mai 15, 2024
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Sécurité

RÉFET BERNARD GÉRARD : Le renseignement français face au nouveau contexte international

Issu de l’École de la France d’outre-mer, ce qui lui vaudra d’administrer la décolonisation, notamment au Cameroun, le préfet Bernard Gérard (1932-2011) quitte l’administration au milieu des années 1960 pour conduire une carrière de chef d’entreprise en Afrique noire. Une dizaine d’années plus tard, il revient dans la préfectorale où il est successivement sous-préfet, préfet de département (Jura, Ain) et Haut-Commissaire de la République en Polynésie. De 1986 à 1990, il prend la tête la Direction de la surveillance du territoire (DST), le service français de contre-espionnage. Il y traversera une période cruciale, marquée par la décomposition de l’Empire soviétique. Il poursuit ensuite sa carrière comme préfet de région (Languedoc-Roussillon, Centre). Après avoir dirigé le cabinet du ministre de l’Intérieur jusqu’en 1997, il rejoint ensuite la société d’intelligence économique Intelynx, dont il deviendra administrateur.

Monsieur le préfet, vous étiez à la tête de la DST lors de la chute du mur de Berlin. Comment avez-vous perçu la désagrégation de l’URSS ? Quelles ont été ses conséquences sur l’activité des services français ?

Tout s’est passé comme si les services et les hommes politiques refusaient de regarder en face la dégénérescence en cours depuis plusieurs années en Union soviétique et d’accepter la réalité de son implosion. Qu’est ce qui a fait tomber le mur ? L’écho de la voix d’un pape meurtri ? Les écrits de Soljenytsine et autres bannis ? Ou, plus sûrement, l’effet corrosif de la relative libération de l’information introduit dans la glasnost ? Gorbatchev, pathétique, s’efforçait de sauver ce qui pouvait l’être, de restaurer l’image de l’URSS. Il n’était pas suicidaire. Il a tout tenté honnêtement face à la perplexité passive des grandes capitales occidentales.

Les barons du renseignement occidental contempleront, incrédules, l’éclatement du « grand » KGB, ennemi de trente ans, référence unanimement reconnue. Frustrés de voir contourné le leitmotiv « ne baissons pas la garde », ils n’anticiperont pas les nouvelles formes de menaces liées au déferlement chaotique du premier âge de la mondialisation, ni le frein brutal que connaîtra le terrorisme international, privé de soutien. Au début des années 1990, le nouvel environnement et les nouvelles menaces ont bousculé leur intelligence confinée. Frontières, cloisons et chicanes rassurantes sont tombées. Les alliés d’hier sont devenus les concurrents d’aujourd’hui. Les services de renseignement, privés de leur « tropisme soviétique », ont dû assimiler à marche forcée la nouvelle défense économique, la criminalisation de l’espace commercial, les dérives du cyberespace et la prévention des flux migratoires.

Cependant les services français – instruits par les affaires Farewell et Chaos computer club, désormais célèbres – et en contact permanent avec un important secteur technologique et industriel – auront une lecture rapide de l’évolution de « l’intelligence » et sauront appréhender les premiers signes de ce que seront les conséquences de la disparition de l’URSS. Dorénavant, les cibles technologiques et économiques s’ajoutent aux cibles traditionnelles militaires, le cercle des curieux s’élargit à nos amis les plus chers. L’intelligence, jusque-là exclusivité des spécialistes, s’impose aux entreprises civiles de haute technologie et de production de prestige, pour leur sécurité dans une compétition naissante.

L’adaptation des méthodes – et de la culture – du renseignement à la nouvelle donne de l’espace globalisé, à l’absence d’adversaires désignés, à la nécessité d’ouvrir des collaborations avec les ennemis d’hier, à l’obligatoire défiance à l’endroit des amis de toujours dans le challenge économique, sera délicate. Deux logiques, sources d’ambiguïté, s’imposent et s’opposent désormais : une collaboration contre les menaces internationales à initier et à élargir à l’Europe de l’Est ; et le « chacun pour soi » dans l’espace économique, scientifique et technique.

