avril 29, 2024
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Sécurité

L’irréversibilité : un principe obligatoire du désarmement nucléaire ?

Comme anticipé depuis quelques mois, le thème de l’irréversibilité du désarmement nucléaire semble s’imposer comme un sujet de discussion important du cycle d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) qui s’ouvre. En 2021, le Royaume-Uni et la Norvège ont diffusé un document de travail détaillé sur le sujet à l’occasion de la conférence d’examen du TNP. En août 2023, ces deux États se sont associés à l’ONG VERTIC, spécialiste des questions de vérification des accords internationaux, pour organiser un side event sur le sujet. C’est du moins l’essence d’une analyse d’une note publiée par la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Nous vous proposons la synthèse de ladite note intitulée : « L’irréversibilité : un principe obligatoire du désarmement nucléaire ? ».

La consolidation du principe d’irréversibilité au niveau diplomatique

Le concept d’irréversibilité est intimement lié au désarmement, mais il n’en est pas synonyme. Dans l’absolu, il est possible d’accomplir des actions irréversibles sans vouloir ni réduire ni éliminer son arsenal nucléaire (par exemple démantèlement des sites d’essais nucléaires français). Par ailleurs, certaines actions de désarmement peuvent être aisément révoquées. Ainsi, le démantèlement de milliers d’armes stratégiques par les États-Unis et l’Union soviétique a conduit à de véritables diminutions des arsenaux, mais il n’existe pas d’obstacle technique à ce que les deux États développent à nouveau leurs arsenaux de manière quantitative.

Au niveau diplomatique, on peut rappeler que le terme d’irréversibilité est absent du TNP, mais a été introduit dans les conférences d’examen de 2000 (mesure 7 des 13 mesures agréées) et de 2010 (actions 2 et 17 du plan d’action adopté). Il a été adopté par le P5 en 2010, une déclaration commune indiquant qu’« en tant qu’États dotés d’armes nucléaires, nous réaffirmons notre engagement durable à remplir les obligations que nous impose l’article VI du Traité sur la non-prolifération, ainsi que la responsabilité permanente qui nous incombe de prendre des mesures concrètes et crédibles en vue d’un désarmement irréversible, dont des dispositions concernant la vérification ».

Le document de travail proposé par le Royaume-Uni et la Suisse en novembre 2021 montre l’adhésion progressive de la communauté du TNP au concept d’irréversibilité. Dès 2015, les États-Unis avaient indiqué que l’expérience acquise avec la Russie concernant la vérification des accords de maîtrise des armements et la notification d’information concourait à une meilleure compréhension d’un « processus de désarmement irréversible, transparent et vérifiable ». Dans ce document de 2015, le terme est également employé en rapport avec la dénucléarisation de la Corée du Nord, censée être « complète, vérifiable et irréversible » selon la formule traditionnellement mobilisée par l’administration américaine. La France utilise elle aussi le terme dans le contexte nord-coréen depuis 2015, et est le seul EDAN à valoriser des actions passées accomplies en faveur d’un désarmement irréversible, à savoir le démantèlement de l’ancien Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et celui des anciennes installations de production de matières fissiles pour la fabrication d’armes à Pierrelatte et Marcoule.

De son côté, le Royaume-Uni a ajouté le terme de manière officielle dans son rapport préparé pour la conférence d’examen tenue en 2022, notant qu’« au-delà du démantèlement des ogives individuelles, nous devons également comprendre quelles procédures de surveillance et de vérification peuvent être nécessaires sur les sites nucléaires et de défense d’un État pour offrir des garanties suffisantes que le désarmement nucléaire a eu lieu de manière irréversible ». La Chine et la Russie ont également soutenu l’objectif d’un désarmement vérifiable et irréversible – sans apporter beaucoup de précisions quant aux modalités.

Pour autant, certains EDAN ont souhaité éviter une association systématique entre désarmement et irréversibilité. En particulier, en 2010, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis ont fait partie des délégations ayant demandé des changements dans le plan d’action adopté. En effet, reprenant la formulation proposée par un document de l’Union européenne, la première version indiquait que le « principe d’irréversibilité [devrait] guider toutes les mesures en matière de désarmement nucléaire et de maîtrise des armements ». Le P3 et quelques États alliés, souhaitant ne pas créer de lien automatique, ont obtenu le retrait du mot « toutes ».

