique, juste après l’Afrique du Sud. L’ANT pèse de ce fait lourdement sur les finances publiques ; en constante progression, son budget est estimé entre 30 et 40 % du budget national selon les années, soit plus de 3 % du produit national brut. En réalité, c’est tout un système de clientélisme militaire qui existe au Tchad, où le « Big man » est un officier supérieur, qui préempte les postes rémunérateurs dans la fonction publique ainsi que les sociétés d’État et qui participe à la mise en coupe réglée des ressources budgétaires au détriment de toutes véritables politiques de développement du pays.
Le nouveau président de la République poursuit, depuis son arrivée au pouvoir, une large restructuration du haut commandement de l’armée. Après une série de nominations, de promotions et de mises à la retraite concernant plusieurs centaines de hauts gradés entre 2021 et 2023, il vient de procéder à une nouvelle vague de nominations/mutations qui traduit une volonté de reprise en main. Tous les plus hauts responsables de l’armée, de la police, de la gendarmerie nationale et de la garde nomade, à quelques exceptions près, ont à ce jour été remplacés. Le directeur général de la gendarmerie évincé de son poste, Ahmat Youssouf Mahamat Itno, est un cousin du président Mahamat Idriss Déby Itno. Il faisait partie des quinze généraux qui l’ont porté au pouvoir après la mort du Maréchalprésident. Renvoyé de son poste de directeur général de la police, Brahim Gorou Mahamat a longtemps été aide de camp du président avant d’être propulsé à la tête de la police nationale. Ces changements suivent le limogeage du ministre de la Sécurité, annoncé le 12 octobre dernier par la télévision d’État, et interviennent dans un contexte sécuritaire qui se détériore en raison de la situation sécuritaire au bord du lac Tchad ainsi que du contexte régional . En effet, plusieurs officiers supérieurs n’adhèrent pas à la position prise par le président dans la guerre du Soudan et à son appui aux Forces de soutien rapide (FSR) du général Hemedti, en guerre contre l’armée soudanaise depuis avril 2023. Dictée en partie par ses soutiens internationaux, dont les Émirats arabes unis, cette prise de position est difficile à comprendre au regard des liens historiques existants entre les communautés Zaghawa présentes au Tchad et au Soudan (notamment au Darfour) et de la position du Tchad pendant la guerre au Darfour (2003-2020). La communauté Zaghawa du Tchad alimentait alors en hommes et en armes le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE), puissant mouvement de rébellion contre Khartoum et les miliciens arabes armés par l’ancien président Omar Al Bashir (les Janjawids). Rappelons que le général Mohamed Hamdan Daglo, dit « Hemedti », l’un des deux protagonistes de la « guerre des généraux » actuelle, est originaire du Darfour et a commencé sa carrière militaire au sein de ces milices qui constituent l’ossature des FSR et qui combattent aujourd’hui l’armée soudanaise. Dans ce contexte, la composition ethnique du haut commandement militaire tchadien (importance des ethnies Zaghawa et Arabes) et la structure familiale du clan Déby doivent donc être considérées comme une fragilité au regard des combats qui se déroulent à Khartoum et au Darfour ; elles pourraient tout à fait alimenter de nouvelles fractures intra-tchadiennes y compris au sein de l’armée.
Une société militaire difficilement réformable
Après plus de soixante ans d’existence, l’armée a investi aujourd’hui l’ensemble des institutions politiques et toutes les strates de la société. Son influence dépasse la seule sphère de la défense et elle joue un rôle central dans la structure politique, sociale et économique du pays. L’armée n’est plus seulement un instrument de sécurité mais elle influence largement les décisions politiques et fait en sorte que la gouvernance du pays est entièrement centrée autour du seul principe de sécurité et sur la défense du régime. Elle est partie prenante aux différents gouvernements depuis 1975 et elle exerce une pression importante sur les acteurs politiques civils, empêchant tout fonctionnement démocratique des institutions et toute évolution politique du pays.