Comment voyez-vous la nouvelle compétition mondiale ?

La mondialisation brutale – prévisible mais non prévue – dans son premier âge, n’est pas un spectacle ni une calamité inventée par quelque deus ex machina. C’est un nouvel état du monde qui concerne tous les acteurs planétaires. C’est une mise à l’épreuve douloureuse, un grand défi lancé aux hommes et aux structures. C’est une compétition globale où l’économie se fonde sur les sciences, les technologies, la maîtrise de savoir-faire et les innovations. L’économie défie également le politique, désormais impliqué – s’il veut survivre – dans une mobilisation aux côtés des acteurs économiques, combattants de première ligne sur le grand marché.

Depuis 1989 sont ainsi apparus les premiers germes d’un autre affrontement : celui de l’économie et de la technologie. Le grand marché est une aire de compétition, de conquête et d’influence, ouvrant de nouvelles dominations, où l’ensemble des États ne partent pas à armes égales, où de nouveaux acteurs se profilent sur un avenir incertain de dérégulation. L’affrontement prend la forme d’une guerre d’influence sur un espace commercial incontrôlé et d’inégale valeur, entre hégémonies (Amérique du Nord) et exclusions (Afrique). Parallèlement, se répandent, venant de l’Est, hommes et services en rupture de ban, rompus aux « affaires ». Enfin se développent des trafics divers et nocifs, fait d’une internationale mafieuse spécialisée dans le blanchiment de l’argent sale, source de corruption.

La notion d’intérêts fondamentaux dans la compétition économique et technologique s’élargit. Elle va de la protection renforcée du patrimoine – véritable trésor de guerre des pays développés – à l’appui et au succès des entreprises sur le grand marché. Monte également en puissance l’arme stratégique de la recherche et du traitement de l’information, source essentielle d’innovation. Car l’information est le nerf de cette nouvelle compétition, grâce aux progrès foudroyants des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Ce sont là les trois piliers d’une nouvelle « défense » économique.

Quelles sont, selon vous, les nouvelles sphères d’intérêt des services dans le nouvel environnement international ?

Le nouveau rôle des services est directement lié aux nouvelles menaces. Celles-ci résultent des bouleversements induits par l’effondrement de l’URSS, le décloisonnement du monde et par l’extraordinaire développement des techniques et réseaux d’information et de communication. Cinq menaces « mondialisées » dominent le nouveau contexte :

– le risque nucléaire, à travers la prolifération, mais aussi en raison de certaines tensions conflictuelles, comme celle de l’Inde et du Pakistan ;

– l’émergence des risques cybernétiques (réseaux et internet) : désinformation, chantage, déstabilisation, délinquance, agression, criminalité. L’utilisation du cyberespace et des réseaux par le terrorisme international peut déboucher sur des actes à distance, visant des noeuds électroniques sensibles (énergie, santé, transports, monétique). De tels actes sont relativement aisés à réaliser (matériel réduit : micro-ordinateurs et modem) et il est très difficile de les contrer (difficulté de détection et filature) ;

– l’escalade maléfique (trafics nocifs, systèmes mafieux, blanchiment de l’argent sale et corruption) d’une nouvelle « internationale » du crime et de la fraude adossée aux réseaux informatiques ;

– l’intégrisme islamiste violent, moins organisation internationale structurée que dernière contestation brutale et totale d’une société mondiale mécréante et surtout dépravée. Il prend la relève du maoïsme des années 1980 ;

– les flux migratoires rapides (liés aux crises régionales) ou insidieux (lorsqu’on exclut un continent du développement économique).

Par ailleurs, si dans le nouveau conflit planétaire actuel, on rencontre en première ligne l’infanterie des PME-PMI et la force de frappe des grands groupes, les services de renseignement doivent être également concernés, ainsi que les échelons techniques d’interception électronique et satellitaire. Car la compétition débouche désormais sur une « info-guerre » pour l’accès à ce matériau stratégique qu’est le renseignement. En charge de la protection des intérêts fondamentaux (patrimoine scientifique, technique et industriel), les services sont responsables de la détection et du contrôle de cette menace (intérieure et extérieure) mondialisée. Leur adaptation à ce que l’on appelle « l’intelligence économique » n’est pas évidente. De ce côté-ci du channel, les responsables politiques, culturellement défiants à l’égard du renseignement hors des périodes graves, sont pour le moins troublés.

