Le pays, qui s’apprête à produire ses énergies fossiles, se démène pour que cette nouvelle manne apporte de l’activité aux PME et du travail à la population chez Total insiste sur l’enjeu de former aussi les agents de l’administration. « C’est aussi important parce que c’est l’Etat, insiste-t-elle. En face il y a des équipes chevron- nées, internationales. Si on n’est pas un minimum armé, on va se noyer, ou alors on fera de la figuration, et ce n’est pas ce que veut l’Etat du Sénégal. » La Banque mondiale a ac- cordé au gouvernement un financement de 29 millions de dollars (près de 26,5 millions d’euros) pour l’aider à renforcer dans ce but ses institutions.
Nous voilà sous un hangar bordé de terre sableuse et de broussailles, à environ 50 kilomètres de Dakar :à priori, pas grand-chose à voir avec le gaz et le pétrole que le Sénégal ira bientôt puiser sous les eaux profondes de l’océan Atlantique. Dans le fracas et l’odeur du métal chauffé, des dizaines d’ouvriers manipulent de grands pans de tôle, sciés puis modelés selon la commande, tandis que d’autres, équipés de visières, soudent ces énormes pièces de métal, leur chalumeau projetant des geysers de paillettes rouges devant eux.
Thiaroye Travaux Industries (TTI) est une PME sénégalaise de chaudronnerie, qui fabrique et as- semble des conduits et autres objets métalliques, le plus souvent pour des cimenteries ou des centrales électriques. Mais entre 2020 et 2022, elle a exécuté un important contrat pour la Société africaine de raffinage, la raffinerie nationale, qui bénéficiait d’une rénovation et d’une extension en prévision du boom pétrolier dans lequel se projette le Sénégal.
Après des retards, ce pays d’Afrique de l’Ouest prévoit de lancer en juin la production du champ offshore de Sangomar (pétrole et gaz, piloté par l’australien Woodside), puis en août celle de Grand-Tortue Ahmeyim, dit « GTA » (gaz, opéré par le britannique BP), qu’il partage avec la Mauritanie. Les deux projets totalisent environ 230 mil- lions de barils et 15 milliards de pieds cubes, soit plus de 4,2 mil- liards de mètres cubes.
Chez TTI, le chantier a fait mon- ter le nombre d’employés à 300, contre 150 à 200 en temps normal, et totalisé 75 % du chiffre d’affaires sur sa période d’exécution (certes en pleine pandémie de Covid-19). « Nous avons pratiquement été les premiers à bénéficier des effets du pétrole/gaz au Sénégal, raconte Thierno Sène, qui a fondé l’entre- prise il y a vingt-trois ans. Ça nous a permis de mettre un pied dedans, de nous familiariser avec la façon de travailler, les exigences plus élevées. » TTI, qui, sur sa lancée, a postulé à d’autres appels d’offres, croit « forcément » à l’impact sur le long terme pour les PME locales.
« IL FAUT RÉUSSIR ÇA »
Gaz et pétrole s’affichent comme la promesse d’un bond en avant pour le Sénégal, réputé stable et en croissance mais peu industrialisé, vulnérable aux chocs climatiques et de plus en plus endetté. Sa croissance atteindra 8,3 % en 2024, selon le Fonds monétaire international, soit plus de deux fois plus que la moyenne subsaharienne. En cette année de démarrage, l’Etat compte sur 51 milliards de francs CFA (environ 77 millions d’euros) de revenus liés aux hydrocarbures. Des recettes promptes à mettre en sourdine, pour les dirigeants sénégalais, les appels des scientifiques à stopper les projets pétroliers face à l’urgence climatique.
Là n’est pas l’essentiel, insiste- t-on à Dakar, où l’on martèle deux mots : « Contenu local. » Soit la part de Sénégalais qui vont travailler, de près ou de loin, grâce à cette industrie nouvelle. « Le contenu local, c’est ce qui changera la donne de manière durable et significative. C’est la seule et unique solution pour qu’il y ait un impact sur le développement. Il faut absolument réussir ça », affirme Sahid Yallou, le directeur général de l’antenne nationale d’Ecobank, l’une des premières de la place. D’autres soulignent combien les emplois ont un impact direct, concret, sur la population, quand les revenus pétroliers sont soumis aux aléas de la bonne gouvernance. En Afrique et ailleurs, le secteur a souvent été critiqué pour sa tendance à bien plus enrichir les régimes et leurs élites, sans compter les majors, que les masses. L’opposant Ousmane Sonko, dont la corruption est le cheval de bataille, a d’ailleurs très tôt décrié les conditions d’attribution des contrats, dénonçant une « spoliation » des Sénégalais.
L’Etat affiche sa détermination à assurer ce ruissellement dans l’économie et veut s’ériger en modèle. En février 2019, peu après la décision finale d’investissement de GTA, et avant celle de Sangomar, il a fait voter une loi sur le contenu local. « Il y a eu une vraie volonté politique, en amont même de la production », affirme Mamadou Fall Kane, conseiller énergie du président de la République sénégalais, Macky Sall. Par le passé, souligne-t-il, beaucoup de pays pétroliers n’ont pas anticipé cet en- jeu, à l’instar du Nigeria – le géant pétrolier produit depuis les an- nées 1950 mais n’a adopté une loi sur le contenu local qu’en 2010.