L’armée qui n’entend pas renoncer à son pouvoir poursuit la militarisation de la société tchadienne. Ainsi, la carrière militaire permet un accès direct aux postes décisionnels et aux positions lucratives de la fonction publique. L’ANT a depuis longtemps phagocyté l’administration, singulièrement l’administration territoriale, ce qui pose aujourd’hui d’insolubles problèmes de gestion du pays. Les postes de gouverneurs et de préfets sont le plus souvent occupés par des militaires ou des personnes proches de l’armée, ce qui explique que l’une des principales revendications de l’opposition depuis 2007, est que l’on procède à une « démilitarisation de l’administration ». L’armée est devenue un obstacle majeur à l’exercice d’une bonne administration publique, celle des territoires et des régions en particulier. Le drame de cette mainmise des militaires sur la société est que le Tchad est désormais considéré comme un pays de « guerriers » où les autres composantes sociales ne comptent plus. L’armée tchadienne ne laisse aucun espace à la société civile et cette situation amène certains Tchadiens à se demander à quoi servent encore les administrateurs formés chaque année à l’École nationale d’administration (ENA).
Dans ce contexte, toute réforme entraînant une démilitarisation de la société tchadienne paraît vaine. En effet, les cinquante dernières années ont montré que l’armée tchadienne était malheureusement irréformable, en tout cas par ceux-là mêmes qui la dirigent. Les tentatives de réforme ont pourtant été nombreuses et coûteuses depuis les années 1990. À l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby Itno, la réforme de l’armée était le dossier de coopération prioritaire avec la France. Tout était prévu mais la résistance des proches du président a fait échouer l’opération. La refondation de l’ANT a aussi été décidée à l’occasion des États généraux de l’armée tenus en 2005, à la suite d’une résolution issue de la conférence nationale souveraine de 1993. En 2010, le dossier de la réforme a été repris au travers de « l’opération contrôle de Moussoro » qui s’est conclue elle aussi par un échec, ce qui fait dire à de nombreux observateurs internationaux que « l’année 2011 marque la fin de l’illusion d’une armée nationale ». La question de la réforme de l’armée a été, une nouvelle fois, mise à l’ordre du jour lors des assises du dialogue national inclusif et souverain (DNIS), le 20 août 2022, en vue de la réforme constitutionnelle, mais elle est restée sans suite jusqu’à présent.
UNE FRAGMENTATION DE LA SOCIÉTÉ, SOURCE DE NOMBREUSES TENSIONS
Le dessin des frontières du Tchad oblige à un vivre ensemble des populations que tout sépare : l’histoire, la culture et la religion. Une centaine d’ethnies cohabitent actuellement dans le pays et les principales religions sont l’islam (55 % de la population), le christianisme (35 %) et les religions traditionnelles (10 %). Or, depuis cinquante ans, les autorités tchadiennes ont failli dans leur rôle de faire vivre l’idée nationale et de créer le sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Le fossé qui existait au lendemain de l’indépendance entre les communautés du Tchad, notamment entre un nord musulman et un sud chrétien, n’a fait que se creuser à la faveur des guerres civiles et de la militarisation de la société. De nos jours, et bien qu’elle ne soit pas figée, une fracture nord-sud façonne donc toujours le paysage politique tchadien. Elle constitue une donnée géopolitique incontournable et une clef de lecture pertinente pour comprendre les tensions existantes. Aussi, une fragmentation sociale et communautaire, de part et d’autre de la ligne de l’islam majoritaire, est actuellement à l’œuvre au Tchad, comme dans d’autres pays sahéliens, avec comme conséquence principale le renforcement de l’idée de sécession dans les provinces du sud.
La répétition d’épisodes politiques violents
Depuis les années 1980, le Tchad a été traversé par de nombreux conflits internes et diverses luttes pour le pouvoir. Cela en fait l’un des pays africains les plus affectés par les épisodes politiques violents. La guerre civile de 1979-1982, l’exode forcé vers le sud de près de 80 000 Ndjaménois et le remplacement des « sudistes » par des personnes originaires du nord du pays à la tête de l’État ont alors approfondi le fossé entre les citoyens tchadiens. Par la suite, sous la présidence d’Hissène Habré (1982-1990), le pays a connu l’un des régimes les plus répressifs de son histoire : la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), sa police politique, a mené des campagnes de répression violente contre ses opposants politiques et les groupes ethniques qu’il considérait comme des menaces, notamment les Sara et les populations du sud du pays. Des milliers de personnes ont été arrêtées, torturées ou exécutées, et des centaines de milliers d’autres ont été déplacées. Toutes ces violences ont ouvert une période de profonde méfiance et plongé le monde « sudiste » dans le doute et la crise.
