avril 29, 2024
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Étienne Smith : « La présidentielle sénégalaise a été annulée et non reportée »

Si le report d’une élection présidentielle est inédit au Sénégal, le coup de force institutionnel à l’œuvre n’est pas le premier dans l’histoire du pays.

L’ACTU VUE PAR – Faisant jusqu’ici figure de démocratie modèle dans une région soumise aux putschs à répétition, le Sénégal est entré dans une phase de turbulences inédite alors que ses 7 millions d’électeurs s’apprêtaient à se rendre aux urnes le 25 février.

Sur fond de crise institutionnelle encore larvée entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, et alors qu’une alliance inattendue entre le camp présidentiel et le Parti démocratique sénégalais (PDS) a abouti à une annulation pure et simple du scrutin, dont le processus sera intégralement réinitialisé, le président Macky Sall se retrouve sur la sellette ainsi que son candidat et Premier ministre, Amadou Ba.

Le report au 15 décembre 2024 de l’élection présidentielle – un scénario inédit depuis l’indépendance – peut-il s’apparenter à un coup d’État constitutionnel travesti sous les habits d’une Assemblée nationale dont le rôle est aujourd’hui contesté par de nombreuses voix de l’opposition et de la société civile ?

Spécialiste de l’histoire politique sénégalaise, maître de conférences à Science Po Bordeaux et membre du laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM), Étienne Smith analyse pour Jeune Afrique cette séquence sans précédent, lourde d’incertitudes.

Jeune Afrique : Beaucoup d’observateurs et de protagonistes de la scène politique sénégalaise qualifient le report du processus électoral de « coup d’État constitutionnel ». Comment définiriez-vous ce concept, en apparence antinomique ?

Étienne Smith : On pourrait le définir comme un coup de force d’une institution contre une autre, qui serait contraire à l’esprit de la Constitution tout en respectant un certain formalisme, en apparence respectueux des textes. On l’a vu, par exemple, en France en 1962, quand le général de Gaulle avait détourné un article de la Constitution pour faire passer par référendum son projet instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel. À l’époque, on avait assisté à une fronde de nombreux juristes opposés à cette interprétation de la Constitution.

Dans l’histoire du Sénégal indépendant, existe-t-il des précédents comparables ?

Deux épisodes peuvent être évoqués. En 1962 toujours, on assiste à un différend profond entre le Premier ministre, Mamadou Dia, et le président de la République, Léopold Sédar Senghor, sur l’orientation économique du pays. Celui-ci va aboutir à une crise institutionnelle et constitutionnelle extrêmement grave dans un pays qui est alors un régime parlementaire où l’essentiel des pouvoirs sont concentrés entre les mains du Premier ministre.

Dans ce contexte, l’Assemblée nationale est utilisée par le président Senghor pour renverser Mamadou Dia. Le poste de Premier ministre qu’occupait ce dernier sera supprimé dans la foulée et Dia sera arrêté, jugé puis condamné à une lourde peine de prison, ainsi que quatre de ses ministres.

Léopold Sédar Senghor fait alors adopter en urgence par l’Assemblée une loi constitutionnelle qui lui offre la possibilité de proposer une réforme de la Constitution. Le 18 décembre 1962, il obtient ainsi l’autorisation de procéder à cette réforme qui sera ensuite adoptée en avril 1963 par référendum.

Celle-ci entérine la reconfiguration du régime parlementaire alors en vigueur en un régime de type présidentiel…

Oui, le poste de Premier ministre est supprimé et la réforme consacre une forme d’hyperprésidentialisme dans une nouvelle Constitution taillée sur mesure pour le président Senghor. Un hyperprésidentialisme dont les institutions sénégalaises portent d’ailleurs toujours les séquelles. Le poste de Premier ministre ne fera son retour qu’en 1970. Mais il y aura ensuite une autre période, entre 1983 et 1991, où le poste sera à nouveau supprimé sous la présidence d’Abdou Diouf.