Que recouvre exactement pour vous le terme « intelligence économique » ?

Nos handicaps et travers culturels nous ont amenés à tourner indéfiniment autour du mot « intelligence économique », pour traduire l’adaptation stratégique à la mondialisation. Intelligence a toujours signifié « comprendre pour anticiper ou prévenir ». Le grand marché est une aire d’affrontement – entre entreprises mais aussi entre États et ensembles régionaux – scientifique, industriel, commercial, social et culturel où l’influence économique prime. Le premier matériau stratégique est le renseignement, information validée parmi l’abondance et l’insécurité des réseaux. Retenons donc ce terme « d’intelligence économique » même si « intelligence compétitive » me paraît plus réaliste, mais à la condition de ne pas réserver l’expression à la seule stratégie des entreprises et de l’élargir à la réaction des pouvoirs publics, français ou européens, face aux enjeux de la mondialisation.

Aujourd’hui comme demain, les résultats de nos entreprises engagées sur le théâtre d’opérations du grand marché et l’accueil d’activités étrangères délocalisées, conditionnent pour une grande part, non seulement la reconnaissance et le poids international, mais aussi l’activité et la richesse intérieure de la France et de l’Europe. L’avance technologique et le savoir-faire sont en outre indispensables à la compétitivité des coûts de production. Les chercheurs de nos laboratoires et universités, les détenteurs de nos savoir-faire et de nos cultures techniques locales, les acteurs économiques de tous ordres permettent d’améliorer – par leurs succès sur le grand marché – le produit intérieur brut, l’aménagement du territoire et les moyens d’agir pour la solidarité, la sécurité et la cohésion sociale de l’hexagone et de l’espace européen. La mondialisation implique donc l’engagement déterminé des pouvoirs publics aux côtés des acteurs économiques, à tous les niveaux (Europe, État, collectivités).

Ainsi, l’intelligence économique nécessite une complémentarité nouvelle, stratégique, entre l’acteur économique et le responsable public. Dans la mondialisation, l’adoption de nouveaux réflexes stratégiques par les acteurs économiques nécessite un accompagnement gouvernemental en matière d’orientation des choix, dans les domaines essentiels de la recherche et de la formation (socle patrimonial), de la fiscalité (charges), de la fonction publique (facilitation et conseil) et de l’information (recherche et traitement partagés) ; mais aussi de la sécurité (économique) et de l’environnement, pour l’attractivité. A mon sens, c’est à ce prix que la France et ses entreprises participeront durablement, « à armes égales », à la guerre économique. C’est à ce prix que l’Europe, bloc économique au potentiel élevé, jouera le rôle déterminant qui lui est assigné dans l’équilibre du monde, évitant une nouvelle bipolarisation Amérique-Asie.

Les évolutions que vous décrivez remettent en cause les métiers et les frontières traditionnels des services. Comment se posent, aujourd’hui, les problèmes de répartition des tâches ?

Rigidité et cloisonnement furent la règle des services durant la Guerre froide. Seule la pression du terrorisme international – notamment islamiste – a permis de modifier les organigrammes et rendu possible des collaborations interservices. Toutes les leçons n’en ont pas encore été tirées. La mondialisation des menaces exige une cohérence de la riposte. Dans la complexité de la nouvelle guerre d’influence autour des technologies et du marché, les frontières ne sont plus un critère. Il me paraît plus judicieux de réfléchir aujourd’hui par communauté de problèmes. Cette notion s’exprime différemment selon la profondeur de champ de la menace : mondiale en ce qui concerne les trafics ; régionale pour la compétition économique.

