REPORTAGE. En pleine guerre commerciale avec les États-Unis, Huawei se tourne vers l’Afrique. Plus qu’une alternative, un marché stratégique, notamment pour l’IA.
Étonnante Shanghai. Une ville relativement silencieuse ! Comment est ce possible ? Où sont les 20 millions de Shanghaïens ? Pourtant, il y a bien des embouteillages. L’explication : depuis plus d’une décennie, Shanghai mise sur les véhicules électriques, avec environ un tiers du parc automobile, des bus mais aussi de nombreux deux-roues électriques qui glissent sans bruit. Alors, quand l’Europe lance une enquête pour savoir si la Chine pratique des subventions pour inonder le marché européen de ses voitures électriques moins chères, effectivement le Vieux Continent a du souci à se faire. Ce n’est pas une mais plusieurs longueurs d’avance que les Chinois ont prises. L’avance technologique est évidente, tant en termes de batteries que de moteurs. Mais pas seulement, c’est toute la chaîne d’approvisionnement des matières premières nécessaires à la production des composants que les industriels automobiles chinois ont sécurisée, créant tout un écosystème.
Là où les rizières s’étalaient il y a 30 ans, les gratte-ciel brillent de tous leurs feux. Shanghai en met plein la vue. Cette énergie, ce pari sur l’innovation, la technologie, c’est aussi l’ADN d’une société comme Huawei.
Et pourtant, elle revient de loin. « Plus dures que le Covid, pour Huawei, ce sont les restrictions américaines. La société est toujours là, avec une légère croissance du chiffre d’affaires l’an dernier de 1 % après une chute sévère en 2021 », constate Edison Xie, vice-président du département communication de Huawei, en évoquant la « survie de Huawei ». Sur le marché du mobile, Huawei a subi une chute vertigineuse de 40 % il y a deux ans, puis de 11 % l’an dernier.
Comment a-t-elle pu résister ? Sa force, face aux restrictions qui lui interdisent d’utiliser toute technologie américaine dans ses téléphones, c’est la recherche et développement.
La recherche et développement dans un environnement bien pensé
Dans tous ses secteurs d’activité, elle mise sur la recherche et développement (R&D). Et encore plus aujourd’hui. La société, détenue par ses salariés, a même augmenté la part de son chiffre d’affaires consacrée à la R&D, de 10-15 à 25 %, soit un montant de 23,2 milliards de dollars en 2022. Les recrutements se poursuivent et Huawei compte aujourd’hui 20 000 employés à travers le monde, dont 55 % dans la R&D.
À Shanghai, dans un parc arboré, son centre de recherche dédié à la 5G s’étire tout en longueur – à l’inverse de la ville. La recherche en tant qu’équipementier réseau se concentre aujourd’hui sur l’amélioration des antennes 5G, la miniaturisation et l’amélioration des performances, notamment grâce à l’intelligence artificielle (IA), mais aussi sur les utilisations potentielles qui se déclinent aussi bien dans l’industrie, l’énergie, le transport, la domotique…
C’est certainement à Shenzhen, son siège, que la dimension est la plus impressionnante, avec un air de Silicon Valley. Outre le fait que Huawei est devenue une ville dans la ville, avec ses quartiers, ses logements, une station de métro, la marque à la fleur de lotus a inauguré en 2018 à Dongguan, à une heure de route, le campus Ox Horn. Édifiés en seulement quatre ans, sur une superficie de 1,4 million de mètres carrés, 12 ensembles architecturaux inspirés par des villes européennes (Bologne, Grenade, Paris, Bruges…) constituent la nouvelle vitrine de Huawei pour attirer les talents et les retenir. Sans oublier une bibliothèque immense (à l’image de l’ancienne BNF de Paris) qui abrite 110 000 livres. Dans ce campus, voulu par le fondateur du groupe, Ren Zhengfei, qui aime passionnément l’art et l’architecture européenne, travaillent 30 000 personnes.
L’intelligence pour accélérer en Afrique
Le géant de la tech se donne pour mission d’apporter des solutions capables de répondre aux besoins en calculs intensifs dans une ère pilotée par l’IA, et dans tous les secteurs d’activité. « L’IA est apparue dans différents secteurs économiques, transport, santé, industrie, amenant une plus grande efficacité. ChatGPT l’a formidablement popularisée pour l’utilisateur final. Nous sommes à un tournant dans la vie techno », se réjouit Colin Hu, président entreprise et cloud business group à Huawei Northern Africa.
