avril 20, 2025
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Politique

« Sur le massacre de Thiaroye, la responsabilité de la France est désormais engagée »

INTERVIEW. L’octroi de la mention « morts pour la France » à 6 tirailleurs sénégalais tués lors du massacre de Thiaroye en 1944 ouvre une nouvelle page pour faire la lumière sur ce crime colonial. Armelle Mabon, historienne et spécialiste des prisonniers de guerre « indigènes », continue de dénoncer un mensonge d’État.

Dix ans après le discours de François Hollande en 2014, une nouvelle étape vient d’être franchie avec la décision, le 18 juin, de l’État français d’octroyer la mention « morts pour la France » à six tirailleurs sénégalais (quatre Sénégalais, un Ivoirien et un Burkinabé) tués lors du massacre de Thiaroye, le 1er décembre 1944. « Ce geste s’inscrit dans le cadre des commémorations des 80 ans de la libération de la France, comme dans la perspective du 80e anniversaire des événements de Thiaroye, dans la droite ligne mémorielle du président de la République qui souhaite que nous regardions notre histoire “en face” », avait indiqué à l’AFP le 28 juillet le secrétariat d’État français chargé des Anciens Combattants et de la Mémoire, avant de préciser que cette mesure « pourra être complétée dès lors que l’identité exacte d’autres victimes aura pu être établie ».

Une avancée considérable dans ce dossier sensible entre la France et le Sénégal sur un pan controversé de l’Histoire, fait d’omissions, de mensonges et d’obstacles à la vérité des faits.

Selon la version officielle, une mutinerie au camp militaire de Thiaroye (en banlieue de Dakar) aurait été déclenchée par les soldats des forces coloniales, anciens prisonniers de guerre sur le sol français, conduisant les forces françaises à ouvrir le feu, tuant trente-cinq tirailleurs sénégalais. Relayée pendant des décennies par l’État français, cette version fait l’objet de nombreuses controverses, plusieurs historiens pointant les incohérences ainsi qu’un « mensonge d’État » savamment entretenu. Parmi eux, l’historienne Armelle Mabon, qui travaille depuis plus de vingt ans sur ce massacre, avance le chiffre d’environ 300 tirailleurs assassinés par les forces armées françaises et la spoliation de leurs soldes et primes. Alors que le Sénégal s’apprête à commémorer les 80 ans du massacre de Thiaroye, l’historienne française revient sur ce que cette décision implique.

Le Point Afrique : Dans une décision datée du 18 juin, la France a décidé d’octroyer la mention « morts pour la France » à six tirailleurs sénégalais exécutés lors du massacre de Thiaroye en décembre 1944. Que signifie cette décision ?

Armelle Mabon : Le massacre de Thiaroye, c’est quatre-vingts années de mensonge d’État sur une ignominie, parce qu’il faut quand même savoir que c’était un massacre qui a été commis sur d’anciens tirailleurs venus aider la France, qui avaient été faits prisonniers par les Allemands et détenus sur le sol français avant de rentrer à Dakar. C’est un massacre prémédité, puisque des automitraillettes avaient été transportées au camp militaire. Ça a été une telle boucherie… Ces hommes ont été assassinés parce qu’ils réclamaient tout simplement leurs droits, de toucher leur solde. Avec la mention « morts pour la France », le ministère des Armées françaises reconnaît le mensonge d’État, même s’ils ne veulent pas le dire aussi clairement. Cela met en lumière les obstacles, les mensonges de la France sur ce dossier. Et puis cette décision permet également de restaurer la mémoire de ces six anciens tirailleurs.

Depuis plus de vingt ans, l’historienne Armelle Mabon tente d’établir la vérité sur le massacre en 1944 de soldats africains dans le camp de Thiaroye.© Yves Monteil

Il y a eu une volonté de la part de la France de camoufler l’étendue du massacre par une succession de mensonges entretenus au fil des ans. La France a monté toute une histoire, disant qu’il s’agissait de mutins, que ceux-ci avaient tiré en premier, pour justifier la répression sanglante, etc. Cela aurait fait très mauvais effet, alors que la guerre n’était pas terminée, si on avait eu vent, notamment les alliés américains, d’un tel massacre. L’octroi de cette mention signifie aussi que la France a des documents prouvant que la réalité historique est tout autre que celle diffusée jusqu’à présent.