Quatre évolutions doivent prévaloir à l’occasion de cette adaptation :

– la remise en cause de la distinction intérieur/extérieur ;

– le recentrage des compétences « éclatées », lesquelles doivent être mises en réseaux ;

– la concentration des moyens techniques de préhension, d’interception et de traitement du renseignement ;

– la nouvelle stratégie d’intelligence économique et compétitive, qui implique l’accompagnement des acteurs (chercheurs et entreprises) par les pouvoirs publics dans une nouvelle solidarité dynamique, non seulement défensive mais aussi offensive.

Grande tâche pour la France, jusque-là différée ! Près de dix services ou organismes relevant de plusieurs ministères traitent des mafias, du blanchiment et de la corruption. Certaines ambassades ont « à l’effectif » des représentants de plusieurs services. Les interceptions relèvent encore de trois services. Le traitement interministériel et la diffusion du renseignement scientifique et économique ne sont pas encore réalisés !

Quelles suggestions formuleriez-vous pour une nouvelle organisation ?

Sans aller jusqu’à la fusion DST/DGSE, qui inquiéterait le pouvoir politique, contentons-nous d’obtenir l’implication du politique dans les questions « d’intelligence », la clarification des compétences, le recentrage et la coordination du renseignement.

L’écart est frappant entre la forte attention portée à la sécurité publique (logique car proche et quotidienne) et aux sécurités civile, sanitaire et environnementale (problèmes de société et facteurs de crise), et celle accordée par les pouvoirs publics au traitement des nouvelles menaces extérieures violentes (hors le terrorisme résiduel) et à la prise en considération de la menace économique. Nous sommes là encore dans l’ambiguïté des rapports avec le renseignement et la difficulté culturelle à admettre une solidarité Etat-entreprises dans l’affrontement technologique et économique international.

Dix ans après la chute du mur de Berlin, dans un monde désormais ouvert pour le meilleur et pour le pire, il est encore temps de mettre les choses à plat à l’occasion d’un Conseil de Défense adapté au nouvel état du monde : l’analyse des risques – incluant le risque économique – les priorités de recherche du renseignement (orientations quinquennales), la définition d’une nouvelle répartition des compétences. Il pourrait en découler une série d’instructions gouvernementales précises, adressées aux différents ministères et services concernés, ainsi que la mise en place d’une information régulière des assemblées. Dans le concert d’imprécations passives contre la mondialisation et la loi du marché, afficher une volonté de réorganisation et une méthode d’impulsion et de travail au plus haut niveau gouvernemental marquerait un réel engagement politique mobilisateur. A l’instar du Comité interministériel de sécurité intérieure, ne pourrait-on initier ou remettre en usage un Comité du renseignement extérieur, d’une part, et un Comité de sécurité économique (du type comité Martre), d’autre part ?

Après un élagage salutaire interne à chaque ministère (Intérieur, Défense, Finances, etc.), la clarification pourrait venir, sans trop brusquer les susceptibilités, de la désignation d’un ministère-pilote pour chaque domaine de compétence, qui deviendrait la tête de réseau interministériel de détection, de collecte et de traitement des informations. Par exemple :

– le terrorisme pourrait être piloté par le ministère de l’Intérieur ;

– les mafias, trafics et réseaux par celui des Finances ;

– les interceptions par celui de la Défense ;

– l’intelligence économique par le ministère de l’Industrie ;

– la protection du patrimoine par celui de la Recherche.

Il ne s’agit pas là d’une révolution, car la DST a connu dès 1989 un comité scientifique et technique ; l’UCLAT (unité de coordination de la lutte anti-terroriste) a fait la preuve de son efficacité ; le Comité Martre a, lui aussi, fonctionné… Au lieu de vilipender l’hégémonie américaine et anglo-saxonne, ou la menace japonaise et asiatique, inspirons-nous de certains éléments stratégiques et d’outils « d’influence économique » mis en place ailleurs et faisant leurs preuves.

Considérez-vous que le rôle d’un service de police comme les RG demeure d’actualité ?

