Dans le cadre du conflit entre l’Ukraine et la Russie, le rôle joué par la société militaire privée (SMP) russe Wagner n’en finit pas d’être commenté et d’occuper la Une des médias. Pourtant, l’entreprise russe – de son nom complet CHVkWagner – fondée par Evgueni Prigojine et Dmitri Outkineest loin d’être la seule présente sur le théâtre des opérations. Plusieurs pays alliés de l’Ukraine, en premier lieu les Etats-Unis, mais aussi la France et le Royaume-Uni, possèdent également des SMP qui agissent ou ont agi, depuis le début du conflit entre Moscou et Kiev.
Pour rappel, les SMP emploient essentiellement d’anciens militaires, des membres des forces spéciales, des unités de police ou des services de renseignement. Ces sociétés, travaillant le plus souvent en lien avec leurs États respectifs, permettent à leurs pays d’agir à l’étranger de façon non-officielle en n’engageant pas leur responsabilité. Bien qu’il existe des règles juridiques internationales, les activités des sociétés militaires privées ne sont que faiblement encadrées en dehors du droit propre à chaque État.
La plus récente et la plus en vue des sociétés militaires privées américaines en Ukraine est The Mozart Group, mais elle n’est pas la seule à intervenir sur ce théâtre.
UNE SMP JEUNE ET ATYPIQUE
The Mozart Group, a été créée en mars 2022 et enregistrée au Wyoming par Andrew Milburn un ancien Marine. Durant sa carrière, il a servi au sein des forces spéciales américaines en Somalie, en Irak, en Afghanistan, au Mali et en Libye. Il a été chargé des Future Operations au sein du SpecialOperation Command Europe (SOCCEUR) et a été DeputyCommander of Special Operations Command Central (SOCCENT), la composante opérations spéciales de l’USCENTCOM (United States Central Command), le commandement unifié américain en charge du Moyen-Orient. Pour Andrew Milburn, le choix du nom de The Mozart Group est une référence sans équivoque au compositeur éponyme, en réponse au nom de la société d’Evgueni Prigojine. De plus, l’ancien des Marines assure que son groupe, à la différence de la SMP russe, n’intervient pas les armes à la main sur la ligne de front.
Bien que souvent présentée sous le terme élogieux « d’ONG », par Bernard-Henri-Levy, ou encore de « start-up militaire » par le New-York Times, TMG est bien une société militaire privée car il s’agit d’un « organisme civil, privé, impliqué dans le cadre d’opérations militaires, dans la fourniture d’aide, de conseils et d’appuis militaires, et offrant des prestations traditionnellement assurées par les forces armées nationales ». L’entreprise, quant à elle, refuse ce qualificatif et préfère celui d’organisation « humanitaire ».
TMG compterait environ 50 à 60 personnes en Ukraine, principalement des formateurs, le plus souvent anciens militaires ou membres des forces spéciales américaines, britanniques, irlandaises, néo-zélandaises, françaises et estoniennes, auxquels s’ajoutent au moins deux interprètes et des volontaires ukrainiens. Ces personnels reçoivent une rémunération qui n’est pas connue avec précision, mais qui doit avoisiner les 2 000 dollars par jour, comme semblent l’indiquer les offres d’emploi disponibles pour les contractors déployés en Ukraine.
Entre mars et août 2022, le groupe aurait formé 3 000 soldats ukrainiens, dont un grand nombre ont rejoint les forces spéciales. Les formations initiales de combattants durent de cinq à dix jours dans des centres situés à proximités des zones de combat, dans le « Donbass, ainsi qu’à Odessa et à Zaporijia ».
DES ACTIVITÉS VARIÉES
TMG propose plusieurs types de prestations : formation, logistique, influence et action psychologique, gestion des risques, renseignement et assistance juridique spécifique aux conflits armés.