Du côté des États non dotés d’armes nucléaires (ENDAN), des déclarations ont insisté sur le caractère souhaitable de baser l’objectif de désarmement sur la notion d’irréversibilité. Ainsi, en 2012, la Coalition pour un nouvel agenda a regretté que « les accords de soumission volontaire […] n’obéissent pas pleinement aux principes d’irréversibilité, de vérifiabilité et de transparence approuvés lors des précédentes Conférences des Parties ». Le groupe NPDI (Initiative sur la non-prolifération et le désarmement) a repris cet argument l’année suivante.

La note rappelle qu’en 2013, un document de travail a été soumis par la Suisse visant à rendre effectif le principe d’irréversibilité. Il fait un état des lieux des mesures adoptées à ce jour par les EDAN et appelle à la mise en œuvre de l’action 30 du plan d’action de 2030, avec notamment une application plus ambitieuse des garanties de l’AIEA dans les États dotés.

En 2022, ajoute l’étude, la conférence d’examen a traité la question à travers un side event organisé par le Royaume-Uni et la Norvège. Le projet de document final, rejeté en raison du blocage russe, comprenait plusieurs paragraphes mentionnant l’irréversibilité (en plus de ceux consacrés à la Corée du Nord):

  • « Les États parties ont souligné l’importance d’appliquer les principes de transparence, de vérifiabilité et d’irréversibilité dans le cadre de la mise en œuvre des obligations en matière de désarmement nucléaire» (point 15 de la partie prospective) ;
  • « La Fédération de Russie et les États-Unis s’engagent à mettre pleinement en œuvre le Traité New START et à poursuivre de bonne foi les négociations sur un cadre qui succédera à New START avant son expiration en 2026, afin de parvenir à des réductions plus profondes, irréversibles et vérifiables de leurs arsenaux nucléaires» (point 17, et première mention de l’irréversibilité dans le cadre de la maîtrise des armements bilatérale américano-russe) ;
  • « Conformément au paragraphe 15 ci-dessus, les États parties reconnaissent que des travaux supplémentaires sont nécessaires pour garantir l’irréversibilité du désarmement nucléaire et, dans un premier temps, sont encouragés à mieux comprendre l’application de mesures irréversibles pour parvenir et maintenir un monde exempt d’armes nucléaires et à échanger des informations sur l’application du principe d’irréversibilité dans le cadre de la mise en œuvre de leurs obligations en vertu du Traité» (point 27).

En 2023, le projet de document final (non publié) indiquait que la conférence « réaffirme l’attachement des États parties aux principes d’irréversibilité, de vérifiabilité et de transparence, qui se renforcent mutuellement, et souligne l’importance de l’application de ces principes par les États dotés d’armes nucléaires dans la mise en œuvre de leurs obligations au titre de l’Article VI et des engagements connexes en matière de désarmement nucléaire au titre du Traité ».

Le concept d’irréversibilité semble donc être entré dans la terminologie du TNP, dans le cadre d’un triptyque d’adjectifs qui s’imposent pour évoquer le désarmement : transparent, vérifiable et irréversible. La notion est devenue un sujet phare de la diplomatie nucléaire britannique, qui souhaite sans doute montrer la bonne volonté du pays dans la mise en œuvre de l’article 6 du TNP, dans la foulée de ses travaux sur la vérification, et en dépit d’annonces impopulaires comme l’augmentation du plafond de son arsenal nucléaire. Elle est largement soutenue par les États non alignés, en particulier l’Afrique du Sud, qui peuvent l’utiliser pour critiquer des accords de maîtrise des armements ou des initiatives (par exemple la réduction des risques) qui ne sont pas jugés suffisamment irréversibles.

Dans ce contexte, la France se trouve dans une situation assez paradoxale. D’une part, elle se montre instinctivement méfiante devant des initiatives qui pourraient s’avérer contraires à ses intérêts de sécurité dans le long terme, en imposant des restrictions sur les stocks de matières fissiles ou sur les volumes d’armes déployées, ce qui s’oppose à la volonté toujours vive de ne pas restreindre les marges de manœuvre du Président de la République, seul décisionnaire sur ces questions. D’autre part, elle dispose en matière d’irréversibilité d’un bilan unique parmi les EDAN, du fait du démantèlement du CEP et des installations de production de matières fissiles, bilan qui pourrait sans doute être mieux valorisé diplomatiquement.