Oui, sans aucune hésitation. Et cela vaut aussi pour la police d’îlotage et de rue, ainsi que pour la gendarmerie, en milieu rural. Les RG et ces autres organismes sont aujourd’hui les services polyvalents d’intelligence rapprochée du préfet, véritables palpeurs d’une société fragile, imprévisible dans ses comportements face aux perturbations de toute nature auxquelles elle est confrontée.

L’évolution de cette société exige une attention permanente. Surinformée et surquestionnée, fissurée par les inégalités, les exclusions et les différences de toute nature, agrippée à la satisfaction régulière de ses besoins, la société est aujourd’hui exigeante et impatiente, mais aussi vulnérable, frileuse, rapidement inquiète et prompte à l’appel au secours. En dehors des grandes crises prolongées et lourdement médiatisées (novembre 1995 en Ile-de-France, ou lors des calamités naturelles de décembre 1999) sa réactivité, son aptitude à l’élan solidaire sont émoussées. L’égoïsme, l’individualisme gagnent. La société génère notamment des « nébuleuses » préalables et postérieures à la crise proprement dite : le sentiment d’inquiétude, d’insécurité anticipe la gravité réelle et retarde le retour à la normale.

C’est pourquoi les préfets ont besoin d’informations permanentes sur ce qui peut ou va se passer, sur la température sociale et l’ambiance au quotidien. Avec l’aide de l’ensemble des services placés sous leur responsabilité – y compris sécurité civile et services techniques – ils ont en charge la « rassurance » pré et post crise, mission délicate faite de communication, d’exemples ou de recours aux formidables mouvements associatifs. RG, policiers et gendarmes sont, dans cette perspective, des radars modestes, efficaces et indispensables.

Au-delà de cette « intelligence sociale », ces mêmes services ont en charge la frange dure, violente et organisée de cette société. La stratégie est alors identique à celle des services « spécialisés » : recrutement, traitement de sources, introduction d’agents, surveillance technique et humaine, etc. Hélas, il est quasiment impossible d’obtenir les crédits d’accompagnement nécessaires à l’évolution des méthodes. La police française n’a pas suffisamment intégré de jeunes Français d’origine étrangère dans ses rangs, capables de connaître les coutumes, le milieu et les langues de nos différentes minorités nationales. Le recrutement de policiers de cultures extérieures, l’obligation de parler langues et dialectes d’ailleurs se heurtent à « l’administration » et autres engourdissements.

En revanche, la fonction de renseignement politique des RG n’a plus de sens aujourd’hui. Quand les sondages n’existaient pas, cette composante avait un pouvoir et une utilité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et la profusion des sondages suffit amplement.

La collaboration européenne en matière de renseignement apparaît de plus en plus au coeur des débats. Est-ce une nécessité ? Sa mise en place est-elle possible ?

Absolument, car aujourd’hui, aucune riposte n’est juridiquement efficace dans le cadre des frontières étatiques. L’espace international est aujourd’hui une mosaïque de lois et de règlements, de systèmes policiers et judiciaires différents. Mais il est traversé par une toile cybernétique de plus en plus performante, pour le meilleur comme pour le pire. Face à la mondialisation de la criminalisation, la seule riposte valable – préventive et répressive – passe par une patiente recherche de cohésion au niveau régional, puis au niveau international (initiatives permanentes de l’OCDE, incitations de l’ONU, extension d’Interpol, etc.). Appuyée sur l’engagement et la confiance mutuelle, cette nécessaire cohésion passe par le partage de l’information, l’harmonisation des méthodes de prévention, la mise en place d’espaces judiciaires continus, la coopération dans la répression, etc.

La collaboration européenne, heureusement, n’est pas à découvrir. L’Europe de la sécurité et l’espace Schengen sont des réalités. Le grand public connaît mal la connivence organisée, durant les années 1980, entre les services européens de renseignement et de sécurité dans la lutte contre les terrorismes internationaux. Elle s’appuyait sur un réseau de communication instantané protégé – intranet avant l’heure – aujourd’hui institutionnalisé. Par ailleurs, un certain nombre de « clubs » (Berne, Méditerranée, etc.) regroupent régulièrement les services extérieurs ou intérieurs. Le Comité européen du renseignement des Communautés est successivement présidé, depuis vingt ans, par les patrons des différents services nationaux. Il traite de l’évolution des menaces extérieures et domestiques.