Le groupe dispense de nombreuses formations spécialisées : médecine de combat, pilotage de drones, déminage, emploi des missiles antiaériens (Stinger) et antichars (ATGM), guerre non-conventionnelle, tir de précision (sécurisation de pièces ou de rues), tactiques de combat et de patrouille en petite unité, etc. Dans le cadre du développement de ses activités, TMG recherche « des démineurs, des formateurs tactiques (…) et des professionnels de santé », ainsi que despilotes de drones. Le site internet du groupe précise que la société cherche à « recruter des instructeurs capables d’expliquer (…) le fonctionnement et l’utilisation des armes disponibles au sein de [leurs] formations ».
En matière logistique – comme elle le prouve en Ukraine–, TMG assiste ses clients pour acquérir des licences commerciales, acheter et livrer du matériel militaire et de l’aide humanitaire jusqu’à la ligne de front, ou pour assurer la transparence du suivi et le reporting de livraisons aux unités désignées par le ministère de la Défense ukrainien. En effet, bon nombre de matériels et de biens humanitaires restent bloqués aux frontières du pays, posant de réelles difficultés d’approvisionnement, notamment au profit des « brigades internationales ». TMG organise également à des opérations de nettoyage des zones de combat, d’évacuation ou de soin aux blessés.
TMG conduit également des opérations d’influence visant les forces et les populations russes en exploitant sur ce que le groupe qualifie « d’échecs tactiques et opérationnels (…) et d’atrocités et de crimes de guerre commis ». Par exemple, il peut diffuser des informations à grande échelle pour annihiler l’effet de surprise d’un rassemblement dans une région et inciter les combattants à déserter.
En matière de gestion des risques et de renseignement, TMG propose des « fiches » et des rapports détaillés à l’intention de gouvernements, d’entreprises, de médias, ou encore d’organisations non-gouvernementales. Ces « fiches » sont complétées par l’édition de « rapports de menaces » grâce à la collecte de renseignements de terrain et ou via les sources ouvertes (Open Source Intelligence/OSINT). Ils sont transmis aux forces spéciales ukrainiennes afin qu’elles puissent cibler les forces russes sur le terrain.
Enfin, TMG jouit d’un réseau étendu d’experts spécialistes du droit et des crimes de guerre et offre à ses clients la possibilité d’entrer en relation avec des équipes d’avocats dans le but de « s’assurer des meilleures chances de traduire en justice les responsables des atrocités commises ».
UNE COMMUNICATION OFFENSIVE
Parmi les diverses dimensions de la guerre russo-ukrainienne, la communication occupe une part prépondérante, ainsi que le montre l’utilisation massive des réseaux sociaux et des plateformes de diffusion vidéo.
The Mozart Group se démarque des autres SMP par une communication hors-norme. En effet, là où la plupart des SMP préfèrent rester discrètes, TMG communique abondamment sur les réseaux sociaux et auprès des médias, promouvant ouvertement son action en Ukraine, ce qui en fait une SMP atypique. En effet, au-delà des publications plus institutionnelles que l’on retrouve chez les autres acteurs privés de la sécurité, comme des photos et des vidéos d’entrainements et de formations, TMG documente ses interventions sur le terrain grâce à des vidéos partagées sur leurs réseaux sociaux. Ces dernières suivent les codes classiques de ces plateformes, en publiant du contenu de courte durée, au format « vlog ». Elles mettent en scène des personnes fragiles, des animaux en détresse ou exposés au danger à proximité de la ligne de front. L’objectif est, outre la mise en avant des actions de la SMP, d’émouvoir les spectateurs afin de créer de l’engagement pour obtenir des donations. En effet, le groupe revendique un financement totalement indépendant provenant de donations privées, du crowdfunding ou encore de la vente de produits divers (merchandising).
Ce modèle de financement, très similaire à celui pratiqué par les influenceurs sur internet, permet à l’entreprise de mettre en avant une image bienveillante, semblable à celle d’une ONG ou d’une organisation philanthropique. Le recours à ce type de pratiques semble connaitre une véritable montée en puissance depuis le début du conflit. En effet, les appels aux dons pour soutenir l’Ukraine, organisés par des ONG ou des cabinets de conseil – la plupart du temps en lien avec les autorités de Kiev ou une partie de la diaspora ukrainienne en Europe – se multiplient.