L’une des caractéristiques de cet antagonisme profond entre populations du nord et du sud du pays, c’est qu’il est périodiquement réactualisé par des violences qui ravivent les plaies et approfondissent les divisions. L’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby en 1990 n’a rien changé malgré les promesses initiales de réformes démocratiques. Au lieu de la réconciliation attendue, la répression s’est poursuivie. Les trente-deux années du règne d’Idriss Déby ont été marquées par des conflits avec des groupes rebelles et des vagues de répression contre les opposants politiques et les critiques du régime. Les forces de sécurité ont été régulièrement utilisées pour disperser violemment des manifestations et réprimer toute contestation. Bien que caractérisées par une certaine stabilité, les années Déby ont été émaillées d’épisodes répressifs dirigés à la fois contre des rebelles, des leaders politiques et la société civile, perpétuant de facto un climat de peur et de répression étatique, particulièrement au sud du Tchad. Parmi ces épisodes violents, nous pouvons citer celui de 2008, lorsque des rebelles sont parvenus à entrer dans la capitale Ndjaména, entraînant une répression brutale qui a touché non seulement les insurgés mais aussi des civils. Plus généralement, les manifestations ont souvent été violemment dispersées, comme par exemple en 2016 lors des protestations contre la réélection controversée de Déby pour un cinquième mandat. Dernièrement, la répression des manifestations du 20 octobre 2022 peut évidemment être lue dans le contexte politique de la transition en cours, mais l’analyse du déroulement des faits, la liste nominative des victimes et la lecture qu’en font les acteurs eux-mêmes, montrent qu’elle s’inscrit clairement dans le long récit tragique des affrontements nord/sud.
L’aggravation des conflits agropastoraux
En plus de la violence « ordinaire » de l’État tchadien, on voit se développer depuis deux décennies au moins une autre forme de conflit, à savoir les conflits agropastoraux. Ces derniers se sont multipliés et aggravés au fil des ans, devenant un phénomène récurrent et meurtrier, particulièrement dans le centre et le sud du pays. Entre 2021 et début 2024, durant la période de transition politique, plus de 100 affrontements ont ainsi été enregistrés, causant plus de 1 000 morts et près de 2 000 blessés. Ces violences, alimentées par des rivalités anciennes, résultent de la tension croissante entre les éleveurs et les agriculteurs, deux groupes socio-économiques essentiels à l’économie tchadienne. L’évolution des systèmes de production agricoles et pastoraux, sur fond des dégradations liées au changement climatique, a transformé les protagonistes, la nature et la localisation de ces conflits, qui ne se limitent plus aux axes traditionnels de transhumance mais touchent désormais de nouvelles régions. Cette escalade représente une menace sérieuse pour la sécurité nationale et renforce la perception d’un clivage entre le nord et le sud du pays.
En l’espace de cinquante ans, les éleveurs nomades ont été contraints de descendre de la zone sahélienne vers la zone soudanaise, avançant de 250 kilomètres vers le sud. Cette migration forcée par la désertification a considérablement étendu les zones de friction entre pasteurs et agriculteurs, rendant les conflits plus fréquents et plus dispersés géographiquement. Ce qui était autrefois une question de partage des terres est devenu une véritable compétition pour le contrôle de l’espace, renforçant les tensions entre les communautés. Cette lutte pour des terres plus fertiles et les ressources en eau continue de creuser un fossé entre les populations du nord, principalement pastorales, et celles du sud, majoritairement agricoles.
De plus, la transformation de l’économie de l’élevage a également amplifié les tensions. Traditionnellement fondé sur une gestion familiale ou clanique, l’élevage nomade a évolué vers un élevage permanent, s’installant durablement dans le centre et le sud du pays. En effet, ce secteur connaît actuellement une expansion spectaculaire, avec environ 30 millions de bovins en 2022, représentant 35 % des recettes d’exportation. Par ailleurs, des acteurs puissants, comme les généraux « nordistes » et les grands commerçants musulmans, investissent massivement dans le cheptel, qu’ils confient à des bouviers armés, souvent équipés d’armes de guerre. L’insertion de l’élevage dans l’économie monétaire et la gestion de ces conflits par les gouverneurs, préfets et commandants militaires, qui penchent souvent en faveur des éleveurs, aggravent les tensions locales. En l’absence de régulation efficace et sans l’arbitrage traditionnel des autorités coutumières, ces conflits dégénèrent fréquemment en affrontements violents, renforçant l’instabilité locale et nationale.