Etat des réflexions sur la mise en œuvre pratique du concept

A en croire l’auteur, la notion d’irréversibilité est donc de plus en plus associée au désarmement nucléaire dans les grands forums diplomatiques. Au niveau de la recherche, des travaux de fond sont consacrés à la question de l’irréversibilité depuis une dizaine d’années, en particulier des études détaillées du centre de recherches VERTIC ainsi que du SIPRI. En 2022, un programme a été lancé à Wilton Park, avec l’organisation de deux séminaires sur le sujet financés par le Royaume-Uni et la Norvège. Suite à ces dialogues, le CSIS a publié un recueil d’essais sur l’irréversibilité du désarmement nucléaire. Ce programme a été annoncé parallèlement à la création d’un consortium qui travaille sur l’irréversibilité, mené par King’s College London, et qui inclut le CSIS, ELN, VERTIC et l’Université de York. Les chercheurs du consortium ont publié leurs travaux en novembre 2023, dans un dossier dans le Journal of Peace and Nuclear Disarmament.

L’ensemble de ces références et de ces travaux permet de constater qu’il n’existe pas de vision consensuelle de ce que signifie l’irréversibilité. De fait, beaucoup de réflexions cherchent à définir le principe, ou s’interrogent sur l’importance d’aboutir à une définition partagée. Il est généralement admis que rien en matière de désarmement ne peut être réellement irréversible, et que la notion est en réalité un continuum allant d’une situation facilement réversible à un état où reconstituer un arsenal représente un coût très élevé et des difficultés majeures. Beaucoup d’auteurs estiment ainsi que l’irréversibilité est plus forte lorsqu’il est extrêmement difficile, coûteux ou risqué de reconstituer un arsenal nucléaire. Outre l’absence d’étape ultime correspondant à un « état irréversible », il n’y a pas non plus de finalité au niveau temporel puisque le processus peut évoluer au fil du temps. Les réflexions sur l’irréversibilité s’apparentent donc, dans une certaine mesure, à celles ayant guidé la conception du JCPOA avec l’Iran en 2015, quand il s’agissait de s’assurer que ce dernier ne pouvait pas développer d’armes nucléaires dans un laps de temps donné. Dans ce cadre, la notion d’irréversibilité « adéquate » a été formulée, ce qui signifie que si un État décidait de revenir sur ses engagements, les autres États auraient le temps et la capacité de détecter ses intentions avant toute étape critique. Tout en préservant la fluidité associée à l’image d’un continuum, d’autres analystes se focalisent moins sur la situation technique pour insister sur l’importance du normatif : l’irréversibilité dépendrait de la fermeté de la décision politique autant que des éléments techniques et juridiques mis en œuvre.

Malgré la difficulté de définir un désarmement « irréversible », la communauté des États du TNP a, depuis une dizaine d’années, validé l’idée selon laquelle il s’agit d’un principe souhaitable et même indispensable à la mise en œuvre de l’article 6 du TNP. La littérature explore peu en quoi ce principe est désirable pour l’avènement d’un monde sans armes nucléaires, mais ses bénéfices semblent intuitifs : les États nucléaires ne pourraient accepter de désarmer que s’ils étaient convaincus que leurs homologues ne pourraient pas rapidement mettre fin à leurs engagements. De plus, seuls des engagements irrévocables pourraient conduire au « désarmement général et complet » évoqué à l’article 6 du TNP et permettre un changement de paradigme en matière de sécurité internationale conduisant à l’abolition de la menace nucléaire exercée par certains États sur d’autres.

D’un point de vue technique, un processus de désarmement passe par le démantèlement des têtes nucléaires et, en particulier, la séparation des matières fissiles et des explosifs. Mais cette étape est facilement réversible si elle n’est pas accompagnée de deux opérations spécifiques. La première consiste à faire en sorte que les matières fissiles issues des armes à la suite de leur démantèlement soient retransformées en matières non utilisables à des fins militaires. Pour l’uranium hautement enrichi (UHE), le procédé le plus simple est de le « diluer » et donc de le transformer en uranium faiblement enrichi puis de le réintégrer au circuit civil et, à la fin du processus, de le placer sous les garanties de l’AIEA. Une telle manœuvre rend impossible le réemploi pour des usages militaires, à moins de se positionner en violation des accords passés avec l’AIEA. Concernant le plutonium, la manœuvre est plus compliquée, un rapport de l’Académie des Sciences américaine datant de 1994 estimant que les options les plus intéressantes pourraient être de l’utiliser comme combustible dans des réacteurs civils, sous forme de MOX en particulier, ou de le vitrifier avec des déchets radioactifs pour le rendre très difficilement réutilisable. Des enfouissements profonds pourraient également limiter l’accessibilité des matières et des déchets produits.