TMG, par l’intermédiaire de son directeur, répond régulièrement à des interviews auprès de grandes chaines de télévision, de journaux ou encore de médias en ligne plus confidentiels. De plus, TMG et Andrew Milburn aiment utiliser des formules chocs dans leur communication, qualifiant les « actions des troupes et des dirigeants russes de génocide contre le peuple ukrainien », comparant les agissements des troupes russes à ceux des nazis durant la Deuxième Guerre mondiale ou encore à ceux de l’État islamique. De toute évidence, les équipes de The Mozart Group maitrisent parfaitement les codes et les règles qui prévalent dans la guerre de l’information moderne.
Pourtant, TMG est loin d’être une organisation totalement autonome comme le laisse supposer sa communication. En effet, le groupe est lié à plusieurs acteurs particulièrement influents des relations ukraino-américaines. Le premier d’entre eux est l’ONG Ukrainian Freedom Fund (UFF), dont le but, depuis sa création en 2014, est de soutenir l’Ukraine en acheminant de l’aide humanitaire, du matériel militaire et en offrant de la formation militaire et paramilitaire aux troupes ukrainiennes. TMG est également membre de l’US-Ukraine Business Council (USUBC). Cette organisation que l’on peut qualifier de groupe d’influence a été fondée en 1995 et vise à « promouvoir les intérêts des entreprises américaines en matière de commerce et d’investissement sur l’important marché émergent de l’Ukraine (…). Veiller à ce que le point de vue des entreprises américaines soit connu et pris en compte dans la formulation des politiques du gouvernement américain à l’égard de l’Ukraine (…). Faciliter les contacts directs entre ses membres et les hauts responsables du gouvernement ukrainien et des chefs d’entreprise ». Au sein de l’USUBC, on trouve un grand nombre d’entreprises et d’associations, principalement américaines ou britanniques. On trouve aussi des entreprises spécialisées dans les secteurs de la défense et de l’armement comme Lockheed Martin, Northrop Grumman Corporation ou encore BAE Systems. Notons également que l’on peut lire sur le site de l’USUBC des tribunes choc, à l’image de celles de la journaliste Diane Francis, membre du ThinkTank atlantiste Atlantic Council, qui accuse la Russie d’avoir fait « de Marioupol l’Auschwitz du XXe siècle » et qui prône (l’envoi massif de matériel à l’Ukraine par les pays membres de l’OTAN et le déploiement « de forces spéciales ou de mercenaires pour saboter et endommager l’armée de Poutine ». Elle explique en substance que les « Etats-Unis ont les meilleures cartes mais [que] leurs partenaires européens sont lâches ».
Ainsi, The Mozart Group est parfaitement intégré dans l’écosystème de défense des intérêts américains en Ukraine. A l’instar des autres SMP, elle permet aux Etats-Unis d’agir et de soutenir l’armée de Kiev sans être directement impliqués (déni plausible).
TMG est donc une SMP particulièrement médiatique dont l’action, très largement documentée, lui permet d’être sous les feux de la rampe. Mais cela ne doit pas faire oublier les activités des autres sociétés militaires privées américaines qui agissent actuellement en Ukraine.
L’ACTION DES AUTRES SMP AMÉRICAINES EN UKRAINE
Diverses sociétés militaires privées et entreprises spécialisées opéraient en Ukraine avant même que l’invasion russe n’ait lieu. Erik Prince, fondateur des sociétés Blackwater et Frontier Services Group, a pensé un « projet de dix milliards de dollars » dès 2020. Celui-ci avait pour objectif de prendre une part « importante dans le complexe militaro industriel ukrainien » afin de « fabriquer des armes et créer une armée privée en Ukraine ». Par ailleurs, dès mars 2022, Erik Prince a souhaité que l’administration Bidenenvoie des aéronefs de type F-16 en Ukraine, ces derniers devant être « pilotés par des soldats américains à la retraite ».