Les signes de faillite de la cohésion nationale tchadienne
Parmi les facteurs structurels ayant approfondi le fossé entre les communautés figure la montée du fondamentalisme islamique. En effet, les tensions liées à l’apparition d’un radicalisme religieux au Tchad remontent au début des années 1990, avec l’arrivée des troupes d’Idriss Déby venues du Soudan alors sous la forte influence de l’idéologie islamiste de Hassan el Turabi. À cela s’est ajouté, au fil du temps, le retour de nombreux commerçants, Kreda notamment, ayant séjourné dans des pays du golfe Persique comme les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, où ils ont subi l’influence de l’islam salafiste. Ces dynamiques se sont traduites par une multiplication des mosquées, la visibilité accrue des femmes portant le long voile noir ainsi que l’activisme de diverses organisations non gouvernementales et autres associations islamistes. Des imams ont même été remplacés dans certaines mosquées, provoquant des tensions au sein des communautés musulmanes et dégradant les relations avec les chrétiens.
L’extension de l’islam dans le sud du pays ajoute une autre dimension à ces tensions. Cette progression est en grande partie due à l’installation croissante de « nordistes » dans les villes du sud, plutôt qu’à une véritable conversion des populations locales. On estime que le nombre de musulmans dans le sud varie entre 10 et 20 %. Face à cette montée de l’islamisme, une résistance des chrétiens majoritaires s’est installée et les relations interconfessionnelles s’en ressentent. Ainsi, les tensions sont nombreuses au niveau local, notamment lors de l’édification de mosquées, la création d’écoles religieuses ou encore de medersas (écoles théologiques musulmanes). Ces tensions religieuses se répercutent également sur les relations entre les responsables religieux au niveau national. Lors des dernières élections de mai 2024, il est devenu de plus en plus difficile de réunir les autorités religieuses chrétiennes et musulmanes, les divergences entre les deux communautés étant de plus en plus marquées. La publication de communiqués conjoints ou l’organisation de réunions communes entre leaders religieux est même devenue quelquefois impossible, signe de la polarisation croissante du paysage religieux tchadien.
Dans ce contexte de verrouillage du système politique tchadien, combiné à l’aggravation des clivages religieux et communautaires, une transformation profonde des comportements sociaux et des représentations culturelles est à l’œuvre. Dans les villes, en particulier, un mouvement à la fois souterrain et puissant émerge, créant une identité « sudiste urbaine » en opposition au pouvoir en place et à la communauté musulmane. Cette identité se nourrirait des confrontations quotidiennes et des tensions qui traversent les différents lieux de la vie urbaine : les écoles, les marchés, les transports en commun, les entreprises, etc. Les enjeux liés à l’utilisation de la langue arabe, à la consommation d’alcool, à la division du travail au sein de l’administration ou encore à la recherche d’emploi polarisent cette dynamique. Les « sudistes urbains », marginalisés dans la plupart des secteurs économiques et politiques, expriment de plus en plus leur frustration face à une société perçue comme déséquilibrée en faveur des « nordistes », alimentant ainsi un véritable ressentiment collectif à leur égard. Cette situation est particulièrement mal vécue par les jeunes sudistes, qui sont confrontés à un quotidien marqué par l’injustice. Par exemple, dans les écoles et universités, certains élèves et étudiants, issus des élites nordistes, font valoir leur position pour exercer des pressions sur le corps enseignant composé en grande majorité de « sudistes » afin d’obtenir des avantages (obtention de notes favorables, délivrance de diplômes de complaisance, etc.), allant jusqu’à utiliser la corruption ou la violence. Ces comportements, loin d’être sanctionnés par les autorités, sont souvent excusés sous le prétexte de la « géopolitique », un système informel de discrimination positive qui favorise les « nordistes » et exacerbe les tensions au sein de la jeunesse.
Les antagonismes nord/sud se retrouvent aussi au sein de l’administration publique. Les « sudistes » y sont, depuis plus de quatre décennies, tenus à l’écart des postes présentant quelque intérêt stratégique ou financier (armée, douane, diplomatie, administration territoriale) et condamnés à fournir les gros bataillons de la petite fonction publique (instituteurs, infirmiers et policiers). Ces situations sont vécues comme un véritable « apartheid social » et conduisent à la mise en œuvre de comportements nouveaux. Ainsi, confrontés à la disparition des débouchés de la fonction publique, les jeunes « sudistes » instruits se tournent vers des alternatives, comme les Églises, les organisations non gouvernementales (ONG), la presse ou les projets internationaux. Ces secteurs deviennent des refuges pour une jeunesse qui, incapable de progresser dans les structures de l’État, cultive une idéologie d’opposition marquée par un rejet de l’arabe, une identification forte avec le christianisme et des revendications politiques telles que le fédéralisme, le panafricanisme ou encore le rejet de la France. Le port de vêtements européens et la fréquentation assidue des Églises sont autant de marqueurs d’une identité sudiste distincte qui se structure aussi autour de la contestation sociale et politique. Cette génération de jeunes urbains « sudistes » s’affirme de plus en plus, tant dans la rue que dans les arènes politiques, réclamant une reconnaissance de leurs droits et une répartition plus équitable des opportunités au Tchad.