Les États-Unis et la Russie sont les deux pays ayant été à ce jour concernés par ces questions du fait des stocks volumineux de matières en excès des besoins opérationnels accumulées pendant la Guerre froide. En 1993, les deux pays se sont accordés sur un « plan d’acquisition d’UHE », qui a permis la dilution de 500 tonnes d’UHE russe sur le territoire américain jusqu’à son arrêt en 2013 (le combustible étant ensuite utilisé dans le programme nucléaire civil américain). Les États-Unis ont aussi procédé à la dilution de plus de cent tonnes d’UHE depuis les années 1990. Côté plutonium, en revanche, le Plutonium Management and Disposition Agreement signé entre les deux pays en 2000 a été très difficilement mis en œuvre et a été suspendu en 2016.

Dans le cadre d’un autre projet novateur, intitulé l’« initiative trilatérale », les États-Unis et la Russie ont, entre 1996 et 2002, placé à titre expérimental des stocks de matières fissiles excédentaires à leurs besoins militaires sous les garanties de l’AIEA, après avoir préalablement modifié les matières, prouvant qu’il était possible de mettre en place cette mesure irrévocable, à savoir le transfert de matières nucléaires vers le circuit civil, sans diffuser d’informations de nature proliférante

En complément de l’élimination des stocks de matière fissile existants, un traité d’interdiction de la production de matières fissiles pour les armes serait indispensable pour suspendre la production de nouvelles matières dans le futur. Dans ce cadre, le niveau d’irréversibilité augmenterait avec la destruction des installations utilisées pour la production à finalité militaire. C’est le choix qui a été fait par la France lors du démantèlement des installations de Marcoule et Pierrelatte. La reconstruction de ce type d’installations étant coûteuse et souvent visible, ce type d’action peut être considéré comme un engagement (fortement) irréversible, en complément de l’élimination des matières. La destruction des usines de fabrication de têtes nucléaires serait également un prérequis.

De nombreux auteurs ayant noté que les armes nucléaires ne posent qu’une menace théorique si elles ne sont pas couplées à des vecteurs, il a été suggéré de procéder en parallèle à l’interdiction et l’élimination de certains missiles capables d’emporter des armes de destruction massive pour rendre le processus de désarmement moins réversible. Par ailleurs, des mesures devraient être adoptées pour s’assurer que les compétences et savoir-faire ne sont pas préservés pour des usages militaires, en surveillant les activités des anciens experts impliqués dans la production d’armes.

Enfin, des facteurs politiques, sociétaux, normatifs et juridiques, aux niveaux international et national, joueraient un rôle important dans le caractère irréversible de tout effort de désarmement. Les équilibres technico-militaires, l’évolution de la stabilité stratégique et le rôle joué par d’autres systèmes d’armes (défense antimissile, systèmes stratégiques conventionnels) seraient également essentiels. En complément, la dévaluation, au niveau global, des armes nucléaires en matière de sécurité et le renforcement du tabou lié à leur production constitueraient des facteurs contextuels clefs pour garantir l’irréversibilité du désarmement.

Pour autant, la connotation positive du terme « irréversible » ne peut pas faire oublier certaines difficultés liées à cette notion. Ainsi, le document de travail publié par le Royaume-Uni et la Norvège note que le principe doit être appliqué avec « sens pratique », dans les étapes où c’est « réalisable et souhaitable » et quand cela accroît la « stabilité », et non de manière « complète ou exhaustive ». Il est en effet possible que dans certaines conditions, le principe d’irréversibilité soit un frein au désarmement.

Limites du concept et perspectives

Certains arguments peuvent en effet suggérer que le désarmement pourrait être plus facile si l’on suppose délibérément qu’il est réversible. Tout d’abord, au niveau politique, les États peuvent être réticents à s’engager dans un processus de désarmement nucléaire s’ils n’ont pas le sentiment qu’ils pourraient revenir en arrière si leur sécurité venait à se détériorer. Cette idée est soutenue à la fois par la théorie et par des exemples concrets.