Cette reconnaissance officielle de la mention « morts pour la France » est un élément nouveau pour faire innocenter les trente-quatre condamnés du massacre. Comme il fallait à l’époque absolument montrer que c’était une rébellion armée, l’État français a condamné trente-quatre tirailleurs présents au camp militaire de Thiaroye lors du massacre qu’ils ont qualifié de rébellion armée. Ils ont écopé jusqu’à dix ans de prison, certains ont été interdits de territoire… Pour moi, cela a été un procès à charge. Désormais, avec cette reconnaissance, il y a des éléments nouveaux qui s’ajoutent et qui peuvent pousser le garde des Sceaux à saisir la Cour de cassation pour faire réviser le procès. C’est donc un pas dans le processus pour, enfin, arriver au bout de cette honteuse mascarade.

Avec le discours tenu par François Hollande au camp militaire de Thiaroye en 2014, des archives concernant le massacre ont été déclassifiées. Pourtant, vous soulignez que de nombreuses autres archives sont toujours gardées secrètes et inaccessibles. Quelle serait la nature de celles-ci ?

J’avais fait une sorte de devoir d’alerte en 2014, avant que François Hollande ne vienne au Sénégal : j’avais prévenu que les archives étaient falsifiées. Je trouve absolument pitoyable le discours que l’ancien président a prononcé lors de sa venue au camp militaire de Thiaroye pour la commémoration des 70 ans du massacre. On a dit qu’il avait reconnu le massacre, mais c’est loin d’être le cas ! Il a simplement reconnu que les tirailleurs exécutés n’avaient pas perçu leur solde. Et puis, c’est honteux de dire devant des tombes que l’on ne sait pas où sont enterrés ces hommes. C’est assez catastrophique de raconter des choses pareilles. Lors de cette occasion, une exposition sur les tirailleurs sénégalais, inaugurée par le président français et le président sénégalais d’alors, Macky Sall, présentait trois panneaux sur Thiaroye : c’était tout simplement une réitération du mensonge d’État !

Le bilan officiel du massacre de trente-cinq morts est en réalité largement plus élevé. Le cinéaste Ousmane Sembène a pu recueillir des témoignages assez concordants pour son film Camp de Thiaroye (1988), qui lui ont permis de donner le chiffre de 380 morts. Cela correspond à mes hypothèses également. Pour camoufler le nombre de victimes, il fallait bien que la France trouve un système un peu diabolique : ils ont fait croire qu’il y avait 1 300 tirailleurs rapatriés (après avoir été faits prisonniers par les Allemands sur le sol français) à venir de Morlaix, alors qu’ils étaient plus de 1 600. Ils ont raconté que 300 avaient refusé de monter sur le navire à l’escale de Casablanca, ce qui est totalement faux d’après les archives que j’ai pu consulter. Ils ont ainsi diminué le nombre de rapatriés pour camoufler le nombre de victimes par la suite. Par exemple, Mbap Senghor, le père de Biram Senghor (seul descendant connu), a d’abord été considéré comme non rentré, comme s’il avait disparu après sa captivité en France. C’était très facile pour l’administration française de justifier ainsi l’absence d’acte de décès. Grâce à une circulaire, j’ai compris qu’ils avaient également fait croire que ces hommes avaient perçu l’intégralité des soldes et que leurs revendications étaient donc illégitimes.

Lors de son discours, François Hollande avait demandé la mise à disposition des archives sur ce massacre. Mais en réalité, on voit que toutes les archives n’ont pas été rendues accessibles, or il s’agit des archives les plus sensibles, avec la liste des victimes, la liste des rapatriés, la cartographie des fosses communes, les calculs des soldes dont ces hommes ont été spoliés… Ces archives proviennent de Dakar : elles sont restées auprès des forces françaises jusqu’en 2011, date de la dissolution de celles-ci au Sénégal, puis ont été transférées en métropole d’après mon hypothèse. Elles sont désormais entreposées quelque part en France et continuent à ne pas être versées au service historique de la défense. Certains veulent absolument maintenir le récit officiel, de peur que cela ne puisse entacher l’honneur des officiers compromis.

Pourquoi cette décision survient-elle 80 ans après le drame, alors que des historiens et des familles de victimes se battent depuis des années pour demander que la lumière soit faite sur cet événement ? Est-ce une volonté générale de la France de revoir sa politique mémorielle ?