Finalement, l’apparition de cette identité « sudiste urbaine » est un révélateur des dynamiques profondes qui traversent la société tchadienne. Elle permet de mieux comprendre sous quelle forme s’effectue la radicalisation de la jeunesse et accessoirement le fulgurant succès du parti Les Transformateurs et de Succès Masra au cours de ces dernières années. D’autant plus que le verrouillage systématique de tout processus de démocratisation dans le pays contribue alors à fédérer cette jeunesse. D’ailleurs, et comme le rappelle Gérard Gerold, « le qualificatif de “sudiste” ne traduit plus tant l’origine géographique de ces personnes, mais bien leur positionnement personnel dans la société tchadienne, c’est-à-dire en opposition à la marginalisation et aux injustices qu’ils subissent et dont ils rendent responsable un pouvoir militaire et musulman ».
L’ABSENCE DE RÉELLE TRANSITION DÉMOCRATIQUE
Près de trente-cinq ans après la fin de la guerre froide et le début des transitions démocratiques en Afrique, les élections y sont toujours, pour des raisons objectives et politiques, très difficiles à organiser et les résultats électoraux continuent à être contestés. Les événements survenus au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger mais aussi les crises politiques persistantes comme en République démocratique du Congo ou en République centrafricaine attestent de la centralité du problème électoral sur le continent. En fait, la récente généralisation des processus électoraux n’a pas nécessairement contribué à une consolidation de la démocratie. Ceux-ci n’ont été, dans certains cas, qu’une façade permettant le maintien au pouvoir d’élites politiques qui changent parfois de discours mais rarement de gouvernance. Le Tchad ne fait pas exception et, depuis l’arrivée d’Idriss Déby Itno au pouvoir au début des années 1990, le pays n’a jamais connu de véritable transition démocratique malgré l’organisation de près d’une dizaine de processus référendaires et électoraux, le maintien du « système Déby » étant alors garanti par l’armée.
Un processus électoral une nouvelle fois verrouillé
Le décès brutal du Maréchal-président, juste après sa réélection pour un sixième mandat consécutif en avril 2021, avait ouvert une période de transition inédite au Tchad, suscitant de nombreux espoirs, notamment autour d’une réconciliation nationale et d’une nouvelle constitution. En effet, pour la seconde fois depuis la Conférence nationale de 1993, les Tchadiens avaient la possibilité de redéfinir leur avenir commun et de sceller un nouveau contrat social. Toutefois, le Dialogue national inclusif et souverain, organisé dans la seconde moitié de l’année 2022, a rapidement démontré ses limites et la difficulté de créer un nouveau pacte national. Les débats ont été largement orientés par les membres du régime (prolongation de la transition de deux ans, éligibilité des membres de la transition, etc.) et certains sujets clefs ont même été évincés des débats, à l’image de celui sur le fédéralisme.
Par la suite, les élections référendaire et présidentielle de 2023-2024 ont, selon les ONG nationales et les experts internationaux, manqué de sincérité et d’authenticité démocratique. Dès l’élaboration du cadre juridique, le respect des règles et normes internationales en matière d’élection démocratique a été en partie ignoré (conventions internationales, chartes continentales, etc.). La mise à jour du fichier électoral n’a pas été inclusive ni transparente. Le processus a été marqué par une certaine violence politique et par une série de décisions le rendant opaque. Enfin, l’organisation logistique du scrutin présidentiel a été négligée et l’annonce officielle des résultats s’est accompagnée d’un déploiement militaire intensif durant plusieurs heures à l’échelle nationale, étouffant toute velléité pour l’opposition (Masra et son mouvement Les Transformateurs) d’en contester les résultats.