De manière générale, la préservation de certaines capacités nucléaires et la possibilité de réarmer en cas de besoin sous-tendent à la fois le concept de latence, qui a été définie comme une forme de continuum entre l’absence de toute capacité nucléaire militaire et un arsenal constitué, et celui de dissuasion virtuelle. Cette notion a été popularisée par Jonathan Shell en 1984 dans son livre Abolition. Elle repose sur l’idée que, puisqu’il est impossible de « désinventer » l’arme nucléaire, les États conserveraient en théorie, après le démantèlement de leur arsenal, la capacité de relancer un programme nucléaire, même à partir de zéro. Le fait de savoir être, si nécessaire, capable de reconstruire une arme nucléaire pourrait les rendre plus confiants quant à leur capacité à réagir à un cas de prolifération dans un autre pays, et, par conséquent, quant à l’ensemble du processus de désarmement puisqu’ils sauraient qu’ils ne seraient pas complètement démunis si un État violait son engagement.

Ce point a d’ailleurs été explicitement soulevé dans la Nuclear Posture Review de 2010 sous l’administration Obama. On peut ajouter que la préservation des infrastructures et des compétences liées à la production d’armes nucléaires suite à un processus de désarmement peut être utile pour garantir la pertinence et l’efficacité du système de vérification d’un monde dénucléarisé. Dans les exemples de désarmement passés, les inspecteurs des EDAN ont joué un rôle important ; leur connaissance intime des programmes d’armement a permis de prendre en compte tous les schémas de prolifération.

Ces arguments en faveur de la préservation d’une forme de latence peuvent être convaincants car l’incapacité de faire respecter concrètement une norme d’interdiction des armes nucléaires est souvent citée comme un élément qui rendrait un monde sans armes nucléaires irréaliste ou dangereux. Il est souvent noté que si le contrevenant est un petit État isolé, le système des Nations unies pourrait être en mesure d’agir et d’empêcher le développement d’une arme nucléaire, mais que s’il s’agit d’une grande puissance, il n’y aurait pratiquement aucune possibilité de freiner le programme, si ce n’est par la menace de réciprocité. Cette capacité de représailles n’existerait que si d’autres États conservaient à la fois le matériel, les installations et les compétences nécessaires pour produire des armes nucléaires relativement rapidement.

Cette possibilité permettrait également aux anciens États nucléaires de conserver une option pour répondre à d’éventuelles surprises stratégiques : le débat sur le programme Successor au Royaume-Uni a montré qu’il était important pour les dirigeants politiques de construire une architecture de défense non seulement pour les menaces contemporaines, mais aussi pour celles qui pourraient apparaître cinquante ou soixante ans plus tard. Cette réticence à renoncer pour toujours à la possibilité de disposer d’une arme nucléaire peut rendre une solution intermédiaire plus attrayante.

L’observation de cas historiques montre que de nombreux pays étaient hésitants à perdre complètement les capacités liées à leur programme nucléaire. Cette réticence peut être motivée ou non par un objectif de latence. Par exemple, dans le cas de l’Irak, Saddam Hussein semble avoir gardé, entre 1991 et 1999, l’intention de conserver la capacité de relancer, si nécessaire, des programmes d’armes de destruction massive. Même en Afrique du Sud, cas de désarmement coopératif, une résistance à la destruction de certaines matières ou installations a été observée, et le pays a tenu à conserver des stocks d’uranium hautement enrichi.

La théorie et la pratique indiquent donc que dans certains contextes, la réversibilité peut faciliter le désarmement. Mais certains pays peuvent être hostiles à des mesures spécifiques jugées nécessaires au désarmement irréversible pour d’autres raisons. En ce qui concerne les matières fissiles, la volonté de conserver des réserves d’UHE ou de plutonium, par exemple, peut être justifiée par leur utilité pour d’autres applications militaires ou civiles ou par leur valeur commerciale. La négociation de restrictions sur la possession de ces matières peut se heurter à la résistance des Etats nucléaires, mais également de certains ENDAN.