Désormais, Huawei ne se présente plus comme un simple équipementier télécoms et fabricant de smartphones, mais se revendique comme un groupe capable de fournir des solutions et des propositions de services à travers des centres de data, des clouds, en combinant l’intelligence artificielle. L’objectif est de proposer des solutions digitales adaptées à chaque secteur industriel afin de les rendre plus performants. Et ce sont ces services-là que le géant de la tech veut proposer sur le continent africain. Bien sûr, les infrastructures liées aux télécommunications représentent aujourd’hui la part la plus importante du business de Huawei en Afrique, où elle est présente depuis plus de vingt ans. Pour autant, la marque à la fleur de lotus anticipe les besoins en services numériques intelligents de l’Afrique, dans la santé, l’éducation, les transports, la finance, l’agriculture et l’industrie… Par exemple, une entreprise minière en Afrique du Sud a opté pour un réseau 5G en local avec le déploiement de la technologie dite smart mining, qui permet de conduire des engins à distance. Elle développe un système comparable pour les terminaux portuaires.
stratégie à destination du continent africain
Même si le continent ne représente que 5 % du chiffre d’affaires du groupe, il n’est pas absent de sa stratégie. Croissance économique, jeunesse de sa population, croissance urbaine…, l’Afrique a du potentiel et des ressources. De bonnes raisons pour investir. « Ces jeunes Africains sont nos futurs clients et utilisateurs, les leaders de demain », fait observer Edison Xie.
À l’occasion de la Huawei Northern Africa Night, Terry He, président de Huawei Northern Africa (Afrique du Nord, de l’Ouest et centrale), a dévoilé les contours de la nouvelle stratégie de Huawei baptisée « Accélérer l’intelligence pour une nouvelle Afrique ». Cette nouvelle stratégie s’appuie sur l’accélération de l’usage de l’intelligence pour renforcer l’inclusion et améliorer la vie des populations en renforçant la couverture et la qualité des services, mais aussi de l’IA pour améliorer la gestion gouvernementale et le climat des affaires et pour améliorer l’efficacité opérationnelle et la productivité, notamment dans les principales industries africaines.
Des moyens vont être déployés : 430 millions de dollars sur cinq ans pour la région Northen Africa (28 pays). « Huawei investira 200 millions de dollars pour établir le premier nœud de cloud public de la région, offrant plus de 200 services de cloud », a précisé Terry He. Cette infrastructure sera installée en Égypte et couvrira toute la région, avec pour objectif d’accélérer le développement de tous les services numériques et intelligents. Ce sera le deuxième cloud du continent après celui de l’Afrique du Sud, lancé en 2018.
En ce qui concerne le développement de l’écosystème, « Huawei investira 200 millions de dollars pour soutenir 200 partenaires logiciels locaux et permettre à 1 300 partenaires de distribution d’en bénéficier », a-t-il précisé, avant d’annoncer aussi un investissement de 30 millions de dollars pour former 10 000 développeurs locaux et 100 000 talents numériques.
De nombreux usages
Le projet est lancé. Il sera disponible commercialement dans quelques mois, avec toutes sortes de logiciels nécessaires à la vie d’une entreprise comme les bases de données, les logiciels d’ERP (comptabilité), de gestion des ressources humaines mais aussi pour les jeux vidéo… Rapidement, la plateforme de services numériques devrait s’étoffer notamment grâce à une solution de « pay as you use » (paiement en fonction de l’utilisation) pour l’accès au cloud, comme c’est le cas de l’électricité et des solutions de paiement en monnaie locale.
« Cette possibilité lève un frein au développement du cloud bloqué par des questions de change du fait de la complexité de l’accès aux devises », commente Adnane ben Halima, Vice-Président en charge des relations publiques de Huawei Northern Africa.
Lever les freins
« La technologie est mature, ce qui change d’un pays à l’autre, ce sont les mentalités. La priorité au plus haut niveau de l’État est nécessaire pour que le digital puisse se développer rapidement », commente Colin Hu.
Il cite alors le cas de l’Éthiopie comme un bon exemple de pays engagé dans le digital, avec des projets développés dans l’agriculture, mais le plus marquant est certainement le « smart court » qui utilise l’IA dans les tribunaux pour retranscrire en temps réel les audiences menées en dialecte. Cela permet un énorme gain de temps et une documentation rapide. De plus, l’IA, qui connaît les lois locales, peut aussi être utilisée pour donner des suggestions aux juges. « L’IA peut avoir des avantages dans plusieurs domaines, mais, pour chaque pays, il faudra l’introduire d’abord dans le secteur qui aura un impact réel. Chaque pays a sa réalité, des domaines où il est plus développé. Par exemple, en Afrique de l’Est, où le paiement mobile est très développé, l’IA peut consolider cette dynamique. On ne peut pas tout faire en même temps, il faut choisir des priorités », détaille Adnane ben Halima.
Nouvel ordre commercial
Dans la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, face aussi à la frilosité des Européens, la Chine pousse ses pions vers des terres moins hostiles, voire beaucoup plus accueillantes. L’Afrique en est un bon exemple. « Les sanctions américaines à l’encontre de Huawei sont des critiques politiques et non techniques ou technologiques », défend Edison Xie. « Nous travaillons avec 1 500 opérateurs dans le monde. Nous respectons les processus de sécurité. […] Nous sommes la boîte la plus auditée au monde », ajoute-t-il.
D’autres batailles commerciales s’annoncent. Dans l’automobile, avec la voiture électrique et demain autonome, Huawei est sur les rangs, notamment avec Avatr et Aito et des modèles à faire pâlir la Tesla ! Un pays comme le Maroc, qui a déjà une expérience dans le domaine avec Renault, pourrait bien construire des voitures électriques chinoises et les exporter sur le marché européen.
Par notre envoyée spéciale à Shenzhen, Sylvie Rantrua (Le Point Afrique)