Plus généralement, les institutions clefs en charge des scrutins (Agence nationale de gestion des élections et Conseil constitutionnel) ont, une nouvelle fois, manqué d’indépendance ; dirigées par des membres proches du pouvoir, du parti présidentiel – le Mouvement patriotique du salut (MPS) – et du fils Déby (alors à la fois candidat et président du Conseil national de transition), elles ont surtout veillé à la sauvegarde du régime. Ainsi, et après trois années d’incertitudes institutionnelles et politiques, le Conseil constitutionnel tchadien a proclamé, au travers de sa décision du 19 mai 2024, le président de la transition, Mahamat Idriss Déby Itno, vainqueur de l’élection présidentielle. Ce dernier a finalement vu son pouvoir politique renforcé, profitant d’une maîtrise totale que son camp et l’armée exercent sur les institutions républicaines, y compris l’administration électorale.
Une confiscation du processus électoral porteuse d’instabilité
La confirmation d’un régime militaro-civil, articulé autour de l’armée ainsi que du MPS, pourrait laisser présager un retour à la « normale » au Tchad, c’est-à-dire à la situation d’avant le décès du Maréchal-président Déby. Toutefois, le référendum de 2023 et l’élection présidentielle de 2024 semblent plutôt s’inscrire dans la succession des coups d’État militaires intervenus depuis quelques années au Sahel et dans le changement de paradigme qu’ils impliquent.
Tout d’abord, une inquiétante tolérance semble désormais se répandre face aux échecs électoraux. Cette situation ne semble plus alarmer ni les dirigeants africains ni leurs soutiens internationaux, alors même que les récentes crises en Afrique soulignent un lien étroit entre l’effondrement des processus électoraux et l’émergence de régimes dictatoriaux, qu’ils soient militaires ou autres. Dans le cas du Tchad, la transition n’a ainsi bénéficié d’aucun garant international et les organisations internationales, habituellement actives dans les processus de transition en Afrique, n’y ont finalement joué qu’un rôle secondaire, se contentant de « prendre acte » à la suite de l’élection peu crédible de Mahamat Idriss Déby Itno. En fait, le pouvoir tchadien, profitant de la recomposition de l’ordre établi en Afrique et du nouveau contexte géopolitique qu’il entraîne, a bénéficié d’une réelle liberté de manœuvre pour mettre en œuvre son plan de succession. En effet, il a envoyé, tout au long de la transition, des messages clairs à ses alliés traditionnels que sont la France et les États-Unis. En se rapprochant de la Russie et de la Hongrie ou encore en renforçant son partenariat avec certaines monarchies du golfe Persique, le Tchad a ainsi exploité les rivalités internationales et s’est assuré une plus grande latitude dans sa gestion des affaires intérieures.
Ensuite, la volonté de changement et l’espoir suscité par les derniers scrutins ont laissé place, en particulier cette fois-ci, à une importante frustration au sein d’une partie de la société tchadienne. Il existe donc un risque de voir ces désillusions à répétition envers les institutions politiques « issues d’élections de façade », notamment au sein de la jeunesse, venir alimenter un peu plus la fragmentation du pays et fragiliser l’apparente stabilité du régime. Personne ne peut dire aujourd’hui si le calme qui règne à « l’ombre des armes à feu durera longtemps et partout ». L’annonce du boycott des prochaines élections législatives par les principales forces de l’opposition, qui estiment que les principes de sincérité et de transparence des opérations électorales ne sont pas réunis, souligne la fragilité des processus électoraux au Tchad et illustre comment toute mainmise sur un processus électoral peut affaiblir un régime, même autoritaire, en érodant sa légitimité et en minant la confiance populaire. D’autant plus qu’actuellement, il est courant de voir la jeunesse africaine communiquer et se mobiliser autour de « la dénonciation d’un impensé collectif par lequel l’Occident [dont les anciennes puissances coloniales comme la France] s’est posé en modèle universel alors qu’il a débouché, ici et là, sur la formation d’États de non-droit ». Dans ce contexte, il est important de souligner que les coups à répétition survenus au Burkina, au Mali et au Niger ont tous débouché sur un renversement des alliances diplomatiques et militaires de ces États. Or il n’est pas impossible que nous assistions, au cours des prochains mois, à un mouvement semblable au Tchad où, pour regagner le cœur de Tchadiens frustrés de leur victoire électorale et désillusionnés par cette succession dynastique qui ne dit pas son nom, le pouvoir pourrait actionner l’arme infaillible du « souverainisme » et de la « détestation de la France ».