Cette année coïncide avec les 80 ans de plusieurs événements : le débarquement de Normandie, le débarquement de Provence… C’était difficile pour l’État français de faire abstraction du 80e anniversaire de Thiaroye, la responsabilité de la France est désormais engagée.

Je sais depuis avril 2023 que cette décision était acquise, que des victimes de Thiaroye allaient être reconnues par la France. Mais rien ne bougeait. L’État n’a pas voulu officialiser cet acquis auparavant pour pouvoir l’inscrire dans le chemin mémoriel du 80e anniversaire. Ce que je trouve particulièrement indécent, puisque Biram Senghor (seul descendant en vie étant donné que les identités des autres tirailleurs demeurent inconnues) a quand même 86 ans et réclame depuis des années la mention pour son père sans jamais avoir obtenu de réponse. Finalement, j’ai donc reçu un message le 8 juillet confirmant que la décision avait été officiellement prise le 18 juin. Bien évidemment, j’ai aussitôt annoncé la nouvelle. Cette décision est survenue deux jours avant la rencontre entre Macron et le président sénégalais à Paris. Est-ce que cela a pu jouer ? On sait en tout cas qu’ils ont évoqué Thiaroye lors de leur échange.

Vous travaillez depuis plus de vingt ans sur le sujet, quelle est votre perception de cette décision après de nombreux effets d’annonce et promesses non tenues ? Quelles sont les attentes des familles ?

J’ai toujours été optimiste en me disant qu’ils allaient forcément revenir à la raison. Désormais, tout le monde sait qu’il s’agit d’un massacre, même si je reste contrariée par des historiens véreux qui défendent la thèse nationale. Cela fait depuis 2014 que je me bats contre l’État, c’était très dur et coûteux, j’aimerais que cela aboutisse. Je suis très satisfaite de cet avancement et, symboliquement, c’est le premier coup de ciseau dans ce mensonge d’État. Cette annonce est une avancée, mais c’est un petit pas. J’espère qu’il y aura d’autres annonces beaucoup plus importantes qui suivront. En tant qu’historienne, je veux avoir accès aux archives, celles que l’on m’a interdit de consulter. Je les réclame depuis un moment à la Direction de la Mémoire, du Patrimoine, de la Culture, une direction du ministère des Armées. Je leur ai dit : « Puisqu’ils sont morts pour la France, vous avez forcément les documents qui permettent de dire ce qu’il s’est réellement passé. Rendez-les consultables au service historique de la Défense. » Ceux-ci permettraient d’établir la liste des différents rapatriés, et ainsi dresser la liste des victimes. C’est dans l’intérêt de la France parce que là, il y a un incident diplomatique entre les deux pays. Je souhaite également que le ministère des Armées ouvre une enquête en bonne et due forme pour déterminer qui a osé travestir, en toute conscience, comme lors du 70e anniversaire du massacre, la mémoire de ces hommes.

Une réparation est également nécessaire pour rétablir les droits des familles. Toutes doivent récupérer les sommes que leurs pères n’ont pas perçues. Les montants ne peuvent pour le moment pas être évalués puisqu’on n’a pas les documents de calcul des soldes et des primes. Il faut également évaluer les préjudices des familles des trente-quatre condamnés. Au-delà des sommes, c’est surtout rétablir la justice et rétablir l’honneur de ces hommes. Biram Senghor demande une indemnisation pour l’assassinat de son père et la réparation pour les quatre-vingts années de mensonge, il avait porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). J’espère que la France va faire une annonce pour lui, car il est âgé, le temps presse. Il pourrait y avoir également d’autres descendants, deux autres tirailleurs parmi les six étaient mariés avant d’être mobilisés. Il y a un travail d’enquête considérable à mener, y compris en Côte d’Ivoire, au Burkina, etc., puisque les tirailleurs venaient de plusieurs colonies françaises.

Le Premier ministre Ousmane Sonko s’est exprimé sur X, déclarant que ce n’était pas à la France « de fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés après avoir contribué à la sauver, ni le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent », avant d’assurer que « Thiaroye, tout comme le reste, sera remémoré autrement désormais ».