Deux défis sont actuellement lancés à cette collaboration déjà ancienne. Face au réseau anglo-saxon d’interception satellitaire et électronique Echelon, le réseau franco-allemand devrait peu à peu s’étendre à l’ensemble de l’Europe. Par ailleurs, en matière d’intelligence économique, l’intranet européen devrait être renforcé. Mais deux raisons sérieuses empêchent aujourd’hui le processus de progresser davantage : l’ambiguïté de la position britannique – cheval de Troie anglo-saxon ou porte-avions européen ? – et la persistance de la concurrence entre groupes et entreprises européens sur le grand marché. Dans le domaine de l’intelligence économique, la collaboration européenne n’a jamais dépassé le stade des essais (cf. les quelques tentatives liées à Eureka). Elle semble difficile à établir, dans la mesure où nos pays demeurent encore concurrents. L’évolution des « concentrations économiques » ne traduit pas une prise de conscience européenne et la commission de Bruxelles ne s’est pas réellement saisie du problème. Face aux « blocs » concurrents américain et asiatique, les institutions européennes manquent particulièrement d’initiative et de souffle. Et pourtant, les commissions peuvent-elles ignorer la pression des lobbyistes étrangers, notamment américains ?

Dans ce redéploiement, quelle est, en France, l’impulsion donnée par les politiques ?

La question est fondamentale et la réponse brutale. Hors l’évocation cyclique du contrôle parlementaire des services, tout se passe comme si nos responsables politiques ne considéraient pas l’adaptation du renseignement à la mondialisation et l’implication publique dans la stratégie d’intelligence économique – notamment l’accompagnement des acteurs scientifiques et économiques dans la compétition internationale – comme des priorités gouvernementales.

Depuis les enseignements tirés de la guerre du Golfe et la mise en place de la Direction du renseignement militaire (DRM), le développement et la clarification des compétences des différents services et organismes de renseignement et de contrôle n’ont donné lieu à aucune analyse globale, alors que de nouvelles menaces mondialisées ont pris forme. Les initiatives ministérielles dans la prévention et la lutte contre les mafias, le blanchiment, ou le piratage informatique ont été prises au coup par coup, ajoutant parfois à la confusion.

Le terme de « contrôle » parlementaire porte en lui la défiance traditionnelle et culturelle, en France, à l’égard du renseignement. Or, en cette période de mutation où le monde est dominé par la technologie, l’information et l’influence, la « fonction » renseignement a besoin de crédibilité, de confiance, de considération  et d’instructions. Oui à la création d’une commission mixte (élus, ministres et services) devant laquelle seraient présentés, d’une part l’évaluation conjoncturelle des « menaces et risques » et d’autre part l’état d’exécution, par les services, des instructions gouvernementales. Oui à cette marque d’attention précieuse, car lorsque les services n’ont pas de grain à moudre, ils broient du noir !

Venons-en maintenant à l’essentiel : l’enjeu national et européen dans la mondialisation. A la Guerre froide a succédé la compétition sur le grand marché planétaire autour des technologies de l’information et des coûts de production. L’influence et la considération internationale de la France et de l’Europe reposent notamment sur les performances de nos chercheurs, de nos veilleurs et de nos entreprises. L’environnement universitaire, scientifique, économique, fiscal, social et le développement du secteur stratégique nouveau de la communication et de l’information jouent un rôle déterminant pour la compétitivité générale.

En France, où l’Etat est omniprésent et omnipotent, où il excelle en savoir-faire divers, la capacité d’impulsion aux mains des politiques est exceptionnelle. L’instauration d’une nouvelle solidarité active, adaptée à la nature des affrontements sur le grand marché, entre les acteurs publics et les acteurs économiques devrait être à notre portée. Or cette orientation, cette mobilisation demeure très partiellement abordée (AFDIE, ADIT, CFCE, contrats de plan, mise en réseau des PEE, etc.), n’est pas affichée. « Ce n’est pas la priorité » tel est le langage politique qui range plus souvent « compétition » et « concurrence » dans les calamités honteuses plutôt que dans les objectifs !