En conclusion, Dr Mathieu MÉRINO dira que l’approche stratégique de la communauté internationale au Tchad peut se résumer, depuis fort longtemps, à la notion de « stabilité », interne et régionale, quitte à appuyer le régime en place quelle que soit sa nature. À l’aune du nouveau contexte géopolitique en Afrique, cette perspective comporte toutefois plusieurs limites et ne permet pas d’appréhender l’ensemble des dynamiques en cours. Le Tchad se trouve aujourd’hui à un carrefour critique marqué par des défis internes de fragmentation sociale, un verrouillage du champ politique et une militarisation de l’État, autant de facteurs qui fragilisent sa cohésion nationale et son avenir démocratique. En particulier, les divisions sociales et culturelles entre le nord et le sud, héritées de son histoire et accentuées par des décennies de militarisation et de conflits, empêchent la formation d’un véritable sentiment d’appartenance nationale. Cela contribue ainsi à accentuer la défiance populaire envers les institutions et à renforcer les idées sécessionnistes dans le sud du pays. L’armée tchadienne, perçue comme une force pacificatrice à l’extérieur, représente en réalité un obstacle majeur au changement interne, son pouvoir pesant lourdement sur le processus de démocratisation. Par ailleurs, situé au cœur d’une région troublée, le Tchad est confronté à une instabilité politique et économique exacerbée par un contexte sécuritaire régional fragile et un risque accru de crises humanitaires. Le Tchad reste certes un acteur stratégique dans la politique de sécurité régionale mais sa stabilité interne est devenue, plus que jamais, un enjeu crucial qui pourrait à terme affaiblir son rôle de puissance régionale.
Dans cet environnement complexe, les récents événements survenus au Sahel soulèvent des inquiétudes quant à la possibilité d’une répétition de cette dynamique au Tchad, où les mêmes causes tendent à produire les mêmes effets. La situation géopolitique actuelle, marquée par l’alliance croissante entre le Tchad, certaines factions soudanaises, la Russie ou encore les Émirats arabes unis, pose des défis majeurs à l’heure où les intérêts stratégiques des puissances étrangères se croisent dans la région. De plus, si la pérennisation d’un régime militaire à Ndjamena semble offrir une stabilité à court terme, elle ne garantit pas la préservation des alliances actuelles sur le long terme. Au contraire, cette approche pourrait engendrer des tensions internes et une légitimité contestée, entraînant des conséquences potentiellement néfastes pour la sécurité et le développement de toute la région.
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RUPTURE DES ACCORDS MILITAIRES AVEC PARIS : Les explications du président Mahamat Kaka Déby
Le premier décembre à Ndjiaména, le président Mahamat Idriss Déby Itno a fait une déclaration devant la presse pour donner des explications par rapport à la dénonciation des accords de défense avec Paris.
C’est avec une forte conviction et une immense responsabilité que je m’adresse à vous, ce soir, à la suite de l’annonce de la décision prise par le Gouvernement de la République du Tchad concernant la rupture de l’accord de coopération militaire entre notre pays et la France.
En effet, depuis plusieurs décennies, le Tchad et la France entretiennent une coopération dans plusieurs secteurs, notamment dans le domaine militaire. Cette rupture ne concerne que l’accord de coopération militaire dans sa configuration actuelle.
Cet accord avait été signé à une autre époque, avec d’autres acteurs de part et d’autre et dans un contexte tout aussi diffèrent. Il visait à répondre aux défis communs d’une autre conjoncture nationale, régionale et internationale.
Cependant, au fil du temps, cet accord est devenu obsolète. Complètement obsolète. Il ne correspondait plus, ni aux réalités sécuritaires, géopolitiques et stratégiques de notre temps, ni à nos attentes légitimes quant à la pleine expression de notre souveraineté.
De la même manière, il ne nous apporte aucune valeur ajoutée réelle sur le terrain militaire, où nous faisons face, seuls, à des défis variés et sérieux, notamment des attaques de dimension terroriste.
Des défis sécuritaires nationaux et régionaux devant lesquels, nos propres Forces de Défense et de Sécurité se sont illustrées par une vaillance jamais démentie et une détermination sans commune mesure.
Elles ont démontré et prouvé, à chaque fois que cela est nécessaire et partout où elles ont été déployées, qu’elles sont plus que capables de défendre l’intégrité de notre territoire et d’assurer la sécurité de nos concitoyens, voire contribuer efficacement à lutter contre le terrorisme à l’échelle régionale.
Désormais, elles sont appelées à intégrer la nouvelle donne issue de la rupture cet accord suranné, qui dans les faits concrets ne change absolument rien.
Au contraire, la rupture de cet accord doit engendrer au niveau de nos FDS plus de responsabilité, plus d’engagement et plus de concentration pour mieux défendre l’intégrité du Tchad et assurer la sécurité de ses citoyens.