Plus récemment, Macky Sall a lui aussi supprimé cette fonction de Premier ministre, après sa réélection en 2019, et ce, jusqu’en 2022. Pour y parvenir, il est alors passé par une procédure simplifiée semblable à celle ayant abouti au report de l’élection présidentielle – un vote des députés à la majorité des 3/5e. Cela est un peu le legs de l’héritage de 1963. L’histoire politique du Sénégal offre un répertoire de remodelages institutionnels opérés par l’exécutif sans véritable garde-fou.

La séquence politique qui se déroule depuis la proclamation des candidats, le 20 janvier, de l’adoption d’une commission d’enquête parlementaire ciblant le Conseil constitutionnel au report de l’élection, a été rendue possible par une alliance inédite entre la majorité présidentielle et le PDS de Karim Wade. Comment l’analysez-vous ?

Je pense que cela relève principalement de l’arithmétique électorale ; en l’occurrence, du constat probable par la mouvance présidentielle qu’à elle seule, elle ne peut espérer l’emporter dans les urnes. Cette alliance avec le PDS qui pourrait, à première vue, paraître contre-nature se justifie donc dès lors qu’elle permettrait, en cas de second tour, d’assurer la victoire du dauphin du président Macky Sall grâce aux voix de Karim Wade.

Mais la particularité de ce retournement d’alliance majeur est qu’il aboutit à faire trébucher les institutions dans la mesure où, comme on vient de le voir, il permet à ces nouveaux alliés d’obtenir une majorité des 3/5e à l’Assemblée nationale, ce qui leur offre la possibilité de faire voter des réformes majeures – annulation d’une élection, prolongation du mandat du président… –, qui engagent toute une nation, au profit de leurs deux entités politiques. Cette alliance électorale se fait donc sur le dos des institutions et en particulier des deux piliers de la démocratie électorale sénégalaise que sont l’élection présidentielle et le Conseil constitutionnel.

Dans les jours qui ont suivi l’officialisation de sa décision de ne pas se représenter, Macky Sall a tout de même insisté sur le fait qu’il aurait eu le droit, s’il l’avait voulu, de briguer un « second quinquennat », ce qu’il aurait fait si la stabilité du pays avait été menacée. Dans le contexte actuel, pourrait-il revenir dans la course ?

C’est un scénario qui n’est encore qu’hypothétique, tout comme celui de l’activation par le chef de l’État de l’article 52 de la Constitution sur les pleins pouvoirs. Pour l’instant, on n’en est pas encore là. Mais on ne peut exclure que ces scénarios soient présents à l’esprit de certains « faucons » de la mouvance présidentielle qui ont martelé avec insistance que Macky Sall avait le droit de se représenter en 2024 et qui militaient ouvertement en faveur de cette option.

Si le président de la République est capable, à trois semaines de la présidentielle, de l’annuler, on peut toujours imaginer qu’il serait capable de se prévaloir des pouvoirs exceptionnels prévus dans l’article 52 sous des prétextes tout aussi discutables. Les raisons mises en avant pour justifier ledit report ne sont, en tout cas, pas de nature à inspirer la confiance des autres acteurs.

Le report de la présidentielle est-il une première au Sénégal ?

Sous Senghor, il y en avait eu un de deux mois, la présidentielle initialement prévue en décembre 1967 ayant été décalée au mois de février 1968, mais cela s’expliquait par des raisons purement techniques. Rien de comparable avec la situation actuelle. D’autant qu’en cas de second tour, celui-ci se déroulerait en janvier 2025.

D’ailleurs, doit-on parler d’un simple report ou plutôt d’une annulation pure et simple donnant lieu à une nouvelle élection ?

Plusieurs observateurs, dont je fais partie, considèrent en effet qu’il s’agit d’une annulation de l’élection présidentielle et non d’un report. En effet, tout le processus électoral devra être repris de zéro : les candidats retenus ne seront plus les mêmes, les critères relatifs aux candidatures auront peut-être été réformés et on ne sait pas encore si ce sera toujours le même Conseil constitutionnel qui sera en charge de superviser le processus électoral. À partir du moment où le pouvoir entend paramétrer différemment celui-ci, il s’agit bien d’une autre élection.

