La situation actuelle dans le Donbass était prévisible : l’armée ukrainienne paye le prix de son incursion dans la région de Koursk. Déjà affaiblie, elle a décidé de dégarnir davantage le front pour lancer une offensive en territoire russe. La conséquence ne s’est pas fait attendre : depuis août, les avancées russes dans le Donbass s’accélèrent. En octobre, la Russie a réalisé son plus grand gain territorial depuis l’offensive initiale de mars 2022, avec presque 500 km² de territoire conquis en un mois dans cette région.
Les choses se compliquent pour Kiev, car la région sud de Donetsk est désormais très exposée. Au nord de Vouhledar, la dernière position fortifiée ukrainienne est tombée et les Russes ont pris Bohoyavlenka, ainsi que les villages de Novoukrainka et Shakhar’ke. À cela s’ajoutent des avancées russes autour de Pokrovsk, mettant sous pression tout le sud de la région de Donetsk. À l’heure actuelle, l’armée ukrainienne semble incapable de rétablir des lignes de défense solides.
Quelles solutions s’offrent donc à Kiev pour tenter de stabiliser la situation ?
Raccourcir la ligne de front
Cela devrait être la priorité de l’état-major ukrainien : réduire la longueur de la ligne de front pour libérer des forces de manœuvre et densifier les défenses, à l’opposé de l’initiative sur Koursk. L’idée serait d’éviter les saillants, de se replier sur des positions plus faciles à défendre (rivières, lacs, collines, marais) et d’y construire des fortifications en profondeur. La « ligne Sourovikine » pourrait servir de modèle, avec ses trois lignes de défense en profondeur faites de champs de mines, de fossés antichar, de tranchées et de positions retranchées, permettant de défendre les positions avec moins d’hommes, eux-mêmes moins exposés.
Par exemple, l’armée ukrainienne pourrait se replier derrière la rivière Oskil, dans la partie la plus au nord de la région de Louhansk, libérant ainsi de nombreuses brigades engagées dans des combats de plus en plus difficiles, les rapprochant de leurs zones de ravitaillement et leur évitant le risque d’être coupées de leurs arrières au cas où les rares points de traversée viendraient à être détruits par l’ennemi. De même, le saillant au-dessus de Robotyne devrait être abandonné ; mobilisant deux brigades, il ne représente qu’un gain symbolique issu de la contre-offensive de l’été 2023.
Les forces ainsi dégagées faciliteraient la rotation des troupes pour leur accorder des périodes de repos. Actuellement, seules les unités d’assaut ukrainiennes bénéficient de rotations régulières, tandis que les autres restent constamment en première ligne. Ces brigades pourraient aussi servir de réserves pour intervenir sur des secteurs fragiles.
Toutefois, le retrait de Koursk ne signifie pas forcément la récupération automatique des unités engagées, car une fois un front ouvert, il est difficile de le refermer. Même après un repli ukrainien, il est probable que les Russes maintiendront une pression au-delà de la frontière. Idéalement, l’Ukraine pourrait dégager ce saillant pour défendre sa frontière avec moins d’unités.
Le défi sera d’assurer un retrait ordonné et maîtrisé, en évitant tout risque de débandade, tout en dégageant les ressources pour préparer les nouvelles positions. Cette opération devra être progressive, chaque section du front nécessitant une gestion minutieuse des ressources humaines limitées. Toutefois, cela impliquera pour l’Ukraine d’accepter de céder du terrain.
Récupérer de la masse
Le problème le plus critique pour l’armée ukrainienne reste sans doute le manque d’effectifs pour tenir le terrain. Les tentatives pour recruter des volontaires rencontrent des difficultés. Par exemple, le projet de « légion ukrainienne », visant à mobiliser une partie des 200 000 Ukrainiens en âge de combattre réfugiés en Pologne, ainsi que des volontaires étrangers, ne connaît guère de succès : en un mois, moins de 200 volontaires se seraient manifestés, alors que cette initiative visait à recruter plusieurs dizaines de milliers de combattants.