– Compatriotes et Concitoyens ;
– Hommes des médias.
Cette décision n’a pas été prise de manière légère. Elle résulte d’une réflexion approfondie et d’une évaluation minutieuse.
Elle répond à un engagement pris devant le peuple tchadien, à travers mon projet de société ayant mis en exergue la promesse de bâtir des relations réciproques et équilibrées avec les pays frères et amis, dans un esprit d’indépendance et de respect de la souveraineté des États.
En tant qu’État souverain, fort de ses 66 ans de marche depuis la proclamation de la République, le Tchad est pleinement en droit, et même dans l’obligation, de définir librement ses relations internationales, de choisir les formes de coopération qu’il souhaite et de conduire sa politique de défense en fonction de ses priorités.
Nous avons ainsi décidé de mettre un terme à cette coopération militaire pour réorienter notre partenariat avec la France sur des domaines qui auront plus d’impact positif sur le quotidien de nos populations respectives.
En outre, Cette décision s’appuie sur plusieurs facteurs parmi lesquels je cite :
- Absence de réciprocité : La présence militaire française au Tchad ne se fonde pas sur une base réciproque. Le Tchad ne doit plus accepter aux autres ce qui ne lui est pas accepté par ces autres. C’est le sacré principe de réciprocité.
- Nécessité de réparation : Il est désormais primordial pour le Tchad de réparer les imperfections dans ses relations internationales. Choisir en toute Indépendance les formes et les partenaires de sa coopération internationale selon ses priorités nationales.
- Renforcement de nos capacités : cette rupture fait partie de notre volonté de bâtir une armée tchadienne en phase avec toutes ses responsabilités, plus autonome, plus engagée et plus responsable dans l’accomplissement de sa mission régalienne de défense de la patrie.
– Compatriotes et Concitoyens ;
– Hommes des médias.
Je tiens à préciser pour lever toute ambiguïté, que cette décision de rupture ne constitue, en aucun cas, un rejet de la coopération internationale ni une remise en question de nos relations diplomatiques avec la France.
Nous restons ouverts à des échanges constructifs avec l’ensemble de nos partenaires, y compris la France.
Et ce, dans le but d’établir de nouveaux cadres de coopération fondés sur les principes universels qui régissent les relations internationales.
Par ailleurs, nous réaffirmons notre ferme engagement à poursuivre la lutte contre le terrorisme et à œuvrer pour contribuer à la sécurité régionale, en étroite collaboration avec les pays voisins et toutes les nations qui partagent ces préoccupations.
Le Tchad continuera de jouer tout son rôle et d’occuper toute sa place au sein des initiatives de renforcement de la paix et de la sécurité sur le continent africain en particulier et à travers le monde en général.
Toutefois, notre priorité absolue reste la protection de notre peuple et de notre territoire.
Je vous invite, mesdames et messieurs, à appréhender cette décision dans son contexte approprié : il s’agit de renforcer notre souveraineté, de repenser nos relations internationales et d’assumer notre responsabilité dans l’édification d’une paix durable, tant au Tchad qu’au sein de notre région.
Nous continuerons à travailler avec tous les partenaires dans l’esprit de respect mutuel. Nous appelons nos alliés à soutenir notre démarche et à accompagner le Tchad dans la consolidation de ses capacités de défense et de sécurité.
Avant de conclure, le Gouvernement est instruit pour procéder à la mise en œuvre de cette décision en prenant attache avec la partie française.
Pour finir, Mesdames et Messieurs les Journalistes, cette rupture de l’accord de défense avec la France s’inscrit dans le cadre d’une réévaluation nécessaire de nos priorités stratégiques.
Le Tchad n’est nullement dans une logique de remplacement d’une puissance par une autre, encore moins dans une approche de « changement de maître ».
Notre pays croit avec foi en sa capacité de défendre son intégrité et assurer la sécurité de ses citoyens et leurs biens.
Cette décision constitue donc un acte souverain, mûrement réfléchi, entièrement assumé, visant à renforcer notre indépendance nationale et répondre à un engagement fort pris devant le peuple tchadien.
Je vous invite donc à porter ce message à la communauté nationale et internationale, dans un esprit de patriotisme et de professionnalisme.
Que Dieu vous bénisse !
Que Dieu bénisse le Tchad, pays de Toumaï, berceau de l’humanité !
SOURCE : Présidence du Tchad