Si rien n’est encore acté, il semble qu’il soit question de supprimer le système des parrainages citoyens…

En effet, tout laisse à penser que le pouvoir préférerait une élection comme celle de 2019, avec seulement cinq candidats triés sur le volet, plutôt qu’une élection trop ouverte comme celle qui s’annonçait à la veille de la décision de reporter l’échéance. Le trop-plein de candidats faisait craindre au camp présidentiel un émiettement des voix potentiellement nuisible à Amadou Ba. Dans le même temps, dans le discours du chef de l’État, il est question de garantir, par cette décision, une élection soi-disant plus « inclusive ». C’est quelque peu orwellien : le discours ne correspond plus aux faits et consiste à inverser la réalité.

Comment expliquez-vous l’apparent abandon du candidat Amadou Ba par son propre camp ?

Une des piste esquissées, c’est que le choix d’Amadou Ba n’était pas le choix de cœur de Macky Sall mais aurait plutôt été dicté par différentes contraintes. Les alliés de l’Alliance pour la République [APR, parti présidentiel] au sein de la coalition Benno Bokk Yakaar [BBY] semblent notamment avoir joué un rôle important dans sa désignation. Or tous les tirs de barrage contre lui auxquels nous avons assisté viennent de l’APR, et notamment de personnalités qui n’ont pas des profils de technocrates mais plutôt de militants, contrairement à Amadou Ba, comme le souligne mon collègue politiste SidyCissokho. Peut-être auraient-ils tout à perdre s’il était élu car sans grandes ressources à faire valoir pour exister dans l’ère post-Macky Sall. Ce qui les inciterait à le torpiller.

Par ailleurs, on peut penser que des partenaires importants du Sénégal ont fait connaître leur préférence pour Amadou Ba. Signalons aussi qu’on ne voit plus, au sein de la majorité présidentielle, de personnalités bénéficiant d’un véritable ancrage national, comme cela avait été le cas de Macky Sall et avant lui d’Abdoulaye Wade. On assiste aujourd’hui à un effritement du champ politique sénégalais qui oblige à des coalitions. Dans le camp au pouvoir, aucun candidat potentiel ne dispose d’une envergure nationale. La machine électorale de BBY, pourtant bien rôdée, ne suffit peut-être plus.

Est-ce pour cette raison qu’on assiste à cette réunification inattendue de « la grande famille libérale », à travers le rapprochement entre l’APR et le PDS ?

Peu d’observateurs l’avaient vue venir. Mais on doit bien admettre que pendant près d’un quart de siècle, d’Abdoulaye Wade à Macky Sall, ce sont deux présidents issus de cette « grande famille libérale » qui se sont succédé au pouvoir. Aujourd’hui, celle-ci semble réaliser que divisée, elle n’est plus hégémonique. Elle est donc obligée de se réunifier pour être capable de se hisser au second tour afin d’espérer pouvoir l’emporter. On assiste ainsi à la naissance d’un nouveau cycle électoral, l’émergence des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) ayant rebattu les cartes.

Malgré sa dissolution et l’incarcération de ses deux principaux leaders, la menace représentée par le parti d’Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye peut-elle expliquer les mesures extrêmes récemment adoptées par l’alliance APR-PDS ?

Tous les signaux montrent que le clan de Macky Sall s’est inquiété de la dynamique électorale de l’ex-Pastef. La contrariété était particulièrement rude, après tous les efforts du pouvoir pour tenter de neutraliser cette force politique (emprisonnements à répétition de nombreux cadres, puis, finalement, dissolution du parti à l’été 2023), de voir la candidature de Bassirou Diomaye Faye validée et de constater que l’invalidation d’Ousmane Sonko n’avait pas suffi à entraver la dynamique électorale de ce parti.

Ce n’est sans doute pas un hasard si l’on retrouve parmi ceux qui sont présentés comme ayant appuyé le président dans sa décision d’annulation de l’élection les mêmes personnes qui avaient été impliquées dans la lutte contre l’ex-Pastef. On pense notamment au ministre Mame Mbaye Niang, dont la procédure en diffamation contre Ousmane Sonko a servi de prétexte à l’invalidation de la candidature de ce dernier. Ce sont ces « faucons » qui avaient le plus à craindre d’une éventuelle victoire d’un candidat adoubé par Ousmane Sonko.

Source : Jeune Afrique

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