- Fall Kane admet que, jusqu’ici, l’essentiel des investissements a été capté par des entreprises étrangères : cette phase d’amorçage était technique et gourmande en fonds. Pour GTA, l’exploration a été réalisée par BP, l’unité flottante de production, de stockage et de déchargement (FPSO) vient de Corée du Sud, celle de Sangomar de Chine…
« C’est une évidence : on n’a pas les capacités ici aujourd’hui. Ça prend des décennies. Vous ne pouvez pas décréter qu’il y a des Sénégalais qui peuvent bâtir mainte- nant un FPSO au port de Dakar», défend celui qui est également secrétaire permanent adjoint du Cos-Petrogaz, la structure de pilotage des projets pétroliers. En revanche, promet-il, une nouvelle phase s’ouvre. Pour garantir plus de place aux locaux, la loi a divisé les contrats de sous-traitance en catégories : exclusifs (réservés aux Sénégalais), mixtes (obligation de coentreprise) et non exclusifs.
Sur le port de Dakar, la Senegal Supply Base a bénéficié de la première catégorie. Formée d’un consortium d’entreprises locales qui se sont alliées pour l’appel d’offres, elle a décroché l’exclusivité de la manutention portuaire de l’offshore sénégalais. Le jour de notre visite, la société comptant 80 employés achève le déchargement d’un bateau ramenant des tubes de forage du site de Sangomar, tandis que des camions viennent lui livrer des caisses de matériel.
« S’il n’y avait pas eu cette loi sur le contenu local qui nous a permis d’exister, et qu’on s’était retrouvés en compétition avec des groupes internationaux qui font ça depuis déjà des dizaines d’années et qui sont habitués à contracter avec les sociétés pétrolières, cela aurait énormément diminué nos chan- ces », avance Amadou Kane, le di- recteur général de cette société qui réalise plusieurs millions de dollars » de chiffre d’affaires.
Autre exemple plus loin en ville, dans les locaux de Gorée Offshore Engineering. Cette petite entre- prise d’ingénierie a été créée en 2019 par un ingénieur sénégalais qui a travaillé dans les champs en mer du Nord, près d’Aberdeen, en Ecosse, et occupe une niche où la concurrence locale est peu développée. Gorée Offshore Engineering se félicite d’avoir décroché des contrats de design et de maintenance sur les deux blocs, pas uniquement sur des créneaux réservés aux Sénégalais « grâce à la particularité de [ses] services » et à l’expérience de son fondateur rentré au pays, loue son directeur financier, Amadou Diallo.
MASTER EN INGÉNIERIE
Ce dernier pointe un enjeu récurrent pour ces PME sénégalaises : obtenir les contrats est une chose, les délivrer localement en est une autre. Gorée Offshore, qui compte une quinzaine d’employés (ingénieurs, électriciens, etc.), est confronté au manque d’expertise locale sur certains métiers. En dé- but d’année, elle a dû faire venir du Ghana des cordistes (ces spécialistes capables de travailler tout en haut des plates-formes, à plu- sieurs dizaines de mètres de hauteur). Chez TTI, des soudeurs indonésiens ont été embauchés pour le chantier de la raffinerie. Jusque dans les services, on manque de banquiers et d’assureurs spécialisés dans les très pointilleux contrats pétroliers, ou encore de cuisiniers ou de médecins habilités à travailler sur les sites offshore.
C’est pour répondre à ces besoins que l’Etat a créé l’Institut national du pétrole et du gaz (INPG), chargé de délivrer des formations et des certificats d’aptitude – sésames incontournables dans un secteur aux exigences souvent comparées à celles de l’aéronautique. En attendant la construction d’un grand campus – avec équipements, hébergements et auditorium dans la ville nouvelle de Diamniadio – qui lui permettra d’étendre son offre, l’INPG se concentre sur un master en ingénierie pétrolière. « Nous en sommes à la troisième promotion (…), alors que nous n’avons pas encore vu une goutte de pétrole», se féli- cite la directrice de la formation, Annie-Flore Gbenou-Damas.
Au-delà du privé, cette ingénieure qui a passé quatorze ans chez Total insiste sur l’enjeu de former aussi les agents de l’administration. « C’est aussi important parce que c’est l’Etat, insiste-t-elle. En face il y a des équipes chevron- nées, internationales. Si on n’est pas un minimum armé, on va se noyer, ou alors on fera de la figuration, et ce n’est pas ce que veut l’Etat du Sénégal. » La Banque mondiale a ac- cordé au gouvernement un financement de 29 millions de dollars (près de 26,5 millions d’euros) pour l’aider à renforcer dans ce but ses institutions.
Les efforts seront-ils suffisants? Certains acteurs, bien qu’enthousiastes, mettent en avant des défaillances. Si la loi sur le contenu local s’applique pour sûr à Sangomar, les choses sont moins claires pour GTA, rendu plus complexe par la nécessaire coordination avec la Mauritanie. Chez le chaudronnier TTI, on note aussi que GTA et Sangomar sont principale- ment conçus pour l’export, or c’est en utilisant sur place le pétrole et le gaz qu’on pourra observer un véritable ruissellement dans l’économie, en construisant des unités de pétrochimie ou d’engrais qui utiliseront ces énergies.
« Ces usines-là, elles seront à terre, et elles engendreront beaucoup de travail », insiste Thierno Sène. L’usage local exclusif n’est envi- sagé que pour un troisième champ gazier, Yakaar-Teranga, qui est encore en développement – et dont BP, là aussi principal opérateur, vient de se retirer.
TTI construit, en partenariat avec l’INPG et le français Technip Energies, une école de soudeurs certifiés, l’un des métiers les plus en tension du secteur. M. Sène en est fier, mais il s’inquiète de l’appel d’air que la formation renforcée de la main-d’œuvre sénégalaise pourrait créer, comme c’est le cas dans la médecine. « L’Europe a besoin de soudeurs, donc, si l’Etat ne fait pas de réglementation, les gens seront formés et ils seront aussitôt partis ! », dit-il. SOURCE : LeMonde Marion DOUET