Les géants du pétrole ont investi des milliards de dollars pour exploiter les gisements découverts offshore. Des contrats dans le viseur du parti du nouveau chef de l’Etat.
2024 s’annonce comme une année charnière pour le Sénégal. Après l’élection surprise, dès le premier tour, de l’opposant Bassirou Diomaye Faye à la présidence, le pays d’Afrique de l’Ouest s’apprête à devenir un producteur d’hydrocarbures. L’exploitation de Sangomar (pétrole et gaz offshore), opérée par l’australien Woodside, doit démarrer en juin, suivi quelques mois plus tard par le mégachamp de Grand Tortue Ahmeyim, dit « GTA » (gaz offshore), exploité par le britannique BP. Dix après la découverte de ces gisements, l’industrie pétrolière naissante est censée booster la croissance, attendue à 8 % dès cette année (contre 5 % sur la dernière décennie), soit l’une des plus fortes du continent.
Mais le président élu, dont les promesses de rupture avec le pouvoir ont remporté une immense adhésion populaire – plus de 54 % des voix au premier tour dimanche 24 mars –, a spécifiquement désigné les contrats pétroliers comme l’un de ses chevaux de bataille. Son mentor, Ousmane Sonko, le leader incontesté des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef, dissous par les autorités en juillet 2023) mais qui ne pouvait pas se présenter à la présidentielle, a maintes fois désigné ces contrats comme « une spoliation » des Sénégalais.
De quoi créer le trouble au sein du secteur, après plusieurs milliards de dollars d’investissement cumulés entre les majors et les sous-traitants locaux, directs ou indirects. Contactée, une porte-parole de Woodside ne manque pas de souligner que l’entreprise « respecte le droit des gouvernements à déterminer le cadre légal et réglementaire qui régit le développement du pétrole et du gaz ». Et d’ajouter : « L’expérience nous a montré que les juridictions les plus performantes sont celles qui travaillent en partenariat avec l’industrie, respectent l’inviolabilité des contrats et créent un cadre sûr pour les investissements. » BP, de son côté, n’a pas répondu à nos sollicitations.
« Ce n’est pas du tout la panique »
D’après un opérateur ayant requis l’anonymat, c’est surtout la surprise qui domine dans la capitale sénégalaise. Le secteur s’était jusqu’ici focalisé « sur la préparation du scrutin, pour se mettre en ordre au cas où ça dégénérerait ». Mais le vote s’étant passé sans encombre, en coulisses, « ce n’est pas du tout la panique », affirme-t-il.
Bachir Dramé, expert pétrolier et ancien communiquant de la compagnie publique Petrosen, confirme un certain « attentisme ». « Je ne pense pas que des renégociations pourront se faire sur Sangomar ou GTA, des contrats qui sont déjà en cours », ajoute-t-il, insistant sur le fait que ce dernier champ est partagé, physiquement et commercialement, avec la Mauritanie : « On ne peut rien faire sans la Mauritanie. Or la Mauritanie n’a jamais parlé de renégociation des contrats. »
Des discussions pourraient en revanche s’ouvrir pour d’autres blocs, moins avancés, comme ceux de Yakaar-Teranga, pour lesquels Dakar cherche un autre investisseur après le retrait récent de BP, note M. Dramé. Plusieurs sources interrogées doutent de décisions drastiques. « On pense qu’ils vont très vite être rattrapés par la réalité, se rendre compte que renégocier ces contrats leur coûtera beaucoup plus cher que de les garder », conclut l’opérateur précédemment cité.
De fait, les analystes ont noté un certain fléchissement du discours de M. Faye et de son mouvement à l’approche du scrutin. « Le ton a changé ces derniers jours », confirme Samantha Singh-Jami, responsable de la stratégie pour l’Afrique chez Rand Merchant Bank, à Johannesburg, citée par Bloomberg. La position sur le franc CFA en est l’élément le plus flagrant. Après avoir défendu une rupture franche avec cette monnaie, héritage de la colonisation, MM. Faye et Sonko concentrent leur discours sur des négociations à l’échelle communautaire. « L’idéal serait de [sortir du franc CFA] dans le cadre de la Cedeao, avec l’éco », a précisé au Monde M. Faye juste avant l’élection, à propos de ce projet de nouvelle monnaie commune qui peine à se concrétiser. S’il n’aboutit pas, « nous allons devoir envisager de prendre seul notre souveraineté, comme l’a fait la Mauritanie, qui a quitté le franc CFA » en 1973, a-t-il ajouté.
« Marchés soulagés »
Alors que les marchés s’étaient montrés nerveux avant le scrutin, la réaction de ces derniers à l’élection de M. Faye a été résolument positive. Pour preuve : la baisse des taux d’intérêt demandés sur les emprunts obligataires sénégalais, un signe de confiance des investisseurs qui a commencé à se manifester dès les premières rumeurs de victoire du Pastef dimanche soir. Après des mois de tensions et d’incertitude, « les marchés ont été assez soulagés du fait que le choix du prochain président ne s’avère finalement pas s’inscrire dans un processus interminable », estime Tochi Eni-Kalu, analyste pour l’Afrique de l’Ouest chez Eurasia Group, ajoutant lui aussi que les récentes déclarations laissent penser que « le Pastef va probablement être plus pragmatique une fois aux affaires ».
La renégociation des contrats pétroliers et la réforme du franc CFA ne constituent pas les seuls axes économiques du programme de M. Faye. Dans sa volonté d’utiliser avec plus de justice l’argent public et de lutter contre la corruption – un pilier réitéré encore lundi dans son discours de victoire –, l’ancien inspecteur des impôts promet notamment de réformer la collecte des taxes et de rationaliser les dépenses gouvernementales. Le nouveau président entend également revoir les accords de pêche, développer la production locale, alimentaire comme industrielle – afin d’assurer la sécurité alimentaire tout en réduisant d’autant les coûteuses importations.
Quel que soit l’agenda, ces mesures demanderont du temps. Comme le note M. Eni-Kalu, certaines devront attendre a minima la prochaine loi de finances, négociée plus tard dans l’année, tandis que, pour les mesures les plus complexes, le nouveau pouvoir pourrait chercher à obtenir une forte majorité à l’Assemblée nationale en appelant à des législatives anticipées. Une dissolution ne pourra avoir lieu avant juillet selon la loi. A plus court terme, note l’économiste basé à Washington, les marchés sont curieux de connaître la composition du gouvernement, notamment le choix du ministre de l’économie et de celui des finances, « un réel jalon qui donnera le ton des réformes ». Par Marion Douet (Pour Le Monde Afrique)