Dans l’ensemble des pays développés – pas seulement aux Etats-Unis et au Japon – l’attention est tout particulièrement portée au secteur de l’intelligence. En France et en Europe, nous prenons du retard sur une série de points déterminants :

– la concentration des moyens d’interception satellitaire et électronique ;

– le redéploiement vigoureux des compétences des services (fixation d’objectifs de veille sur les domaines d’excellence et les marchés, avec l’appui d’un conseil scientifique et technique, la sensibilisation des acteurs, des équipements scientifiques et techniques renforcés en hommes et matériel) ;

– l’appui au développement du secteur privé dans l’acquisition et le traitement de l’information (logiciels, banques de données) ;

– la collecte, la synthèse et la diffusion aux entreprises de l’information ministérielle éclatée ;

– le regroupement de la prospective et de l’expertise publiques ;

– l’organisation du lobbying international au-delà de la seule émulation de nos « deux premiers VRP ».

Les moyens sont là, les instruments aussi, parfois, mais le souffle politique reste court.

Quelle image donnent les services français dans le monde ?

Durant la décennie 1980, la notoriété des services français s’est confirmée ou affirmée sur trois points :

– nos bénédictins du contre-espionnage avaient déjà, référence suprême, une excellente réputation auprès du KGB pour leur pugnacité dans le harcèlement. L’affaire Farewell – traitement d’un officier haut placé dans le même KGB – fut l’affaire du siècle, car elle révélait le renversement inattendu des objectifs des services de l’Est délaissant les cibles militaires pour se concentrer sur l’appréciation comparée des capacités scientifiques, techniques, économiques des grands laboratoires et entreprises des pays occidentaux ;

– il en est résulté, plus vite qu’ailleurs dans le monde, le déplacement des services sur la protection du patrimoine scientifique et technique, militaire et civil et la sensibilisation de l’important secteur des grandes entreprises de pointe : CNES, CEA, France Télécom, avionique, transports, matériaux nouveaux, etc. L’intelligence était déjà économique ;

– enfin la réaction et les succès du renseignement français dans la lutte contre les terrorismes internationaux (Action directe, Front palestinien du refus), ainsi que la découverte de l’islamisme chi’ite radical, l’arrestation du réseau Fouad Ali Saleh et le coup d’arrêt donné aux attentats de Paris, allaient asseoir une considération internationale certaine.

Cette reconnaissance et cette considération extérieures tranchent avec la défiance, voire le soupçon des pouvoirs publics et des médias français : barbouzes à Paris, James Bond à Londres !

Un dernier mot, monsieur le préfet : qu’avez-vous pensé du sommet de Seattle (décembre 1999) ?

Cela a été une cacophonie confuse, qu’il convient de décrypter lentement. Ce sommet pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, et porte plus d’inquiétudes que d’espoir ; c’est un grave échec collectif.

Différents éléments ont retenu mon attention : le choix provoquant de Seattle (Microsoft, Boeing) ; l’impréparation patente observée à travers l’absence d’ordre du jour ; l’inaptitude des pouvoirs locaux à gérer les troubles ; le sentiment que les Américains avaient prévu (organisé ?) l’échec ; le record mondial des fonctionnaires dans la délégation française ; le spectre large, bariolé, contradictoire des ONG multiples ; le succès (initial seulement) d’un José Bové, premier « Astérix » parlant anglais ; la présence arrogante d’un nouveau Sud en cours d’émergence, refusant les leçons de civisme mondial des nantis (pollution, social) ; l’absence et le silence lourd d’un continent oublié, l’Afrique ; après le happening, le retour penaud des institutionnels ; la « gueule de bois » d’une soi-disant société civile mondiale, trop vite adoubée par des médias béats ; enfin, l’échec des spécialistes « en récupération », sur fond de perplexité et de malaise. SOURCE : CF2R

Propos recueillis en 2000 par Eric Denécé

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