Il en va de même pour les technologies d’enrichissement et de retraitement en général. De nombreux pays considèrent aujourd’hui, et considèreront probablement à l’avenir, que le fait de renoncer à ces technologies, y compris de leur plein gré, constitue une atteinte à leur souveraineté, d’autant plus qu’il peut y avoir des raisons économiques valables de les développer lorsque les pays ont des programmes nucléaires civils étendus.

En ce qui concerne les vecteurs, il a été souligné que leur démantèlement renforcerait également la confiance dans l’irréversibilité d’un processus de désarmement. Cependant, des missiles techniquement capables de transporter des armes nucléaires sont désormais utilisés régulièrement pour des missions de frappe conventionnelle. Des armes comme le Kinjal ou l’Iskander-M, utilisés par la Russie pour des frappes contre l’Ukraine, sont actuellement définies par le RCTM et la résolution 1540 comme des vecteurs d’armes de destruction massive. Il pourrait être très difficile de convaincre les nombreux Etats qui disposent de capacités de frappe longue portée de renoncer également à ces armes dans un monde dénucléarisé.

Pour ces différentes raisons, l’idée selon laquelle un « désarmement réversible » serait plus réaliste a été défendue. Il existe cependant également des interrogations quant à la crédibilité d’un tel processus. Tout d’abord, le rôle stabilisant d’une forme de dissuasion virtuelle, basée sur la capacité à reconstruire un arsenal nucléaire, est discutable. En temps de paix, il pourrait être difficile de s’assurer que ces compétences soient préservées en l’absence de programmes réels. A l’heure actuelle, les responsables de programmes dans les pays nucléaires notent qu’il est difficile de maintenir les compétences de la base industrielle liée à la dissuasion ; on peut supposer qu’en l’absence de programmes tangibles, il pourrait être impossible d’assurer le maintien de fonds et d’expertise à un niveau suffisant pour l’entretien du savoir-faire nécessaire à la reprise d’un programme. Cela est particulièrement vrai à partir du moment où les générations d’experts ayant travaillé sur des armes commencent à prendre leur retraite. Deuxièmement, dans une situation de crise et de tensions fortes dans l’environnement international, on peut se demander s’il serait réaliste de lancer un programme sans créer d’énormes vulnérabilités ou conduire à une escalade non désirée.

Deuxièmement, la préservation de certains matériels et installations génèrerait certainement des complications dans la vérification du désarmement, car la latence ou le travail sur un programme clandestin pourraient présenter des caractéristiques similaires.

Troisièmement, dans un monde de latence généralisée, les anciennes puissances nucléaires disposeraient toujours d’un avantage car elles conserveraient les connaissances et les infrastructures. Mais cet avantage ne serait pas aussi net qu’auparavant et, avec le temps, il pourrait être dilué par rapport à d’autres pays utilisant l’énergie nucléaire. La question de savoir si cela serait acceptable est à débattre, tout comme celle de la crédibilité des alliances de sécurité dans un tel système ou celle de l’importance relative d’autres systèmes d’armes tels que la défense antimissile ou les moyens de frappe conventionnelle à longue portée.

Pour finir la note précise que la notion d’irréversibilité soulève des questions théoriques et pratiques essentielles et non tranchées. De nombreux observateurs estiment aujourd’hui que le désarmement réversible est le mieux que l’on puisse espérer de manière réaliste. Mais des questions se posent également quant à la faisabilité et à la stabilité d’un système de latence globale. Si la vision d’un désarmement irréversible peut paraître utopique dans le contexte actuel, cette difficulté à se projeter dans un monde fondamentalement différent de celui que nous connaissons et l’incapacité d’envisager un avenir sans dissuasion amènent certains à penser que nous sommes entrés en 1945 dans un phénomène d’« éternité nucléaire ». Celle-ci se caractériserait par l’impossibilité d’imaginer à quoi pourrait ressembler un monde post-nucléaire, ou la conviction qu’il ne pourrait se réaliser que dans plusieurs décennies ou siècles, ou dans une situation profondément différente de l’actuelle, impliquant un changement radical de l’environnement de sécurité, voire de la nature humaine. Le paysage stratégique contemporain est de nature à renforcer cette perception. Les travaux en cours sur l’irréversibilité ont le mérite de nous forcer à imaginer les conditions du désarmement et de penser à ce qui peut être fait dès à présent pour promouvoir la stabilité dans un monde sans armes nucléaires.

Avec la FRS

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