En Ukraine même, les volontaires se font rares, les désertions ont fortement augmenté et cela va obliger le gouvernement à envisager une mobilisation générale pour les hommes à partir de 18 ans, même si le président ukrainien continue de s’y opposer et veut se contenter de mobilier 160 000 hommes seulement. Les États-Unis, en conseillant Zelensky, ont rappelé que, lors de la guerre du Vietnam, ils avaient mobilisé dès cet âge. Pour eux, il est essentiel que les Ukrainiens eux-mêmes s’engagent, car personne ne combattra à leur place. Si le gouvernement peine à mobiliser sa propre population, cela pourrait soulever des questions quant à la motivation du peuple ukrainien à poursuivre cette guerre.
Cependant, il est possible que cette mobilisation, outre son volume trop faible, arrive déjà trop tard. Avant de déployer de nouvelles recrues sur le champ de bataille, il est capital de leur offrir une formation adéquate, faute de quoi elles se retrouveraient dans une situation extrêmement dangereuse, car sans préparation.
Rationaliser l’équipement des brigades
On constate encore une trop grande hétérogénéité des équipements au sein des brigades. Il serait essentiel que l’armée ukrainienne regroupe des équipements similaires dans les mêmes unités pour faciliter la formation, la maintenance et le soutien logistique.
Les équipements semblent distribués aux unités selon les arrivages pour remplacer les pertes, sans toujours prendre en compte les modèles précédemment utilisés. Cette approche nuit à l’efficacité des unités car les soldats se retrouvent parfois avec des équipements pour lesquels ils n’ont pas été formés.
Concentrer ses frappes sur le niveau tactique
La campagne de frappes ukrainiennes contre les forces russes cible principalement des objectifs stratégiques en profondeur ainsi que d’autres plus symboliques, tels que les raffineries ou les usines, et obtient des résultats notables. Cependant, ce type de campagne n’a d’impact sur le terrain qu’à long terme et seulement si l’effort est maintenu, afin d’éviter que l’ennemi ne répare ce qui a été endommagé. Actuellement, les frappes ukrainiennes ne sont ni suffisamment régulières, ni assez massives pour produire un effet stratégique décisif à long terme. Elles compliquent certes la situation pour les Russes, mais pas au point de réellement freiner leurs opérations militaires.
Dans ce contexte, les Ukrainiens gagneraient peut-être à concentrer leurs moyens sur des attaques plus tactiques qui influenceraient directement les actions des forces russes sur le terrain. Ce type de frappes, bien que moins spectaculaire, pourrait alléger la pression que subissent les forces ukrainiennes et avoir un impact plus significatif et immédiat sur le champ de bataille alors même que les troupes manquent de perspectives sur le long terme.
L’Ukraine fait face à une situation militaire critique, en grande partie aggravée par certains choix stratégiques discutables. Des décisions ont été prises en privilégiant une logique de communication plutôt que des considérations militaires. Or, une guerre ne se gagne pas avec des annonces et des effets médiatiques.
Pour éviter un possible effondrement, l’état-major ukrainien doit impérativement réorienter sa stratégie pour assurer la durabilité de ses opérations. Cette approche pourrait être moins impressionnante médiatiquement, mais elle serait bien plus efficace. Les Russes, par exemple, n’ont pas hésité à se retirer de Kherson pour se réorganiser, un choix qui paraissait désastreux en termes d’image dans les médias occidentaux, mais qui était rationnel militairement. Dans une guerre, il est parfois nécessaire d’accepter de sacrifier l’image pour privilégier l’efficacité opérationnelle.
Tant que les dirigeants ukrainiens n’auront pas intégré cette notion, ils vont continuer de rencontrer de grandes difficultés pour stabiliser leur situation militaire, ce qui risque de les contraindre à des négociations anticipées dans des conditions particulièrement défavorables.
SOURCE: CF2R
Olivier DUJARDIN