Ousmane Sonko, qui préparait une célébration pour le 80e anniversaire du massacre de Thiaroye, a été heurté par cette annonce. Moi qui ai mené un combat pour la reconnaissance du massacre de Thiaroye depuis plus de vingt ans, l’entendre dire que le chiffre de six tirailleurs reconnus « morts pour la France » était n’importe quoi, cela m’a fait étrange ! Je comprends donc tout à fait sa réaction. Sélectionner seulement six tirailleurs, c’est indécent. L’État français a dû sélectionner ceux dont ils avaient le dossier et ceux dont les familles ont réclamé des explications. J’espère aussi qu’il va comprendre que cela s’inscrit dans un processus plus long et global qui permettra d’obtenir bien d’autres avancées par la suite.

Pourquoi dites-vous que le massacre de Thiaroye rappelle l’affaire Dreyfus ?

Il semble que ce soit l’unique fois dans l’histoire militaire contemporaine, excepté les soldats fusillés pour l’exemple, que des soldats soient reconnus morts pour la France alors qu’ils ont été tués par l’armée française. Ce qui transparaît dans cette histoire, c’est le racisme d’État. Cela n’aurait jamais existé de cette manière si des soldats blancs étaient concernés. Cette décision de l’octroi de la mention est donc très importante pour la reconnaissance du mensonge d’État ainsi que du crime colonial, et bien sûr pour la suite possible que cela ouvre.

Quelles ont été les attitudes des pouvoirs sénégalais successifs ?

Jusqu’à ce nouveau gouvernement sénégalais, il n’y avait jamais eu de demandes de l’État sénégalais pour des réclamations ou pour une reconnaissance. L’ancien président Macky Sall ne faisait rien dans ce sens pour ne pas « gêner » sa bonne entente avec le pouvoir français. Ces prédécesseurs n’ont rien fait non plus. Désormais, on constate un changement, avec le volet panafricaniste et souverainiste du pouvoir actuel. Ce nouveau positionnement peut aussi être un moyen de renforcer l’union des pays africains pour réclamer la vérité, connaître tous les éléments et permettre de cicatriser les horreurs commises. Il y a une volonté de la part des pays concernés de demander à la France de dire tout ce qu’elle sait sur Thiaroye.

Le nouveau pouvoir prévoit une commémoration spéciale à l’occasion des 80 ans du massacre de Thiaroye, en décembre 2024. Est-ce ainsi un moyen de se réapproprier cette mémoire confisquée depuis des décennies ?

Le 70e anniversaire en 2014 avait été organisé par le ministère des Armées français avec une faible participation du Sénégal, et réitérait le mensonge d’État. Cette fois-ci, c’est le Sénégal qui sera aux manettes. J’ai accepté l’invitation du Sénégal de participer à l’organisation puisque j’ai beaucoup travaillé sur le sujet et contribué à l’avancée du dossier. Mon ouvrage Massacre de Thiaroye : histoire d’un mensonge d’État doit sortir en novembre 2024.

J’aimerais que l’État français profite de cette occasion pour faire des annonces sincères. Cela serait extrêmement dommage si l’État français n’avait pas l’intention d’exhumer les corps des tirailleurs tués à Thiaroye, tous mis dans des fosses communes, au niveau du cimetière de Thiaroye ou du camp militaire. Ce serait un acte manqué de sa part. Il faut un effort politique pour permettre une exhumation. Or jusqu’à présent, le ministère des Armées français a tout fait pour éviter que cela n’ait lieu, osant même dire que l’exhumation des corps était interdite par l’islam… C’est une volonté délibérée de leur part, car le bilan de trente-cinq morts serait balayé par la réalité des corps. Quand Ousmane Sonko était député de l’opposition, il avait posé la question des fosses communes. Maintenant au pouvoir, il va sûrement pousser pour l’exhumation. Mais le Sénégal n’a pas les moyens technologiques pour faire des fouilles de cette ampleur. Donc il serait bienvenu de recevoir des appuis, notamment de la France, puisque c’est quand même l’armée française qui est à l’origine du massacre ! Cela serait un geste supplémentaire, une autre forme de reconnaissance, de faire ces fouilles en collaboration.

A priori, Emmanuel Macron devrait se déplacer pour la commémoration, mais face aux réactions assez hostiles que l’annonce a provoquées, cela pourrait évoluer. Dans tous les cas, une réaction est attendue.

Propos recueillis par Clémence Cluzel, pour Le Point Afrique

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