Cet intérêt marqué pour l’Ukraine n’a eu de cesse de croitre après le déclenchement du conflit, ainsi qu’en témoignent les actions de diverses SMP au côté des troupes de Kiev, à l’image de Gallant Knights – qui a pu négocier un contrat de formation des commandos ukrainiens – et de Mosaïc, une société spécialisée dans le renseignement, la cybersécurité et la formation, déjà présente en Ukraine avant le début du conflit. Independent Security Advisors, dirigée par Matthew Parker, ancien vétéran de l’armée américaine, expert en formation, en lutte anti-terroriste et en protection rapprochée, s’est rendu en Ukraine afin de participer au recrutement de « volontaires étrangers », à la formation des « forces régulières ukrainiennes » et à la « planification tactique à la frontière avec la Biélorussie ». CACI Group est également engagé sur place. Cette société travaille actuellement pour l’état-major des forces spéciales américaines, à qui elle fournit du renseignement technique (MASINT et SIGINT). D’autres sociétés, comme AFGfree, dirigée par Perry Blackburn, œuvrent en Ukraine. Celle-ci « distribue des fournitures indispensables dans les zones interdites » et réalise un audit des efforts de la « Défense territoriale ukrainienne pour recruter, former, organiser et équiper les Ukrainiens », l’objectif ultime étant de créer une « stratégie cohérente (…) pour former les instructeurs aux bases du combat ».
Ainsi que l’observe Robert Young Pelton sur la BBC, il y a une « frénésie sur le marché pour les entrepreneurs privés en Ukraine aujourd’hui ». Les demandes se multiplient dans tous les domaines, « allant des missions d’extraction à l’aide logistique ». Cette demande, qui se matérialise à travers les offres d’emploi consultables sur le site Silent Professionals, permet de confirmer indirectement l’implication toujours plus marquée des SMP américaines en Ukraine. Selon Robert Young Pelton, « des sous-traitants sont embauchés (…) pour aider à exfiltrer des personnes d’Ukraine » pour un montant total compris entre « 30 000 et 6 millions de dollars, (…) le chiffre le plus élevé concerne les groupes entiers de familles souhaitant partir avec leurs biens ». L’expert explique que « d’anciens soldats multilingues prêts à se rendre secrètement en Ukraine » peuvent toucher « une belle somme pouvant aller jusqu’à 2 000 dollars par jour – plus un bonus – pour aider à sauver des familles ». Ces faits sont corroborés par la mort du citoyen américain, Willy Joseph Cancel, un ancien Marine américain « tué en combattant aux côtés des forces ukrainiennes » alors qu’il travaillait pour « une entreprise privée de sous-traitance militaire » dont le nom n’est pas connu.
Il est clair que les Américains sont particulièrement impliqués en Ukraine par l’intermédiaire de leurs SMP qui, forment, soutiennent, appuient et renforcent l’armée de Kiev. Leur présence dans ce conflit n’est toutefois guère différente de ce qui a pu être observé en Afghanistan et en Irak, où la complémentarité entre les autorités américaines et les acteurs privés de la sécurité était déjà très visible.
Bien que l’attention médiatique soit portée sur Wagner, les SMP américaines sont également présentes dans le conflit ukrainien et y jouent un rôle de premier plan à l’image, notamment, de The Mozart Group qui communique abondamment, notamment sur les réseaux sociaux. Le rôle joué par les SMP américaines est essentiel, aussi bien en matière de soutien logistique que de formation au profit des forces ukrainiennes, mais également, pour certaines, en tant que prestataires des autorités américaines qui assistent Kiev en matière de renseignement.
Les SMP américaines et russes ne sont pas les seules à être impliquées dans le conflit. La Biélorussie possède une société militaire privée, GardServis, qui a été chargée de la protection du président Loukachenko en cas d’extension du conflit. La France, avec l’entreprise de service de sécurité et de défense (ESSD) Chiron Solutions, est également présente dans le pays pour y effectuer des évacuations au profit d’entreprises et du corps diplomatique français. A l’instar de TMG et de son dirigeant, le directeur du groupe français est également un habitué des médias, allant jusqu’à faire la promotion de l’action de son entreprise sur un média en ligne spécialisé dans les jeux vidéo. VALÈRE LLOBET ET NICOLAS AURET (VOLTAIRENET)